Il est temps que les massacres s’arrêtent.
Ce tome fait suite à Djinn - Tome 8 - Fièvres (2008) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le quatrième tome du cycle Africa, composé de cinq albums. Sa parution originale date de 2009. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant la conclusion de ce cycle africain. Il fait plusieurs constats. L’Afrique mord dans la chair des ambitions pour en recracher la folie. Africa était l’enfance de la terre, les adultes l’ont piétinée car tout le monde n’aime pas se souvenir de son enfance. Toute narration reste cependant un sortilège. Africa s’avance comme une pirogue le long de rivages inexplorés, on est tenté d’aborder, mais nul ne peut prédire ce qui attend sur la terre ferme, ni si on en reviendra : Ainsi, parfois, passe sur le long fleuve une pirogue vide qui s’enfonce au cœur des ténèbres ; Africa, c’est l’histoire de cette pirogue vide.
Un magnifique paysage de savane avec de rares arbres, au soleil levant. Une femme habillée uniquement d’une large cape, et d’un pagne de perles s’avance, jusqu’à la rive. En face d’elle se tiennent deux minuscules silhouettes. Kim Nelson, la jeune femme sur l’autre rive, se félicite d’avoir enfin trouvé la femme, la légende, la djinn qu’elle cherchait. Enfin ! Elle indique à Jagger qui se tient à côté d’elle, qu’elle la voit : c’est elle, Jade. Il ne voit rien et lui demande si elle ne se moque pas de lui, à quel point elle est aveugle. Elle insiste : elle la voit et elle croit qu’elle aussi la voit, car le temps parfois forme une boucle, et tout devient possible lorsque les deux extrémités de la boucle se touchent.
De son côté, Jade se détourne et repart dans la savane. Elle se dirige vers un pont ferroviaire. Au milieu elle retrouve un général, le gouverneur et son conseiller, et un père blanc. Les négociations commencent. Le conseiller l’interroge sur le fait qu’elle représente toutes les tribus noires. Elle explique que le roi Kavi Mobo n’est plus, les Orushi l’ont exterminé, lui et ses hommes. En se tournant vers le général, elle ajoute : Comme ses mercenaires qui ont exterminé les réfugiés noirs qui se trouvaient dans son camp. Le général explique qu’il n’avait pas le choix face à une révolte organisée par des meneurs armés. Le père le contredit : On a toujours le choix, si l’on décide de tuer c’est que l’on a envie de tuer, le reste n’est qu’hypocrisie. Il ajoute : Il est temps que les massacres s’arrêtent, et que les deux communautés retrouvent la paix. La discussion reprend, et Jade formule ses demandes : Que tous les prisonniers retenus dans les camps soient libérés, une nouvelle frontière devra aussi être définie, les forces armées se retirant derrière les marécages de Nambou-Oloban en pays Sangu. Alors seulement les tribus déposeront les armes. Le gouverneur exige que le calme revienne à Manokko. Jade répond que le calme reviendra lorsque le Noir croira en la parole du Blanc.
Où est-ce que les auteurs vont avec cette histoire de perle noire et de soulèvement des tribus ? Dans son esprit, le lecteur sait que l’entremêlement des fils chronologiques va se poursuivre, qu’il sera question de la perle noire d’Anaktu, et que c’est la fin pour les personnages. De fait, le scénariste rappelle cet élément singulier et caractéristique de la série avec la première séquence : Jade et Kim Nelson se voient l’une en face de l’autre séparées par une large rivière, tout en étant également séparées par plusieurs décennies. De plus, Kim le dit explicitement : parfois le temps forme une boucle, et alors tout devient possible. Le fil narratif aux perles de la déesse aboutit à une conclusion claire et qui fait sens, attestant du soin que le scénariste a apporté à la construction de son intrigue sur deux temporalités. Le lecteur ressort de sa lecture satisfait de savoir ce qu’il advient de Jade et de ses compagnons, et au temps présent du récit (les années 1970), il peut découvrir si Kim Nelson a appris ce qu’elle souhaitait sur son ancêtre et ce qu’il advient d’elle par la suite. Il sourit en découvrant la présence de monsieur Prim dans la dernière page, et il comprend comment le prochain cycle va pouvoir s’articuler chronologiquement avec celui-ci. Enfin, la fibre fantastique du récit occupe une place centrale en cohérence avec tout ce qui a précédé, que ce soit la nature de Djinn de Jade et Kim Nelson, les coutumes, les croyances et les légendes, et la noirceur de l’âme humaine.
