Tout règne est un jeu de stratégie. Il y a des pièces sur l’échiquier.
Ce tome est le second d’une trilogie indépendante de toute autre, constituant une histoire complète ; il faut avoir le premier tome avant Wika - Tome 01: Wika et la fureur d'Obéron (2014). Sa parution originale date de 2016. Il a été réalisé par Thomas Day pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante pages de bande dessinée. L’artiste est également connu pour avoir illustré les cinq premiers tomes des Chroniques de la Lune noire (de 1989 à 1992, scénario de François Marcela-Froideval), et la série Requiem (scénario de Pat Mills). Il s’ouvre avec une carte sur deux pages, au dos de la couverture et la page en vis-à-vis, présentant le royaume elfique, le monde Pan, la forêt de l’oubli, les territoires Gobelins, l’archipel des périls, la mer du serpent, la chaîne des montagnes de fer, le royaume Nain, etc.
Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, dans un monde secret où les vœux s’exauçaient encore – le monde de Pan -, un roi qui attendait son fils, de retour d’une bataille aussi inutile que cruelle. Où rien n’avait été gagné et presque tout avait été perdu… On raconte beaucoup de choses sur le roi Wotan, comment il a conquis le pays des glaces au nord, la Forêt de l’oubli au sud, l’archipel du rêve à l’ouest. Mais jamais personne n’osera parler en sa présence du prince Obéron, de ce fils né dans le sang, béni par les fées majeures et résolument indigne d’une telle grâce. Et si on ne parle jamais d’Obéron au roi, c’est parce que le prince est né en tuant sa mère, au terme d’un accouchement si long que l’épuisement a consumé la reine, la plongeant dans le Sidh comme s’enfonce la racine de l’Yggdrasil dans les reins du monde. Si on ne parle jamais d’Obéron au roi, c’est aussi à cause de Titania…
Le roi Wotan se tient en majesté sur son trône, avec plusieurs fées se tenant sur les marches. Le prince Obéron entre dans la gigantesque salle du trône. Les fées commentent : Le prince est de retour, Claymore Grimm est mort, Le roi est furieux… Le roi ordonne d’une voix de stentor à tout le monde de sortir : Il veut parler à son fils, à cette engeance, seul. Habité par la colère, il exige de savoir comment son fils a pu se conduire ainsi avec sa propre sœur. Obéron répond plein d’assurance et de défiance qu’il ne s’agit pas de sa sœur, mais de sa sœur jumelle, la parfaite moitié de ce qu’ils étaient et ne seront plus jamais. Wotan reprend la parole : il reproche à son fils qu’il ne doit pas se présenter devant lui le roi, dans cette armure, pas après ce qu’il a fait à sa fille. Il continue : Obéron ne peut pas utiliser le pouvoir de son armure pour nourrir ses désirs, détruire les siens. Obéron répond que jusqu’alors il n’avait porté cette armure que pour conquérir des terres qui n’ont jamais été celles des Elfes, Ondines à l’ouest, Géants au nord, Djinns au sud, terrassés, massacrés pour le roi. Ce dernier rétorque : La paix par la conquête, une paix durable ! Les fées majeures ont offert cette armure à Obéron, pour unifier le monde de Pan, pas le briser en mille morceaux ! Wotan estime qu’il aurait dû noyer Obéron enfant, dès la première bête qu’il a torturée. Aujourd’hui sa fin va être nettement plus salissante.
D’un côté, le récit suit la ligne directrice prévisible : Wika Grimm va monter en puissance, en triomphant d’une succession d’épreuves, jusqu’à être en mesure d’affronter le grand méchant, pardon, Obéron, elle va connaître une terrible défaite avant de revenir encore plus forte, pour triompher. Elle va bénéficier de l’aide d’autres rebelles à l’ordre établi, sans oublier d’entrer en possession de ses pleins pouvoirs extraordinaires et de quelques armes bien pratiques. Et quelque part dans tout ça, il y a un prix à payer. De son côté, le dessinateur donne à voir le monde des Fées dans toute sa démesure et ses couleurs séduisantes. Le roi Wotan Siège sur son trône, dans une ambiance dorée, avec des rais de lumière. La présence d’Obéron fait passer de doré à argenté, avec une sensation glaciale à l’unisson de ses intentions meurtrières, allant jusqu’à une blancheur éclatante, aveuglante, blessante et stérile. À bord du vaisseau Anticythère, Wika est entourée tantôt de noir, tantôt d’un bleu teinté de violet, pour évoquer les Fées noires et la profondeur des abysses. Puis des teintes vertes apparaissent, évoquant les paysages naturels du Sanctuaire, comprenant des lambeaux de blanc, comme en écho de ceux d’Obéron. Un peu plus tard, elle baigne dans une lumière rose évoquant sa défunte mère, et se dégradant à nouveau vers le blanc, pour rejoindre la Dame blanche, liant ainsi les deux faces d’une même pièce.
