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jeudi 30 janvier 2025

Djinn T11 Une jeunesse éternelle

Au-delà du plaisir, c’est la mort.


Ce tome fait suite à Djinn - Tome 10 - Le Pavillon des plaisirs (2010) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est le deuxième tome du cycle India, composé de quatre albums. Sa parution originale date de 2012. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant l’art de l’amour, l’art de la guerre (celle-ci tente de se trouver des alibis car elle se veut incontournable pour asseoir les ambitions de chacun). Puis il développe ce que cherche Djinn : elle cherche ce qui peut lui résister. Elle s’est arrêtée au passage d’une enfant, car le mystère que celle-ci traîne à sa suite, c’est le grand mystère du temps. Et Djinn n’a pas encore trouvé de parade contre l’ennemi qu’est le temps. Il fait le constat qu’il y a deux façons d’échapper au temps. Mourir. Ou se transformer en mythe.


Quelque part au cœur du Rajasthan, dans une zone naturelle, au sommet rochet de chutes d’eau, Jade et Tamila Sing échangent quelques mots. La princesse dit qu’elle croit en son destin. Elle ajoute qu’elle sait ce qu’elle doit à son interlocutrice : ses leçons sont dures, la djinn se montre sans pitié, mais Tamila commence à comprendre que son corps est une arme, une arme qui vaut plus que tous les fusils anglais. Elle ajoute qu’elle veut détourner son époux de ses idées funestes, de toute alliance avec ces Anglais, car elle lui rappelle qu’elle est la fille du Radjah Sing, le valeureux guerrier qui défie l’empire britannique. Elle se défait de ses vêtements, imitée par Jade, et les deux plongent sans hésitation dans l’eau tumultueuse d’une cascade. Elles se dirigent ensuite vers un plateau sur lequel se trouve une pierre plate dans laquelle sont sculptés un guerrier à cheval suivi par des soldats armés. Tamila explique qu’il s’agit de son père.



En 1919, un groupe de rebelles menés par Radjah Sing se livre à l’attaque d’un train anglais. Ils ont amoncelé plusieurs cadavres de soldats du 72e Highlanders, sur la voie ferrée. Le train s’arrête, et des soldats britanniques en descendent pour investiguer. Juste avant, les gradés évoquaient la non-violence, méprisée par l’un d’eux comme l’aveu d’une totale impuissance, la plainte du mendiant qui réclame des croûtons pour sa gamelle, la non-violence ouvrant une nouvelle voie vers l’indépendance, l’avis très conservateur de Churchill sur le sujet, l’avis que peuvent en avoir les maharadjahs dans leurs palais dorés et les sages en guenilles qui ignorent le monde car le monde n’est qu’apparence. Les rebelles donnent l’assaut au train, juste après qu’un détachement anglais soit parti porter un message au général Dyer. Lorsque ce dernier apprend que les passagers du train ont été massacrés, il décide de faire violemment réprimer une manifestation non-violente pour protester contre les mesures d’exception.


En entamant ce tome, le lecteur se rend compte que son horizon d’attente comprend plusieurs axes : le contexte historique, l’avancée de l’intrigue, et bien sûr la manière dont les personnages affrontent les épreuves et les conséquences qui en découlent sur leur vie et sur leurs émotions. En effet, le scénariste continue à étoffer le contexte historique du récit, allant plus loin qu’une vague évocation de la période coloniale. Outre la présence de militaires britanniques, il met en scène Reginald Dyer (1864-1927), alors Brigadier-general du Raj britannique, donnant l’ordre de briser la manifestation du treize avril 1919. La bande dessinée consacre une page à ce massacre ; l’artiste découpe sa planche en trois cases de la hauteur de la page. Le lecteur peut y voir le calme des êtres humains composant la foule, les tireurs anonymes dans le lointain et la panique avec des civils à terre, et le crâne de l’un d’eux qui explose sous l’impact d’une balle. Il peut sentir l’intérêt du scénariste pour ce moment horrifique. Avec cette séquence éprouvante, des gradés britanniques évoquent la protestation non-violente et l’engagement d’un petit avocat qu’ils ne nomment pas, immédiatement identifiable, le mahatma Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948). Les auteurs consacrent huit pages à ce souvenir : cela induit son importance au regard de l’intrigue : en particulier par opposition à l’action armée de Radjah Sing, le père de Tamila, une résistance violente, avec cette terrible image du tas de cadavres et du rebelle qui en surgit, s’étant caché sous les morts.



Mine de rien, le scénariste a su encore une fois établir une situation intrigante et accrocheuse pour ce troisième cycle, dès le premier tome. Le déroulement du cycle Africa, même si ses événements se produisent après le cycle India, laisse le champ des possibles ouvert à tout, à l’exception du décès des personnages récurrents. Cela laisse le lecteur dans l’expectative de la nature de leurs tribulations. Or il s’interroge sur la nature de la malédiction que le sage Archaka a abattu sur la rani Gaya Bashodra, sur l’identité de la petite fille Saru Rakti, et sur les décisions politiques que prendra Maharadjah. Surprise : le scénariste a opté pour un déroulé linéaire de son intrigue (sans entremêler deux lignes temporelles) et elle avance à un bon rythme. Ainsi la rani explique la raison pour laquelle elle vient supplier Archaka chaque jour, et Jade se retrouve face à la jeune fille dans ses appartements, pour faire connaissance. Comme dans chaque tome précédent, cela donne lieu à des séquences visuellement mémorables car Ana Miralles continue de s’impliquer et de développer son art. L’entretien très détendu entre Jade et Saru Rakti : toutes les deux vêtues de robes magnifiques assorties de parures dorées, au milieu de coussins aux belles couleurs, avec des cobras sinuant à leurs pieds. La séquence de souvenirs de la rani est un festival visuel en seulement onze pages. Les décors : de magnifiques fleurs dans un coin de verdure paisible, le somptueux salon du maharadjah, la chambre enténébrée de la rani, une somptueuse réception au palais, les ruines d’un temple dans lequel habite le très sage et très vénérable, le temple avec son idole démoniaque, et la terrible falaise. Le caractère de chaque lieu le rend inoubliable, reflétant pour partie l’état d’esprit des protagonistes, soit à l’unisson, soit en opposition.


En effet, les personnages doivent affronter des situations éprouvantes chargées en émotions fortes. La première séquence montre Tamila et Jade discutant tranquillement : cela n’a rien d’une scène statique. En cohérence avec le ton sensuel de la série, elle se déshabillent pour plonger dans le flot d’une cascade : inoubliable, tant pour l’écume tumultueuse de la chute d’eau que pour l’assurance naturelle de ces deux femmes. Le commandant Reginald Dyer fait froid dans le dos avec son visage impassible, alors qu’il envisage calmement l’extermination de civils si les circonstances évoluent défavorablement par rapport à son idée de l’autorité. Alors qu’elle déambule dans la longue allée d’un temple, Jade est interpellée par un assassin venu la tuer : le face-à-face immobile montre la contenance et l’assurance dans le regard de la djinn, et la compréhension progressive de sa défaite dans le visage de Darinn des deux portes (surnom provenant du fait qu’il est celui qui ouvre la porte des douleurs et qui ferme la porte de la vie). Le lecteur guette également les réactions de Miranda Nelson lorsqu’elle reçoit les ordres désagréables de Jade, afin de se faire une idée de l’état d’esprit du personnage. Il ressent une pleine et entière compassion pour Gaya Bashoda au vu de ses tourments intérieurs. Il s’en veut de sourire à la tête de Sahib Bendja découvrant qu’il est la victime d’un complot et qu’il va devoir affronter l’allée des pleurs, une lapidation dont il sort en sang et estropié. Il sourit de satisfaction sans fausse honte en méprisant Arbacane pour sa méchanceté de femme envieuse et jalouse des autres.



Ayant terminé le tome, le lecteur le reparcourt rapidement pour se délecter une fois encore des images, et il prend mieux la mesure de la richesse visuelle de cet album. La beauté des cascades. Cette case de la largeur de la page montrant un train franchir un long pont en maçonnerie au-dessus d’un fleuve à l’étiage, avec des rebelles en embuscade entre les piles du pont. L’attaque du train, avec les Britanniques maniant la mitrailleuse montée sur le toit d’un wagon, les rebelles s’engouffrant dans un wagon l’épée au clair. L’étage supérieur et le dôme du pavillon des plaisirs comme suspendus au-dessus de la brume. La multitude de statues de part et d’autre du large couloir dans le temple de Madhuu-Prah. Les efforts d’Arbacane en amazone sur le maharadjah dans son lit pour lui faire éprouver du plaisir. Le pauvre Sahib Bendja s’avançant tant bien que mal entre les deux rangées d’individus avec chacun une pierre dans la main pour le lapider. La manifestation surnaturelle dans le temple avec la statue démoniaque rougeoyant à la lumière des bougies. La satisfaction sadique d’Arbacane sur ses coussins, alors que Miranda Nelson s’en remet à elle pour lui apprendre sa science, en s’engageant à lui obéir en tous points sans discuter. Autant de moments inoubliables tant du point de vue visuel, que des émotions.