Quoi qu’il en soit, la simple perspective de retrouver les planches d’Ana Mirallès suffit au lecteur. Le plaisir atteint un niveau extraordinaire dès la première page : cinq cases de la largeur de la page alors que la silhouette de Jade s’approche du lecteur dans ce paysage sauvage et dégagé. La mise en couleurs opère sa magie : les touches orangées sur le sol alors que le soleil se lève, les motifs colorés sur le manteau de Jade, les bijoux en or, le bleu pâle du fleuve. Le lecteur se délecte de ces compositions : le noir de l’acier du pont ferroviaire tranchant sur le vert luxurieux de la végétation, le vert gorgé d’eau de la forêt avec ces arbres les pieds dans l’eau du marécage, la brume gris-bleu qui rend fantomatique l’arrivée et le regroupement de dizaines de gorilles dans la brume, le ton sépia pour les souvenirs de Kim petite fille, le rouge orangé dans la case de Zymba Motta alors qu’il crache violemment du sang, et… De la page trente à la page trente-trois, Kim Nelson et Jagger déambulent dans un marché découvert. : l’artiste se livre à une mise en couleur d’une minutie extraordinaire, évoquant par endroit celle de Barry Windsor Smith. Comme dans les tomes précédents, elle allie un détourage classique au trait noir, avec la couleur directe, dosant l’un par rapport à l’autre en fonction de la séquence et des éléments à représenter. À nouveau le lecteur se trouve sous le charme de l’élégance des compositions : le bleu pâle du fleuve aux doux miroitements, le vert insondable du marécage, les effets de texture sur les racines et le tronc de l’arbre démesuré dans lequel se trouve le roi gorille, les pelouses allant du vert au jaune desséché en fonction des zones, l’incroyable semi-transparence de la robe diaphane de Kim paralysée au sol, etc.
Cette fois encore, le lecteur éprouve la sensation de lire une bande dessinée réalisée par un seul et unique créateur, chaque séquence faisant preuve de la complémentarité sophistiquée entre texte et image, et d’un sens de la narration visuelle. Le lecteur sent bien l’intention de mise en scène pour un effet visuel. Que ce soit le choix d’un endroit spectaculaire comme le pont ferroviaire au-dessus de fleuve reliant deux berges vallonées verdoyantes, le marché et sa myriade de marchandises, la terrasse enténébrée de la maison isolée où réside Kim Nelson. Ou que ce soit une scène dont l’action se nourrit de l’interaction entre les personnages et leur environnement : cette effrayante avancée les pieds dans l’eau dans un sous-bois où se cache un serpent tueur, cette grande place dégagée à Manokko où se presse une foule compacte et silencieuse anxieuse de découvrir si le sorcier adoubera Zymba Motta lors de la cérémonie. Ana Mirallès réalise également quelques plans tout simplement splendides pour leur environnement, comme une vue en élévation de la jungle avec le fleuve serpentant au milieu, ou une route de terre dont les deux côtés sont mangés par la nuit.
Le lecteur attend également de découvrir le sort de chaque personnage, la fin de l’intrigue avec la perle, et la manifestation du surnaturel. Ce dernier est présent dans la série depuis le premier tome, jusque dans le titre qui évoque une créature de la mythologie arabique. Il se souvient que Jade et Kim sont passées par bien des épreuves qui les ont aguerries, au travers desquelles elles ont acquis une compréhension de leur condition de femme à leur époque, et une maîtrise de leur corps en tant que moyen pour donner du plaisir charnel, et en éprouver également. Cette fois-ci encore, Jade utilise son corps comme un outil pour parvenir à ses fins en satisfaisant un mâle. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir une soumission gratuite, ou bien un choix assumé, d’une part sous l’angle de la fin justifie les moyens, d’autre part sous l’angle de participer de plein gré à une action plus grande que soi, en total consentement. Le scénariste continue d’utiliser le surnaturel à différentes fins. Dans la séquence d’ouverture, il montre comment la situation et les actions de Kim Nelson au temps présent découlent des actions de Jade une cinquantaine d’années plutôt. Lorsque Jade s’avance au milieu des gorilles, elle trouve en elle les ressources pour dépasser la peur d’être submergée par eux, une métaphore de l’individu qui se sent faible et qui interagit avec un groupe d’individus qu’il perçoit comme forts. Le poison utilisé par Suwani peut se voir comme l’incarnation d’un acte malveillant dont les conséquences échappent à celui qui l’a commis, avec des résultats imprévisibles. En parallèle de ces conventions fantastiques, des horreurs très réelles se font sentir comme l’extermination d’une population ou le trafic d’organes.
Ce tome vient conclure le cycle Africa, en cohérence avec les caractéristiques de la série, depuis le corps féminin perçu comme un moyen par la femme, jusqu’à l’existence de force dépassant les êtres humains, en passant par un pays perçu comme exotique par les personnages principaux. La narration visuelle d’Ana Mirallès rayonne à chaque page, de séduction, d’élégance et de délicatesse, un délice exquis du début à la fin. L’intrigue se termine avec clarté et justesse. Un grand cru.