Toujours aussi excellent. La narration visuelle est un enchantement renouvelé à chaque page, par son exotisme, sa sensualité, sa sensibilité, sa reconstitution historique, sa puissance d’évocation, son élégance. Dopé par une telle artiste, le scénariste donne le meilleur de lui-même pour l’intrigue, pour les situations complexes, et les passions irrépressibles jusqu’à en devenir monstrueuses. Viscéral et vital.



mercredi 29 janvier 2025

La dernière cigarette

C’était un soldat dans un pays devenu fou.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2004. Il a été réalisé par Alex Nikolavitch pour le scénario, et par Marc Botta pour le dessin et les couleurs. Il comporte quarante-quatre pages de bande dessinée.


Un prisonnier de guerre est conduit à l’échafaud par des soldats la police militaire. L’un d’eux lui demande s’il a une déclaration à faire. Le colonel Dorscheid répond que pas vraiment. Il voudrait juste une dernière cigarette ; il ajoute qu’il a un paquet dans sa poche. Un policier lui met une clope au bec, et lui allume. Il est arrivé devant le nœud coulant qui lui est passé autour du cou. On lui retire sa cigarette, et un gradé russe salue, pendant que le colonel est pendu. Après quoi il s’éloigne et est abordé par un autre gradé russe qui lui demande si c’est fait, puis s’il repart pour Leningrad. Tchektariov, commissaire politique russe, lui répond que sans doute, et il poursuit son chemin. Il repense au pendu : Dorscheid était mort. La paix avait été signée presque deux ans auparavant mais pour lui Tchektariov, c’était comme si la guerre avait attendu cet instant pour finir. Une guerre qui pour lui avait vraiment commencé en novembre 43, dans les hauteurs autour de Kiev. Le mont Chauve fut le Golgotha pour les hommes de ce bataillon d’infanterie dont il était le commissaire politique. C’était la première fois qu’il voyait le feu. Séparé de ses hommes, sa seule ressource était de trouver un abri jusqu’à la fin des bombardements. Un abri à peu près sûr. Une cave par exemple. Ils étaient dans une cave, de nuit, au cœur du mois de novembre, et pourtant il était en nage. Mais entre un officier de la Wehrmacht et les bombes qui pleuvaient, il ne savait pas trop quel choix faire. 



Le commissaire politique Tchektariov s’est réfugié dans une cave pour se mettre à l’abri des bombes. Il découvre un colonel de la Wehrmacht assis à même le sol, le colonel Dorscheid. Plutôt que de s’exterminer, Dorscheid lui demande du feu, et propose de lui donner une cigarette en échange. Il estime que c’est une transaction honnête. Tchektariov accepte, tout en estimant que c’est un peu tôt pour la trêve de Noël. Le colonel lui fait observer qu’il ne sait pas où ils seront fin décembre. Ils allument également une lampe à pétrole qui se trouve là. Tchektariov comprend que Dorscheid lui a offert son avant-dernière cigarette. Ils évoquent le bombardement en cours. Le colonel dit que ça ne servira pas à grand-chose si c’est les Allemands qui lâchent des bombes. Il continue : Pilonner pourra tout juste couvrir la retraite de l’infanterie, ou de ce qu’il en reste. Pour lui, l’Armée rouge aura du mal à être arrêtée maintenant, les Russes seront bientôt en Pologne, puis à Berlin, puis… Et puis, il ne sait pas : si les Américains débarquent, ils empêcheront peut-être les Russes d’atteindre Paris. Mais l’armée allemande n’est plus en état de se battre, et n’en a plus envie d’ailleurs. Pour lui, il faut être fanatique, ou désespéré pour vouloir s’interposer entre les Russes et l’ouest. Le commissaire politique fait le constat qu’on dit que la mélancolie fait partie intégrante de l’âme russe. Pour lui, c’est faux : en deux ans de présence ici, le pays l’a contaminé, il est comme les Allemands. C’est cette terre qui est mélancolique, qui rend mélancolique.


Une couverture à la manière de George Pratt, fort évocatrice, faisant appel à la culture du lecteur pour reconnaître l’allure d’un uniforme militaire allemand, et un autre évoquant un uniforme russe. En parcourant rapidement ce volume, le lecteur voit une approche assez originale concernant la couleur et les caractéristiques du dessin. La séquence d’ouverture se présente sus la forme de dessins réalisés au crayon, avec des traits de contour également au crayon, et des nuances d’ocre qui viennent habiller les silhouettes et les murs. Puis l’artiste passe à des contours encrés d’un trait fin et irrégulier. Il recourt ensuite au noir & blanc avec des nuances de gris, comme s’il peignait, se débarrassant rapidement des traits de contour au bout de deux pages. Une fois cette séquence achevée, il revient à l’usage des traits de contour encrés et des nappes de couleurs, avec de repasser dans le passé en noir & blanc sans traits de contour. Puis de revenir enfin au présent. Cela produit sur le lecteur, l’impression de peintures en noir & blanc pour les scènes du passé, rendant les souvenirs moins précis, patinés, comme vu à distance, ce qui les rend immuables et leur confère une qualité de destin implacable.



Le scénariste situe clairement le temps présent de son récit : à la fin de la seconde guerre mondiale, alors que les prisonniers de guerre commencent à être jugés et exécutés. Il en va encore plus précisément pour le la ligne temporelle dans le passé : novembre 1943 dans les hauteurs autour Kiev. De la même manière, il identifie explicitement la nationalité des deux protagonistes : russe et allemande, ainsi que leur fonction, commissaire politique et colonel de l’armée. Le dessinateur représente les éléments visuels qui permettent de les distinguer facilement : les insignes militaires, la forme de leur couvre-chef, la coupe de leur uniforme. Il en va de même pour les différents soldats, et pour la police militaire. Sans être de nature photographique, les dessins comprennent les détails nécessaires à la compréhension du lecteur. Les auteurs évoquent la seconde bataille de Kiev, opération de l'Armée rouge et contre-attaque de la Wehrmacht entre le 3 octobre et 22 décembre 1943. Puis, alors que l’armée allemande se désagrège et reflue en désordre, le commissaire politique russe se joint à une colonne d’infanterie qui va marcher vers Berlin en traversant la Biélorussie, pour rejoindre la Pologne, stationner quelque temps à Varsovie, et reprendre la marche jusqu’à Berlin.


Le dessinateur représente des scènes effroyables, trouvant le juste équilibre entre ce qu’il montre, et ce qu’il laisse à l’imagination du lecteur, rendant ces pans d’ombre encore plus horribles. Il voit la corde passée autour du cou de Dorscheid, sans assister au spectacle du nœud qui se resserre. Il voit les soldats avancer dans la neige, avec la sensation du froid qui le pénètre, sans aller jusqu’à la représentation de la morsure du froid et des souffrances physiques correspondantes. Par la suite, Tchektariov évoque dans son flux de pensée les abominations dont il est le témoin : Partout où ils passaient, ce n’étaient que scènes de désolation, Les plaines fertiles de l’Ukraine labourées par les clous et les chenilles des chars, engraissées par des cadavres sans nombre, l’ordre de ne pas faire de prisonniers parmi les SS qui tenaient la région (De toute façon, ses hommes n’avaient pas envie de faire de quartier), villages rasés, tous les habitants enterrés dans des fosses communes. La Biélorussie avait souffert encore plus que l’Ukraine. L’ennemi était désespéré et vivait sur un pays devenu plus qu’hostile. Toute résistance donnait lieu à des représailles.et le simple fait de n’avoir plus rien à manger, et donc de ne rien pouvoir donner, était considéré comme un acte de résistance. Les seules représailles encore possibles étant l’anéantissement total. La destruction, faute d’avoir un sac de farine ou un poulet. Accompagnant cet énoncé, le lecteur peut voir des images évoquant ces horreurs : des soldats avançant en groupe leur arme pointée devant eux, un officier allemand assis à même le sol avec un pistolet pointe sur l’arrière de son crâne par un soldat russe debout, de vagues formes humaines allongées sur le sol certainement des cadavres dans la neige. Et plus tard, un cadavre pendu à un lampadaire dans une rue de Varsovie, jusqu’à l’horreur de la solution finale avec un survivant dans son uniforme de prisonnier. Pour terminer avec une interprétation de la célèbre photographie Le Drapeau rouge sur le Reichstag, cliché d'Evgueni Khaldeï pris le 2 mai 1945 sur le toit du palais du Reichstag, à Berlin.



Le lecteur se retrouve complètement pris par cette narration visuelle entre description et sous-entendus, le faisant participer par automatisme, l’impliquant en faisant appel à son imagination pour compléter les zones imprécises. La voix intérieure de Tchektariov guide la narration, les images donnent à voir les situations au lecteur, les actions des personnages, elles rendent concret ce qui resterait sinon désincarné. Le lecteur commence par éprouver de l’empathie pour le commissaire politique, puisqu’il le voit dans une situation de péril, alors qu’il voit le feu pour la première fois, qu’il est vierge de tout acte de guerre. Par le hasard des circonstances, deux homes de camp ennemi se retrouvent à partager le même abri : ils font preuve de sens pratique. Pas de raison de se massacrer, de tuer l’autre : ce sont deux êtres humains en présence, inconnu l’un pour l’autre, sans motif de haine personnelle. Puis la vie reprend son cours normal, ou plutôt la guerre continue. Ils se revoient deux ans plus tard, dans des circonstances où ils incarnent chacun une facette de leur pays respectif, sans possibilité de se soustraire à cette fonction. Tchektariov se fait la réflexion que : Dorscheid était allé au bout de la guerre et avait commis l’erreur de se laisser entraîner dans celle des autres, c’était un soldat dans un pays devenu fou. Le commissaire politique russe dispose du recul nécessaire pour avoir conscience que lui-même il a fait exécuter des hommes servant dans son unité. Parce qu’ils n’étaient pas dans la ligne. Il est également déjà le témoin des prémices de l’après-guerre, de la valeur différenciée des prisonniers, selon qu’ils servent d’exemple, ou bien qu’ils soient discrètement escamotés parce qu’ils pourront servir (par exemple les savants et les industriels) dans des guerres futures. Sans être né en 17 à Leidenstadt, Tchektariov fait le constat que chacun, suivant les circonstances et les pressions, peut devenir un Dorscheid. Il est possible de se sauver soi-même, si l’on prend la décision de partir. De disparaître. De cesser d’être un rouage dans la machine.


Une histoire de guerre de plus : une amitié éphémère entre un colonel allemand et un commissaire politique russe à Kiev, le temps d’un bombardement durant la seconde guerre mondiale, et la suite. Une narration visuelle évoquant des peintures en noir & blanc, avec des nuances de gris en temps de guerre, plus classiques avec trait de contour, juste à la fin de la guerre. Elle rend concret l’environnement et l’époque, avec les éléments pertinents pour illustrer le flux de pensées du narrateur, et d’imprécision pour ne pas obérer l’horreur de ce qu’il évoque. Le lecteur sent peser sur lui la présence de la mort soudaine et arbitraire, ainsi que les prises de décision et les ordres ayant pour conséquence de donner la mort. Il se retrouve à éprouver de la compassion pour Tchektariov, mais aussi pour le colonel de la Wehrmacht. Miséricordieux.



mardi 28 janvier 2025

Wika T03 Wika et la gloire de Pan

La destruction créatrice. Telle est la loi des cycles.


Ce tome est le dernier d’une trilogie indépendante de toute autre, constituant une histoire complète ; il faut avoir commencé par le premier tome Wika - Tome 01: Wika et la fureur d'Obéron (2014) et le second Wika - Tome 02: Wika et les Fées noires (2016), avant celui-ci. Sa parution originale date de 2019. Il a été réalisé par Olivier Ledroit pour le scénario, les dialogues, les dessins et les couleurs, d’après des personnages créés par lui-même et Thomas Day. Il comprend quatre-vingt-douze pages de bande dessinée. L’artiste est également connu pour avoir illustré les cinq premiers tomes des Chroniques de la Lune noire (de 1989 à 1992, scénario de François Marcela-Froideval), et la série Requiem (scénario de Pat Mills). Il s’ouvre avec une carte sur deux pages, au dos de la couverture et la page en vis-à-vis, présentant le royaume elfique, le monde de Pan, la forêt de l’oubli, les territoires Gobelins, l’archipel des périls, la mer du serpent, la chaîne des montagnes de fer, le royaume Nain, etc.


Il était une fois, en un temps où les astres s’émouvaient encore de la tristesse des innocents, un roi qui venait de perdre sa reine, mortellement déchirée par la venue au monde de leur seul mâle héritier… Observez les larmes de Wotan. Contemplez sa fille Titania, son fils Obéron. Observez l’innocent matricide, le prince destiné à unir les peuples du monde de Pan. Douze fées majeures vont se pencher sur son berceau en bois de rose et ronce de noyer. Miriam, Bleuwen, Babel, Promethea, Morrigwen, Niahm, la jeune et verte Eire, Quenote, Hether Nephentess, Nausicaan Carabas, Nicodème. Chacune d’elles apporte une pièce de la future armure princière. Le casque, le plastron, les jambières… Les pièces articulées qui protègent le bras, de l’épaule jusqu’au poignet. Mais… silence, maintenant. Écoutez ce froissement dans l’air. Deux ailes noires et lourdes approchent. Noir plumage. Noirs présages.



C’est au tour de Megg d’offrir son présent au nouveau-né. Elle explique : Cette armure, pour le prince Obéron, tant qu’elle lui permettra d’unir les peuples comme le chanvre de la corde serre en poing le fagot, elle le protégera de toutes les blessures de sang. Tant qu’il respectera le serment forgé en elle, cette armure sera sa meilleure alliée pour faire prospérer la paix dans le jardin du monde. Elle lui garantira protection et peut-être même invincibilité. Cette armure et sa magie annoncent l’or des champs de blé. Les ventres ronds comme la lune à son acmé. Les fruits des bois, des vignes et des vergers. Le poisson, les troupeaux, la volaille et le gibier. Mais s’il utilise cette armure pour la guerre, la suprématie ou la vengeance, son orichalque se changera en plomb et, par les voies du sang, se retournera contre lui. L’armure le maudira. Dix ans d’abord : elle le démangera comme morsures d’araignées. Dix ans de plus, elle le rongera comme l’acide sur la peau d’un nouveau-né. Dix ans encore, et l’art noir de Megg le dévorera.


C’est le dernier tiers de l’histoire et le lecteur a anticipé avec facilité son déroulé : un assaut massif de Wika et ses troupes, contre Obéron et ses armées, à Avalon. En effet, c’est exactement la trame du récit. Il se dit également qu’il s’est préparé à la démesure de la narration visuelle, car à l’évidence l’artiste ne peut pas faire plus riche que dans le tome précédent. Quelle preuve de bêtise incommensurable : Olivier Ledroit peut faire plus, peut pulvériser ses propres records… et il le fait. Pour commencer, le lecteur relève que Thomas Day n’a pas participé ni au scénario, ni aux dialogues. D’une certaine manière, ça se voit : l’artiste privilégie des cartouches de texte plus majestueux et plus pesants. Il apporte également des nouveautés dans le découpage des planches, susceptibles de prendre certains lecteurs à rebrousse-poil. En effet, il convient de tourner la bande dessinée d’un quart de tour pour lire les pages 8 & 9, 10 & 11, 12 & 13, 14 & 15, 16 & 17, 18 & 19, 20 & 21, 22 & 23. Chacun de ces couples de pages forme une composition occupant les deux planches en vis-à-vis, se lisant à la verticale, c’est-à-dire en format portrait. Il y a une raison narrative : Pan s’exprime dans cette séquence, et ses dimensions justifient ce format et cette orientation inhabituels. Le lecteur découvre une seconde surprise pendant la bataille d’Avalon : deux pages se déplient, et les pages soixante-trois à soixante-six forment une unique composition, équivalent à quatre pages successives en enfilade. Une scène grandiose, titanesque même.



Hé bien oui, il y en a encore plus que dans les tomes précédents, sur le plan visuel. La force de la narration visuelle réside dans cette débauche de formes, dans ce fourmillement de détails, dans ces planches et ces cases bourrées à craquer d’informations visuelles, à une échelle obsessionnelle. Olivier Ledroit croit en la puissance de conviction qui réside dans le fait de montrer les choses, de les rendre concrètes et explicites pour le lecteur. Il n’y a qu’à voir la multitude d’étendards et d’oriflammes sur la couverture, la minutie avec laquelle sont représentées les ailes des aéronefs et leurs nervures. Puis le lecteur retrouve une nouvelle personne sur le trône, le nouveau-né Obéron, avec une profusion de dentelles, de roses, des fées chacune avec leur robe différente, sans oublier la magnifique Dame blanche derrière. Il n’en reste pas moins surpris par la multitude de fées assistant à la remise des pièces de la future armure princière par les douze fées majeures : une scène scintillant de toutes ces ailes diaphanes. Au fil des pages, il va se repaître, se délecter, se goinfrer, se pâmer devant la richesse des illustrations : les zones couvertes d’arbres et de racines traversées par Wika et Haggis, les branches déformées des arbres aux alentours de la cabane de Megg, les innombrables globes de l’atelier du maître ingénieur des Kobols, c’est-à-dire maître Henson (un hommage à Jim Henson, 1936-1990), l’arrivée des armées des nains, la beauté des surfaces miroir du palais d’Obéron, l’incroyable finesse des surfaces ouvragées de son armure, l’arrivée d’une nuée d’innombrables corbeaux, etc. Et encore tout cela pâlit à la découverte de ce panorama de quatre planches côte à côte pour l’assaut aérien et terrestre d’Avalon : quel attaque dantesque et démesurée.


Et ces doubles pages à lire à la verticale ? Dès le spectacle des huit et neuf, le lecteur prend la mesure du défi que s’est lancé le créateur : rendre compte de la présence d’une entité divine par un dispositif faisant basculer la narration visuelle dans un mode conceptuel, c’est-à-dire en faisant ressentir cette présence, un chatoiement d’énergie en flux, un scintillement d’astres, des arabesques dorées, des formes entre concret et abstrait, un autre monde, un autre plan d’existence, plus spirituel que charnel. Intercalés avec ces moments, la narration de la bataille sur le plan de la réalité physique, tirant parti de la dimension de la double page, pour mettre en œuvre des découpages audacieux et innovants, faisant écho à ceux du plan spirituel. Ce dispositif narratif semble évoquer la formule : Comme en haut, ainsi en bas ; comme en bas, ainsi en haut. Formule extraite de La Table d’émeraude, texte célèbre de la littérature alchimique et hermétique, une formule allégorique et obscure. Son attention ainsi attirée par cette touche occultiste et ésotérique, le lecteur relève ce conseil donné à Wika : Fais ce que tu voudras sera le tout de ta loi. Il s’agit d’un autre précepte relevant de l’occultisme, extrait de la Thelema d’Aleister Crowley (1875-1947).



Il est aussi possible de lire ce troisième tome comme la fin d’une histoire de fées, assez classique, magnifiée par la narration visuelle d’une puissance incommensurable. La jeune Fée Wika, tout juste adulte se retrouve à la tête d’une armée unifiant tous les peuples opprimés par le tyran. L’action de ce dernier se constate à la fois dans des attaques d’extermination dans lesquelles il est prêt à sacrifier sa propre progéniture, et est également évoquée par la souffrance et le dénuement des habitants de la capitale. Le lecteur est donc pris par surprise quand Pan fait part à Wika, de son jugement sur le tyran : Obéron a commis des actes terribles, certes, mais aussi accompli des choses extraordinaires. Il a été un grand destructeur, tout comme son père, tout comme elle. Sa vie n’a pas été un jardin de délices. Il demande à Wika si elle croit qu’il a moins souffert qu’elle. De fait, le lecteur peut le voir physiquement ravagé, alors que le roi a pleinement conscience qu’il doit sa déchéance corporelle à ses propres actions. En parallèle, les forces qui se rangent derrière Wika, la placent dans le rôle d’une meneuse, d’un symbole derrière lequel se ranger, d’une guerrière qui se battra en duel contre le puissant monarque. Il s’agit donc d’une alliance d’intérêts, Megg allant jusqu’à attirer l’attention de Wika sur ce qu’elle va devoir sacrifier, celle-ci ayant déjà payé un lourd tribut. Son héroïsme se teinte de jusqu’au-boutisme. Lors d’une discussion, Rage lui déclare qu’il ne veut pas triompher, il veut se venger. Elle, elle veut triompher, sans illusion sur le fait qu’elle y laissera la vie, un sacerdoce morbide. Les interventions de Pan semblent au départ un deus ex machina bien pratique, en commençant par ressusciter un personnage, et par apparaître comme un dieu au-dessus de tout. Pourtant sa déclaration sur Obéron modifie l’idée que le lecteur s’en est fait : de figure paternelle inaccessible et omnisciente, il passe à la manifestation d’un principe vital, nourri par des touches d’ésotérisme de circonstance, et par la croyance que la vie est une succession de cycles. Il conçoit la destruction d’Yggdrasil comme une phase de ce cycle : L’ancien monde devait être détruit pour qu’advienne un nouvel âge. La destruction créatrice. Telle est la loi des cycles.


Une fin titanesque surpassant en puissance et en démesure, les deux premiers tomes. Une surenchère de détails concrets et de mises en page allant plus loin (une construction sur une quadruple page). Olivier Ledroit pousse le bouchon le plus loin possible, à la fois pour rendre le plus tangible possible ce monde féérique, le donner à voir dans toute sa richesse, à la fois pour faire honneur à son éclat. Il clôt son intrigue sur une trame très classique, nourrie par des contes et légendes, tout en parlant de vocation, d’investissement total, de rébellion, de l’ordre des choses. Un conte aussi munificent que bouleversant.



lundi 27 janvier 2025

Lefranc T33 Le scandale Arès

Jamais deux Dewoitine n’auraient pu totalement détruire un régiment de chars !


Ce tome fait suite à Lefranc - Tome 32 - Les Juges intègres (2021), par François Corteggiani & Christophe Alvès, qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, par Régric (Frédéric Legrain) pour les dessins et Bruno Wesel pour la couleur. Il compte quarante-six pages de bande dessinée.


Le 16 juin 1940, une colonne de Panzers allemands commandée par le colonel Karl von Lieds avance sur la départementale 6 près de Luxeuil-les-Bains. Les chars se déplacent rapidement. Aucune force française ne s’oppose à leur progression. Le colonel demande à son aide Johannes à combien de kilomètres ils se situent de Besançon. Réponse : à un peu moins de cent kilomètres. Mais l’aide perçoit le bruit de moteurs d’avion. Deux aéroplanes, l’un avec une carlingue bleue et l’autre rouge, se rapprochent dans le ciel. Ils ne ressemblent à aucun modèle connu. Ils ouvrent le feu sur la colonne de chars. Les passages se suivent et les chars s’enflamment les uns après les autres. Les canons des blindés sont impuissants face à des avions aussi rapides. En quelques minutes, Karl von Lieds a perdu tous ses chars et probablement la totalité de ses hommes. Il semble être le seul survivant. Et il va avoir des comptes à rendre. Que va dire sa hiérarchie ? Heureusement que son aide de camp a pu prendre quelques photos. Le colonel s’éloigne, en jetant un dernier coup d’œil au lac dans lequel l’avion touché s’est abimé.



Paris, printemps 1956. Lefranc déjeune à la Brasserie Lipp en compagnie de son rédacteur en chef et d’une jeune Allemande prénommée Marlène. La discussion tourne autour du père de la jeune femme. Guy Lefranc demande s’il était effectivement le seul survivant. Elle explique qu’il a eu beaucoup de chances ce jour-là. Elle continue : La blessure à la jambe était plus grave qu’il ne le pensait et il a attendu des heures avant d’être secouru. La plaie s’est infectée et il a passé des mois à l’hôpital avant de terminer sa convalescence à la maison. Lefranc souhaite savoir comme a réagi sa hiérarchie, car il venait de perdre une trentaine de chars et une centaine d’hommes. Marlène indique qu’il est sûr que la perte de son régiment n’a pas arrangé les choses, mais de toute manière les relations entre son père et la clique d’Hitler n’avaient jamais été au beau fixe. Son père était un soldat et un patriote, mais il n’avait rien d’un nazi ; sa disgrâce était inévitable. Questionnée par Bruno et Guy, elle explique que personne n’a cru à l’histoire de son père, et il n’a pas insisté, il n’a jamais révélé à l’état-major l’endroit où se trouvait l’épave. Dans ses notes, son père cite l’exemple de tirailleurs sénégalais froidement abattus alors qu’ils s’étaient rendus. Il ne se sentait pas solidaire d’une telle armée. En permettant aux nazis de retrouver l’avion, il prenait le risque de leur fournir une arme extrêmement meurtrière et ça, il ne le souhaitait pas.


Un début d’histoire original pour un tome de cette série puisqu’il débute pendant la seconde guerre mondiale, alors que la première aventure de Guy Lefranc se déroule en 1952, dans le premier album La grande Menace. Le lecteur se retrouve à voir la progression de la colonne de chars dans la campagne française, suivant le véhicule autochenille du colonel. Conformément à l’attente du lecteur et aux spécifications de la série, la représentation de ces engins est impeccable, tant pour la précision que pour l’authenticité. En bas de la première planche, le lecteur voit apparaître les deux avions d’un modèle inédit, avec des caractéristiques techniques plausibles et en cohérence avec la technologie de l’époque. Comme d’habitude, le dessinateur représente de nombreux véhicules et engins : l’Alfa-Romeo du héros, la berline des services secrets, le camion-grue qui vient repêcher l’épave de l’Arès 101, le camion plateau sur lequel l’avion est posé, les voitures de police, un fourgon de police, des chars soviétiques des années 1950, etc. Un retour en arrière en novembre 1918 permet d’admirer une voiture d’époque et un biplan allemand. Un combat aérien met en scène des chasseurs Mig. La dimension technologique de l’époque se retrouve également dans une usine d’assemblage, dans des combinaisons de plongée et le matériel attenant. Sans oublier les objets du quotidien comme les téléphones en bakélite, un interphone de bureau, un modèle de cafetière, et les armes à feu maniées par les personnages.



Le plaisir visuel réside également dans la rigueur descriptive des dessins de type Ligne Claire. Dès la première planche, le lecteur peut se projeter dans l’environnement, en prenant le temps de regarder les arbres pour identifier leur essence, le pont de pierre au-dessus du cours d’eau, la clôture à base de poteaux et de fil de fer barbelé, un mur de clôture en maçonnerie, les bosquets d’arbres, la ferme, les pentes douces et herbues, tout ça en une seule page, avec une vue aérienne dans la dernière case. La narration visuelle offre au lecteur de pouvoir se rendre et de prendre son temps pour déguster un plat dans la brasserie Lipp avec sa banquette, sa belle nappe blanche, un verre de vin rouge bien sûr, les grands miroirs, les beaux lustres, et les serveurs avec nœud papillon. Puis il envie Lefranc de trouver facilement une place pour garer sa voiture place Vendôme, avec l’alignement de façades immédiatement identifiable. Il regarde le marbre du manteau de cheminée du bureau du général Caseneuve, le salon plus ordinaire et accueillant du journaliste Jules Meyer, la terrasse de l’hôtel où Marlène et Guy prennent leur petit-déjeuner avec sa corbeille de croissants sur la table, la salle d’archives poussiéreuse en sous-sol au murs de briques apparentes de l’Est Républicain à Luxeuil, la demeure cossue du riche propriétaire terrain Charles Valmont, l’immense propriété de Guillaume Tessier avec son grand parc, et enfin les locaux de la rédaction du Globe à Paris. Il est possible également que ses goûts le portent plus vers les scènes d’extérieur, en particulier la découverte du bel étang de Faideaugrave en page treize, la séquence de plongée dans le même étang en pages seize et dix-sept, la récupération de l’épave en pages vingt-deux et vingt-trois, avec de très belles couleurs jouant sur les nuances de vert et de bleu.


À nouveau, la narration visuelle factuelle et concrète permet au lecteur de croire en ce qu’il voit, de rendre plausible le récit, de l’inscrire dans un réel proche de sa réalité, avec des détails renforçant la vérité de ce qui est montré. Le lecteur se sent comme un journaliste embarqué, aux côtés d’individus normaux, progressant pas à pas et de manière pragmatique dans une recherche de faits (Quels étaient ces avions qui ont réduit à néant la colonne de chars ?) qui brise la tranquillité de gens influents. Il faut finalement peu de choses : une jeune femme cherchant à savoir ce qui est réellement arrivé à son père, et le secret militaire qui la contraint à se rendre sur place avec Lefranc. Ainsi, le scénariste contrevient à une attente implicite du lecteur : l’aventure se déroule en France, sans site extraordinaire ou exotique (Corteggiani & Alvès avaient également fait le coup dans le vingt-huitième album, 2017). Comme il est de rigueur, Guy Lefranc apparaît comme un jeune homme, à peine trente ans, peut-être moins, dans sa tenue traditionnelle : pantalon gris, chemise blanche, veste bleue, cravate rouge. Toutefois, il ne porte la cravate qu’au début et à la fin, et il porte même un polo orange le temps d’une séquence, et une tenue de plongeur pour rechercher l’épave dans le lac, un écart somme toute très relatif. Il fait montre de bravoure et de courtoisie, pratiquement d’aucune émotion, si ce n’est d’un peu d’empathie. Le moment le plus chargé en affect se déroule en page quarante-six, alors que Marlène lui prend la main le temps d’une case !



Le lecteur se laisse facilement prendre par le mystère qui entoure les deux avions Arès : mystère très relatif, puisque les deux avions sont montrés et que l’identité des pilotes et des constructeurs est révélée de manière très simple : la marque sur la queue de l’appareil et un petit tour aux archives de l’Est Républicain pour retrouver la trace d’une usine ayant fabriqué des avions, et le tour est joué. En termes d’intrigue, l’intérêt se situe ailleurs. En auteur d’expérience et en cohérence avec les caractéristiques bien établies de la série, le scénariste nourrit son récit avec des pans de l’Histoire plus ou moins connus du grand public, rarement exploités dans les différentes formes de fiction. La politique de nationalisation des industries de guerre mise en place par le Front populaire à compter du onze août 1936, et la création de la Société nationale des constructions aéronautiques du Midi (SNCAM) le premier avril 1937. S’il connaît cette politique et cette loi, le lecteur savoure l’enchaînement des faits qui aboutit à la destruction de la colonne de chars, ainsi que l’origine de la motivation des constructeurs de ces aéronefs ; s’il ne la connaît pas, il apprécie ces mêmes composantes, et il découvre ce pan d’Histoire.


Une couverture fort déconcertante puisque le héros de la série n’y figure même pas ! Intrigué et confiant, le lecteur colle aux basques de Guy Lefranc pour une intrigue richement documentée et nourrie par un pan de l’histoire de l’aéronautique française, opposant les intérêts de la nation aux intérêts privés et même personnels. La narration visuelle fait montre de sa qualité habituelle dans le registre de la Ligne Claire, richement documentée également, immédiatement accessible et très agréable par la sensation d’immersion procurée. Le mystère de cet avion Arès fait trembler l’armée elle-même.



jeudi 23 janvier 2025

Les Matins doux - Simone de Beauvoir & Nelson Algren

Nos amours contingentes sont au final bien peu face à notre amour nécessaire.


Ce tome contient une biographie partielle de Simone de Beauvoir entre 1947 et 1951. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Ingrid Chabbert pour le scénario, Anne-Perrine Couët pour les dessins, et Alessandra Alexakis pour les couleurs. Il compte cent-huit pages de bande dessinée. 


En 1951, Nelson Algren est installé à sa table de travail, devant la fenêtre grande ouverte : sa machine à écrire est posée sur la table devant lui, avec une feuille insérée, prête à l’emploi. Le chat Doubleday vient se frotter à la machine en ronronnant. L’écrivain regarde par la fenêtre, deux femmes sont assises sur des chaises longues en train de discuter, lui tournant le dos. Elles rient, ce qui a le don d’énerver Nelson. Il ferme les rideaux et se lève pour aller donner à manger au chat dans la cuisine. Elles rient encore. Le soir, il est allongé sur le canapé avec un plaid sur les jambes, en train de fumer en regardant le plafond. Simone rentre dans la pièce et lui annonce qu’elle va se coucher, elle va rejoindre le lit glacial qu’il a délaissé. Il se tourne pour écraser son mégot dans un cendrier et lui souhaite une bonne nuit. Il se relève, se met à sa table de travail et tape inlassablement une seule et unique phrase, ligne après ligne : Ne couche jamais avec une femme qui a plus d’ennui que toi.



En février 1947, Simone de Beauvoir voyage dans un train. En ouvrant son sac, elle fait tomber un papier que sa voisine ramasse et lui tend ; elle le déplie : y figure le nom de Nelson Algren avec son numéro de téléphone. Arrivée à la gare de Chicago, elle descend en manquant de tomber du fait sol glissant, et elle remarque le consul qui tient une pancarte à son nom. Il lui souhaite la bienvenue à Chicago et la fait monter dans sa voiture avec chauffeur. Il lui explique que son assistante a préparé un programme, et il lui a demandé ne pas trop surcharger car elle a souvent la main lourde. Il la dépose à son hôtel, le Palmer House. Elle gagne sa chambre avec ses bagages. Elle enlève ses chaussures et s’allonge sur le lit. Puis elle reprend le papier plié, décroche le combiné, et demande à ce qu’on lui passe le numéro correspondant. Nelson Algren se trouve dans sa cuisine, et il raccroche au nez de son interlocutrice par trois fois. Simone de Beauvoir finit par avoir la présence d’esprit de demander à l’opératrice d’expliquer à Nelson Algren qui elle est, avant qu’elle ne le lui passe. Ayant ainsi surmonté la barrière de la langue, elle se présente à l’écrivain : elle a eu ses coordonnées par sa chère amie Madame Guggenheim, une bien piètre hôtesse, mais charmante néanmoins. Elle lui dit qu’elle n’est à Chicago que pour quelques heures et qu’elle cherche un bon ami avec qui boire un verre et découvrir la ville. Il lui propose qu’ils se retrouvent dans un petit café dans une heure. Sur place, il lui propose d’aller au comptoir, car il trouve cela tellement plus sympathique. Ils prennent chacun un whisky : lui sans glace, elle avec.


Les autrices ont choisi une période bien précise dans la vie de Simone de Beauvoir (1909-1986) : celle de sa relation avec l’écrivain Nelson Algren (1909-1981) bien sûr, met aussi celle de la rédaction et de la publication de son essai Le deuxième sexe (1949). Le lecteur apprécie d’autant plus cette tranche de biographie qu’il a en tête l’importance de cet essai qui soutient que l'image de la femme est une construction sociale et aliénante. Il lui suffit également d’avoir une vague idée sur la forme de la relation la liant à Jean-Paul Sartre (1905-1980), qui est mise en scène en contrepoint de celle avec Algren. Le présent ouvrage aborde l’une et l’autre de ces composantes. Le lecteur sourit en découvrant la philosophe prononcer la célèbre phrase en page cinquante-neuf : On ne naît pas femme on le devient, c’est une évidence, on se forme on lutte, on compose avec la majorité assourdissante. Dans la page précédente, elle évoque la discussion qui lui a donné l’idée d’écrire sur les femmes, une remarque de Sartre qui lui a demandé ce qu’être signifiait pour elle : Tout de même vous n’avez pas été élevée de la même manière qu’un garçon, il faudrait y regarder de plus près. Alors qu’elle évoque ce projet avec son amant américain, celui-ci lui fait remarquer que cette description de la condition féminine est peu comme celle des Noirs-Américains ici, qu’il y a de grandes similitudes, et qu’elle devrait rencontrer Richard Wright (1908-1960), il lui parlera de l’oppression des noirs comme personne. Elle se dit qu’elle devrait lire son roman Native Son (1940, Un enfant du pays).



Par la force des choses, le lecteur aborde donc ces pages avec en tête l’idée que la vie même de Simone de Beauvoir a nourri ses écrits, aussi bien autobiographiques que philosophiques. Il connaît peut-être moins l’œuvre de Nelson Algren et sa vie, ou même cette époque de la vie de l’écrivaine. Tout commence en 1951, enfin la bande dessinée commence par un bond dans le futur, ou plutôt commence avec la fin de la dernière séquence du tome, et la fin de la relation entre les deux amants. Dans ces quatre pages, le lecteur note l’amertume qui s’est installée entre eux, et la phrase avec laquelle l’écrivain noircit la feuille dans la machine à écrire. Il apprécie le trait fin de la dessinatrice, pour détourer chaque objet, chaque meuble et les personnages. Elle réalise des cases dans un registre réaliste et descriptif. Elle s’applique à donner à voir les différents environnements : la maison avec des meubles bon marché et de nombreux livres sur les étagères et en pile, la ligne d’immeubles de Chicago vue depuis le lac Michigan, la belle chambre dans un hôtel de standing contrastant avec l’appartement modeste d’Algren dans un quartier populaire, un bar populaire, le métro aérien, une grande salle chic de réception, un gigantesque hall d’aéroport, la statue de la Liberté, un voyage sur un bateau avec une roue à aubes, la foule à la Nouvelle Orléans, une pyramide à degré au Mexique, un marché très coloré au Guatemala, un boxe de ring, et bien sûr le café de Flore à Paris.


La dessinatrice donne une allure normale à ses différents personnages, et elle sait reproduire l’apparence des individus connus, à commencer par le couple. Elle utilise un trait fin, un peu lâche pour en délimiter les contours, ce qui leur confère une forme de vie. Elle apporte un soin particulier aux toilettes de Simone de Beauvoir et aux tenues vestimentaires en général, veillant à ce qu’elles correspondent bien à la réalité de l’époque. Le lecteur apprécie la qualité de la coordination entre scénariste et dessinatrice, qui ont le souci de penser leur narration en termes visuels, en évitant les longues enfilades de têtes en train de parler. Ainsi les personnages sont souvent représentés en train de deviser tout en vaquant à leurs occupations : cuisiner, rectifier sa coiffure, observer les autres clients du bar, manger, se promener, s’occuper du chat, jouer aux cartes, écrire bien sûr. Le lecteur se rend compte qu’il sourit de temps à autre quand un visage exprime une émotion avec candeur, avec une jeunesse inattendue. La narration visuelle se montre graphique lors des rapports sexuels : nudité complète et de front, variation dans les positions, sans tomber dans la performance athlétique.



De fait, le lecteur comprend que la vie que mène Simone de Beauvoir pendant ces quatre années, et certainement durant toute sa vie, s’avère bien différente de celle de la majorité des femmes de son époque. En page vingt-quatre, alors qu’elle sort le soir dans la rue avec Algren, elle lui fait remarquer qu’elle n’a jamais marché derrière un homme, et elle le rejoint pour marcher à sa hauteur. Ce moment trouve un écho en page quatre-vingt-huit où elle marche derrière lui dans une zone désertique, en signe de leur éloignement émotionnel. Le lecteur peut voir une femme follement amoureuse de cet écrivain américain : un homme qui vit dans un quartier populaire, qui pratique la boxe, et dont elle va se charger de faire traduire ses romans en France. Elle se montre honnête avec lui : aucune promesse de mariage ou de couple stable, aucune intention de rompre avec Jean-Paul Sartre. En page soixante-six, celui-ci embrasse Simone sur le sommet de la tête, en lui disant que leurs amours continentes sont au final bien peu face à leur amour nécessaire, en l’appelant par le surnom de Castor. Le lecteur sourit en pensant à la différence entre les deux hommes : Nelson Algren qu’il voit monter sur un ring de boxe pour s’entrainer, et sa déclaration qu’écrire s’apparente à un match de boxe, en comparaison de l’intellectuel germanopratin. À ce titre, la réunion dans le café de Flore de Simone de Beauvoir avec ses deux amants apparaît assez déstabilisante. Ainsi, les autrices font exister la philosophe dans sa vie amoureuse, montrant comme son œuvre se nourrit de sa relation avec Algren et respectivement, tout en montrant sa vie passionnée.


Le nom de la collection s’applique parfaitement à cette relation, à savoir Dyade : réunion de deux principes qui se complètent réciproquement. Le lecteur découvre la relation qui a uni Simone de Beauvoir alors en phase de conception de son essai Le deuxième sexe, à Nelson Algren, en train de rédiger L’homme au bras d’or. La narration visuelle s’avère vivante, mettant en scène deux êtres humains amoureux et chacun avec son caractère. Chaque scène vient montrer les interactions entre ces deux écrivains, faisant apparaître comment l’un inspire l’autre et réciproquement. Une belle relation bénéfique à chacun.



mercredi 22 janvier 2025

Le nom de la rose - Livre premier

Les images marginales prêtent souvent à sourire, mais à des fins d’édification.


Ce tome est le premier d’un diptyque formant l’adaptation en bande dessinée du roman du même nom, paru en 1980, d’Umberto Eco (1932-2016), ayant fait l’objet d’un film en 1986, réalisé par Jean-Jacques Annaud, avec Sean Connery (1930-2020) et Christian Slater dans les rôles principaux. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Milo Manara pour l’adaptation et les dessins, par Simona Manara pour les couleurs, avec une traduction de Jean-Noël Schifano conformée à la présente adaptation graphique par Aurore Schmid. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Il se termine par un cahier de recherches graphiques de sept pages.


À pic sur une boucle du Danube, à proximité de Melk, se dresse le très beau Stift, un monastère plus d’une fois restauré au cours des siècles. L’écrivain s’y rend vers la fin août 1968 pour dénicher quelque trace d’un manuscrit ancien – naturellement. Il en avait trouvé mention dans un livre dû à la plume d’un certain abbé Vallet. Le livre s’intitulait Le manuscrit de Dom Adson de Melk, traduit en français d’après l’édition de Dom J. Mabillon, et on le lui mit dans les mains à Prague, le 16 août 1968. Dans l’attente d’une personne chère, il rédigeait presque d’un seul jet, une traduction sur ces grands cahiers de la papeterie Joseph Gibert, où il est si agréable d’écrire avec une plume douce. Six jours après, les troupes soviétiques envahissaient la malheureuse ville. En suivant un parcours hasardeux, il parvint à atteindre la frontière autrichienne à Linz. De là, il se dirigea vers Vienne, où il rejoignit la personne attendue, et ils remontèrent le cours du fleuve. Avant d’arriver à Salzbourg, une nuit tragique, dans un petit hôtel sur les rives du Mondsee. La personne avec qui il voyageait disparut en emportant dans son bagage le livre de l’abbé Vallet. Il ne lui resta ainsi qu’une série de cahiers écrits de sa propre main et un grand vide dans le cœur.



Quelques mois plus tard à Paris, à la bibliothèque Sainte-Geneviève, il trouvait les Vetera Analecta auxquels faisait référence Vallet. Inutile de dire qu’ils ne contenaient aucun manuscrit d’Adso ou Adson de Melk. Il en serait probablement encore à se demander d’où pouvait bien venir l’histoire d’Adso de Melk si, en 1970, à Buenos Aires, ne lui était aussi tombé dans les mains un opuscule de Milo Temesvar, trouvé sur les étagères d’un petit libraire antiquaire dans la Corrientes. Il s’agissait de la traduction introuvable de l’original en langue géorgienne du De l’utilisation des miroirs dans le jeu des échecs, et, à sa grande surprise, il y lut de copieuses citations du manuscrit d’Adso, sauf que la source n’en était pas Vallet, mais bien le père Athanasus Kircher. Les épisodes auxquels il se référait étaient absolument analogues à ceux du manuscrit trouvé par Vallet. C’est ainsi que l’écrivain se sent libre de raconter par simple goût fabulateur, l’histoire d’Adso de Melk, si glorieusement éloignée du temps présent parce que c’est là une histoire de livres, non de misères quotidiennes, et sa lecture peut incliner à réciter avec le grand imitateur A. Kemois : In omnibus requiem quaesivi, et nusquam inveni nisi in angulo cim libro. (J’ai cherché le repos partout et ne l’ai trouvé que dans un coin avec un livre.)


Adapter le roman le plus célèbre d’Umberto Eco en bande dessinée constitue un défi impressionnant, et le lecteur est fort aise de découvrir que c’est un bédéiste chevronné qui se donne ce défi. Cet écrivain sait conjuguer une intrigue en forme de polar médiéval, révélateur de facettes de la société de l’époque, avec des questionnements philosophiques, un regard d’historien et une savante contextualisation, encore enrichi par d’élégantes métaphores. Une seule certitude : l’adaptation d’une telle œuvre ne peut que perdre en densité du propos de l’auteur, tout en s’y heurtant. De fait, le lecteur voit bien deux ou trois passages au cours desquels l’adaptateur se trouve confronté à la nécessité de transmettre une énorme quantité d’informations en respectant le style de l’écrivain, à la fois dans sa langue et dans la forme, en l’occurrence quel personnage parle. Cela commence avec le prologue dans lequel l’écrivain évoque le processus par lequel il a mis la main sur les mémoires d’Adso de Melk : un texte courant d’un cartouche à l’autre, avec de magnifiques illustrations, le monastère se reflétant dans la rivière, l’écrivain s’adressant au lecteur, le même prenant des notes, un char dans les rues de Prague, puis un fac-similé d’une gravure ancienne dans laquelle un moine se tient à son scriptorium. Cette sensation réapparaît chroniquement face à un phylactère occupant plus de place que le dessin dans une case.



Le principe de reprendre des portions du texte original revient en page cinquante-quatre le temps de trois pages, puis de deux autres un peu plus loin. L’artiste passe en mode illustration avec des traits de contour ténus et assurés. Il s’agit d’évoquer la vie du moine Salvatore : de son village natal où les champs pourrissaient tandis que l’atmosphère était viciée par miasmes mortifères, jusqu’à une vie de vagabondage au sein d’une bande de déshérités suivant frère Paul, un boiteux qui se vantait d’avoir eu directement du Saint-Esprit, la révélation que l’acte charnel n’était pas péché. Le lecteur ressent de l’empathie pour ce pauvre homme, ballotté par les circonstances de sa naissance, soumis à la réalité de grands mouvements sociaux, qu’il est incapable de discerner, encore moins de nommer. Puis vient l’histoire d’Ubertin de Casale qui se mêle aux personnes qui suivent le prédicateur Fra Dolcino. À nouveau, l’empathie fonctionne, et le lecteur perçoit l’histoire personnelle d’un individu défavorisé par les circonstances de la naissance. Les dessins apparaissent également d’une incroyable délicatesse, et d’une grande élégance, autant de miniatures permettant au récit de s’incarner, au lecteur de voir de vrais êtres humains qui souffrent tout en espérant un avenir meilleur.


Avec un peu de recul, le lecteur perçoit les éléments historiques référencés, sans être toujours explicités. Durant ces deux séquences consacrées à la vie de deux moines, sont évoqués la pauvreté du peuple, les prédicateurs franciscains, le pape coupable de simonie, la croisade des Pastoureaux de 1320 (une insurrection populaire), le règne de Philippe V, une croisade contre des hérétiques, différentes hérésies religieuses. Au début du récit, Guillaume de Baskerville évoque son métier d’inquisiteur, et Adso évoque la chrétienté divisée entre l'autorité du pape Jean XXII et celle de l'empereur Louis IV du Saint-Empire. En fonction de sa familiarité avec cette époque, le lecteur peut éprouver le besoin de se renseigner plus avant, ou alors il soupire d’aise en voyant ce contexte clairement exposé et utilisé avec intelligence. De son côté, Milo Manara réalise des dessins d’une minutie exquise pour donner à voir cette époque, à la fois dans les tenues vestimentaires, et dans les ustensiles divers et variés, que ce soit dans la cuisine, dans la bibliothèque ou encore dans l’herboristerie. Le lecteur se régale de ces images délicates et précises, donnant à voir les lieux tels qu’ils sont perçus par le jeune Adso.



Une fois passé les trois pages de prologue, le lecteur découvre une page dense de contexte historique, Louis IV et Jean XXIII, la position des Franciscains par rapport au pape, la pauvreté du Christ comme vérité de Foi. Puis la narration passe en mode direct, et le lecteur se retrouve à grimper la pente enneigée d’un chemin pour rallier l’abbaye, dans des teintes grisées, un temps de neige. Page onze : une vue en contrebas de la gigantesque abbaye, dans un dessin en pleine page à couper le souffle. Très conscient des décors exceptionnels, l’artiste s’investit dans leur représentation, dans des dessins en pleine page, ou occupant deux tiers d’une page, magnifiques. Le lecteur ralentit consciemment son rythme pour savourer une vue générale en plongée oblique sur le domaine de l’abbaye et son mur d’enceinte, la vision de l’église et de son tympan historié, un immense couloir avec une hauteur sous plafond de trois ou quatre étages, la cuisine avec tous les servants en activité, le scriptorium avec les moines au travail, l’herboristerie, etc. Comme dans le film de Jean-Jacques Annaud, l’abbaye devient un personnage à part entière, surprenant, écrasant par sa taille, tolérant l’activité des hommes en toute indifférence.


L’adaptateur met en scène l’enquête en elle-même : le constat des décès, l’examen des cadavres, la recherche d’indices, les phases de déduction, dans un registre naturaliste, dont sourd une inquiétude générée par le caractère factuel des constats et l’incompréhension de ce qui motive le coupable, ainsi que l’absence d’explication rationnelle de la cause de la mort. Le lecteur ressent la mécanique du polar : à la fois la dimension ludique de comprendre comment les cadavres peuvent se retrouver à ces endroits, à la fois la dimension sociale et historique car le contexte est spécifique et les meurtres touchent aussi bien les simples moines que les responsables. Le lecteur sent bien au fond de lui-même que l’auteur se joue de lui, entre les indices insuffisants pour pouvoir anticiper les révélations, et ce mystère autour d’une bibliothèque. En effet, la présence de livres au sein d’une histoire produit automatiquement une mise en abîme. Il y a déjà ce nom très particulier de Baskerville qui fait penser à une enquête de Sherlock Holmes : Le chien des Baskerville (1902). Il y a également cette bibliothèque dont l’accès est réglementé, et une zone interdite, induisant un questionnement sur les effets produits par la lecture sur les moines. En sus du questionnement sur le rire dans la foi catholique, la contemplation des petits personnages dessinés par Adelme d’Otrante, la première victime, qui attire l’attention des moines. L’un d’eux en parle en les qualifiant d’images marginales, une formulation évoquant les Marginals de Sergio Aragonés, petits dessins fourmillant dans les marges du magazine MAD.


Découvrir Le nom de la rose, par cette adaptation en bande dessinée : une bonne idée, car Milo Manara met tout son savoir-faire au service de ce récit, sans en occulter de facettes. Le lecteur commence par assimiler le contexte historique du récit, puis il se retrouve aux côtés d’Adso, jeune moine, accompagnant Guillaume de Baskerville, moine confirmé. Les pages sont magnifiques, faisant honneur tant à la reconstitution historique, qu’aux décors saisissants. Qu’il connaisse l’intrigue ou non, le lecteur prend rand plaisir à lire, bien au chaud, cette enquête dans cette abbaye sous la neige. Du grand art.



mardi 21 janvier 2025

Grégory

Toute cette boue, cette haine… Remuer encore tout ça. Les mêmes questions, toujours…


Ce tome constitue une reconstitution de l’affaire du Petit Grégory, aussi appelée Affaire Villemin, réalisée avec l’assentiment et la participation de Jean-Marie Villemin. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Pat Perna pour le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et les couleurs, avec une préface de deux pages, écrite par Jean-Marie Villemin. Dans celle-ci, il revient sur le déroulement des faits, le rôle toxique de certains journalistes, les dysfonctionnements de la justice, la genèse du projet de bande dessinée. Il estime que malgré des raccourcis nécessaires à la narration, le fond demeure authentique, rien n’est inventé, et que cette bande dessinée honore la mémoire de Grégory, ce dont il est heureux. L’ouvrage se termine avec une postface de trois pages, rédigée par Jacques Expert, grand reporter à France Inter, un plan de Lépanges-sur-Vologne, et un de Docelles, et enfin un arbre généalogique de la famille Villemin et de la famille Laroche, ainsi que la liste des sources utilisées.


En 1984, Christine Villemin mout son café au son de Billie Jean qui sort de la radio. Elle va prévenir son fils Grégory, quatre ans, que c’est Mickael Jackson qui passe. Il se trouve dans la cour au pied de l’échelle sur laquelle est monté son père Jean-Marie pour refaire le bardage du mur. Ce dernier demande au petit de s’écarter car c’est dangereux. L’enfant s’éloigne contrarié, sa mère le sert dans ses bras et le réconforte. Il repart jouer dans le jardin et appelle sa mère car il a découvert un joli crapaud. Le père a fini ses travaux et il descend pour emmener son fils faire un tour. Un coup de vent emmène le chapeau de l’enfant. 16 octobre 1984, le chapeau de cowboy se trouve toujours dans la pelouse et des feuilles commencent à le recouvrir.



31 octobre 1993, à Évry, cité des Pyramides, Christine Villemin rejoint l’appartement qu’elle partage avec son époux, sous le nom de Dintinger. Celui-ci termine de préparer sa valise. Il la serre contre lui et la réconforte, puis il s’en va en lui disant qu’ils se retrouveront là-bas lundi. 2 novembre 1993, Jean-Marie est couché sur le lit de sa cellule qu’il partage avec deux autres détenus. Ils discutent ensemble, Jean-Marie a conscience qu’il y a un risque qu’il soit condamné. L’un des prisonniers le réconforte en lui disant que dans ce cas-là, il sera sorti au bout de cinq ans. La discussion continue et Villemin indique qu’il sait qui a tué son fils, il le sait depuis que Murielle Bolle a parlé, il suffit de se poser les bonnes questions. Qui pouvait avoir accumulé tant de haine, de jalousie, de rancœur pour assassiner un enfant de quatre ans et le jeter à la Vologne ? Il dispose de six semaines pour faire éclater la vérité, et aussi pour qu’on comprenne son geste. Il ne dit pas pardonner, mais comprendre. Le 3 novembre, le journaliste de RTL commente les événements. C’est aujourd’hui que s’est ouvert aux assises de Dijon le procès de Jean-Marie Villemin pour l’assassinat de son cousin Bernard Laroche.


C’est un peu délicat : une bande dessinée sur un drame atroce bien réel, dont les principaux intéressés sont vivants au moment de la parution, qui a donné lieu à de nombreux débordements médiatiques… Y a-t-il encore besoin d’en rajouter, de remuer la boue une nouvelle fois ? Certes, la participation et l’accord du père de l’enfant laissent à penser que cette version présente plusieurs intérêts. Et puis tout le monde n’a pas suivi les différentes phases de cette affaire, n’était pas né ou en âge de comprendre au moment des faits. La nature de ce meurtre ignoble, l’emballement médiatique et les errements de la justice, tout cela augure d’une lecture difficile. La préface donne l’assurance d’une version conforme aux souvenirs et au vécu du père. La postface vient attester du sérieux de l’ouvrage. Un feuilletage rapide montre que les auteurs se tiennent à l’écart du sensationnalisme : pas de scène de l’assassinat du petit garçon, pas de scène de l’assassinat de Bernard Laroche. En revanche, la mise en scène de la douleur des parents, de leur détresse face à l’acharnement, de la douleur d’autres personnes impliquées, en particulier Marie-Ange Laroche. La narration s’inscrit dans un registre réaliste et descriptif, avec des traits de contour un peu appuyés et comme griffés, des traits plus fins pour les textures et les ombrages, sans effet ou apparence photographique, ce qui crée une distance salutaire, sans impression de voyeurisme ou de pseudo reconstitution d’époque.



Entre la gêne du voyeurisme et l’inquiétude de la partialité, le lecteur entame cet album. Tout commence par une scène aussi intime que banale : un enfant joueur et curieux, des parents attentionnés. La narration visuelle se positionne sur un plan factuel : sans enjoliver ou romantiser les personnages, avec des traits encrés qui apportent la marque d’une réalité un peu rugueuse, présentant des aspérités et des traces de l’usure du temps. La page douze est occupée par un dessin en pleine page : le chapeau d’enfant abandonné, la maison en arrière-plan, les couleurs sont un peu ternes, engendrant un sentiment de tristesse. La tristesse s’accentue encore avec la page en vis-à-vis : une vue en élévation d’une zone de HLM, la banlieue dans ce qu’elle a de plus morne et d’habitat concentré. Le lecteur se fait la réflexion que le récit est passé de 1984 selon toute vraisemblance à 1993. S’il est familier de cette affaire criminelle, le lecteur replace tout suite ces deux séquences dans la chronologie, sinon il attend de découvrir ce qu’il en est, tout en se doutant de ce à quoi elles correspondent. Il comprend que les auteurs ont choisi une structure prenant comme point central la procédure de jugement de Jean-Marie Villemin, pour le meurtre de Bernard Laroche. Le père retourne donc en prison, puis il est emmené au tribunal de Dijon. Le récit se déroule à partir de là avec les témoignages successifs et des retours en arrière.


De ce fait, la trame temporelle du récit se cale sur celle des témoignages pouvant revenir à des dates différentes en fonction de qui est à la barre. Le lecteur s’adapte ainsi à chaque intervention pour suivre l’ordre chronologique, tout en voyant le développement d’un point de vue de différent. Ainsi les circonstances de l’assassinat de Bernard Laroche (29 mars 1985) sont exposées avant que les rétractations de Murielle Bolle (début novembre 1984). Le scénariste parvient à rendre compte des faits, des développements de l’enquête et de ses errements de sorte à ce que le lecteur néophyte puisse s’y retrouver, tout en montrant les conséquences sur les parents du petit Grégory. La narration visuelle se retrouve entièrement assujettie aux témoignages et aux déclarations. Le lecteur constate que scénariste et artiste ont travaillé en coordination pour éviter de longues dépositions avec uniquement une enfilade de têtes en train de parler. En particulier, le lecteur voit systématiquement où se déroule chaque déclaration, l’état émotionnel de la personne en train de parler, éventuellement la réaction d’autres personnes. Seules deux dépositions se limitent à une succession de têtes en train de parler le temps d’une page : celle du commandant Sesmat, et celle de la journaliste Laurence Lacour. Il garde à l’esprit qu’il s’agit d’une version du point de vue de Jean-Marie Villemin, et aussi qu’il existe des archives sur le déroulement des auditions, en particulier sur ce qui a été dit.



D’un côté, le lecteur a conscience qu’il s’agit d’une affaire criminelle non élucidée, avec des personnes encore vivantes accusées ou innocentées. D’un autre côté, il se rend compte qu’il est incapable de réprimer son empathie pour la mère ou pour le père de l’enfant. Ils sont montrés accablés par la douleur de leur deuil, des êtres humains en souffrance. Les autres acteurs du drame sont également représentés avec respect et dignité sans être diabolisés. Les dessins conservent une forme de distance, une façon de respecter l’intimité des uns et des autres, même lorsqu’une personne perd contenance et s’écroule en larmes. Il constate l’honnêteté de la démarche par exemple lors de la déposition de Murielle qui reste factuelle et conforme à la réalité, sans omettre le fait qu’elle a appris qu’elle était enceinte le jour de l’assassinat de son mari. Il ressort toutefois une personne dont la mise en scène du comportement constitue un jugement de valeur sans appel : le juge Jean-Michel Lambert. S’il prend l’envie au lecteur d’en savoir plus, par exemple en consultant une encyclopédie en ligne, il voit que l’ouvrage ne recherche pas l’exhaustivité, et que l’affaire criminelle se poursuit bien après 1993, ce tome se terminant d’ailleurs par un À suivre…


En fonction de son âge et de sa familiarité avec l’affaire, l’intérêt du lecteur peut s’avérer de différente nature. Une simple curiosité sur un fait divers : il découvre alors à quel point l’expression Fait divers est inappropriée. Une interrogation sur la réalité humaine d’une affaire judiciaire, de son instruction : il en perçoit alors différentes facettes, tout en ayant conscience que l’exposé n’est pas exhaustif. Un questionnement sur ce qui a abouti à un atroce imbroglio : là aussi, il en perçoit des éléments variés. Le caractère arbitraire d’un tel crime : il est le témoin de l’impact à vie du crime et de l’instruction sur le père de l’enfant, sur la mère de l’enfant, sur les personnes mises en cause, sur quelques personnes de manière incidente, telle la nounou de Grégory. Il se dit que la lecture de cette bande dessinée et sa réalisation ne s’apparentent pas au voyeurisme d’un accident de la route, mais à un témoignage humain d’un drame horrible et atterrant.


Une bande dessinée pour parler d’une des affaires criminelles françaises les plus médiatisées, avec un parti pris, celui du père de l’enfant. Les auteurs affichent explicitement ce choix dès la couverture, et le lecteur entame cet ouvrage en toute connaissance de cause. Il découvre une narration visuelle entièrement au service du témoignage et de la reconstitution, présentant la distance nécessaire pour éviter le voyeurisme malsain, la compassion attendue envers les personnes qui souffrent, un degré élevé de neutralité pour éviter toute sensation de vengeance ou de revanche. À partir des déclarations de Jean-Marie Villemin, le scénariste a dû opérer des choix pour rendre l’affaire intelligible au néophyte, et assez expliquée pour intéresser le lecteur qui en a entendu parler. Il parvient à l’objectif fixé, en contextualisant les faits, l’artiste montrant des êtres humains, en laissant de côté la majorité des reproches nominatifs relevant au mieux d’incompétence, au pire de malveillance. Poignant.