Sauf que la narration graphique emporte tout sur passage, comme pour le premier tome. Le roi siège sur son trône : le lecteur prend le temps de regarder cette illustration en pleine page, débordant sur la page en vis-à-vis à gauche. Son attention se porte sur les différentes parties de l’armure et leurs ornementations. Son regard est également attiré par la belle barbe blanche assortie aux épaulettes en fourrure (ça doit être le contraire), la couronne, l’immense lance ouvragée d’apparat, et le regard courroucé du roi. Il détaille également les arabesques décorant chaque marche du trône, les murs sur la page de gauche, avec la reprise du motif des yeux déjà présent dans le tome un. Il détaille les fées à proximité du trône, chacune différente, et le motif de leurs ailes. Il note la présence de minuscules fées cristallines voletant un peu partout. Il s’apprête à tourner la page, jetant un dernier regard et distinguant ainsi un motif qui avait pu lui échapper : les ailes déployées de Wotan lui-même. Alors, bien sûr, il peut se dire que cette profusion d’informations visuelles et cette minutie ne bénéficient qu’à cette double page d’ouverture, tout en se rappelant les pages du premier tome, et en sachant pertinemment qu’il va en prendre plein la vue tout du long. Les planches deux et trois sont également construites avec un décor sur la double page et des cases en insert dans le tier inférieur. La composition coupe à nouveau le souffle : les raies de lumière tissant une trame avec les gigantesques piliers et l’entrelacs sophistiqué des motifs au sol.
Chaque fois qu’il tourne une page, le lecteur sait qu’il va découvrir un nouveau spectacle, aussi somptueux que celui qu’il vient de quitter. Page cinq, il découvre des éclairs se déchaînant depuis l’intérieur d’une haute tour qui vole en éclat. Pages six et sept, l’artiste se démène pour montrer la puissance des énergies libérées et leurs ondes de choc. Page neuf, il adopte une construction de page mettant en valeur Wika dans une case en demi-lune en partie supérieure, et dans un cercle en partie inférieure, avec les Fées noires au milieu. Les pages dix et onze disposent de deux colonnes de cases, avec une grande case centrale à cheval sur les deux pages. La page douze se compose de cinq cases de la largeur de la page, et la page treize commence par une case de la hauteur de la page pour la plongée du vaisseau Anticythère dans les profondeurs. Etc. C’est une vraie merveille de construction de planche, chacune créée sur mesure pour le moment qu’elle décrit et qu’elle raconte.
Le lecteur peut tout aussi bien s’attacher à tel ou tel détail, à nouveau page après page. L’étrange visage de la petite fée fou du roi sur la deuxième marche permettant d’accéder au trône. La fontaine en forme de masque avec les yeux qui pleurent derrière le trône. Les joyaux de la couronne de Wotan assortis à ceux de sa ceinture. Le dragon steampunk au service d’Obéron. Les dents des engrenages dans la salle d’observation du palais d’Obéron. Les chausses à pointe recourbée de Perch Pich Joad, roi des lutins. La flute traversière de Hamelin. La crosse du pistolet de Wika. Ou encore les tenues un peu osées que lui concoctent les trois Fées noires. Car les auteurs insèrent quelques touches d’humour bienvenues, dans ce registre impossible de ne pas mentionner le cadeau de Gwynette à Wika. Quel que soit son état d’esprit initial, le lecteur se retrouve vite subjugué par une telle profusion d’éléments visuels, par une telle inventivité présente dans chaque détail, sans aucune baisse d’attention de la part de l’artiste. Ce dernier l’emporte dans un monde très tangible, intégralement développé. Cela fait toute la différence par rapport à une narration visuelle réutilisant des clichés prêts à l’emploi devenus insipides à force d’usage. Même un lecteur peu convaincu par le principe d’un monde féérique finit par s’y retrouver en immersion totale, dépaysé par l’exotisme, à la fois émerveillé par l’imaginaire foisonnant, à la fois sur le qui-vive dans ces environnements trop beaux.
Le lecteur se dit qu’avec une narration visuelle d’une telle intensité, le scénariste peut dérouler une intrigue éculée, elle paraîtra quand même entraînante. Or il découvre que l’auteur fait la part belle à la dimension visuelle, tout en intégrant des petits plus. Il ne se contente pas de suivre servilement Wika, en l’affichant à toutes les pages. Il ouvre ce chapitre avec un autre personnage, pour donner une profondeur sur plusieurs générations, pour donner la pleine mesure de l’ambition d’Obéron et mettre en lumière le prix qu’il est prêt à payer. Le lecteur sourit en voyant les trois Fées noires donner chacune un présent à Wika, telles des marraines à la petite princesse… mais il y a un prix à payer, un engagement à long terme qui va à l’encontre des valeurs de Wika. Un peu plus loin, Obéron expose son plan à la Dame blanche, comme le premier méchant d’opérette venu. Là encore, il se joue plus que ce que voit le lecteur. Le tyran teste la justesse de son plan à l’aune des réactions de sa compagne… pendant que le scénariste endort le lecteur en lui révélant ce qui va se passer, alors qu’Obéron a déjà préparé les deux coups suivants… qui ne sont révélés ni à la Dame blanche… ni au lecteur. Un peu plus loin, c’est le retour à la vie d’un personnage secondaire que le lecteur avait vu bel et bien mort sous les assauts de l’ennemi. Par ailleurs, si les terres du Sanctuaire forment une terre d’asile bien pratique, et que la présence d’Yggdrasil (et Ratatosk) relèvent de la mythologie basique, le lecteur ne s’attendait pas forcément à ce que le scénariste évoque le Sidh.
Le lecteur entame le tome deux avec la conviction de savoir par avance ce qui va se passer dans l’intrigue, et c’est le cas. En revanche, il a oublié l’intensité de la narration visuelle, son inventivité et sa solidité, un travail aussi minutieux constituant une force de persuasion prodigieuse. Histoire de fées dans un pays magique, certainement, avant tout un monde qui existe dans les moindres détails, avec une cohérence parfaite et une qualité d’immersion totale. Or l’intrigue s’avère plus étoffée que ne le laisse supposer sa trame très classique, que ce soit par l’épaisseur des personnages, leurs motivations et les stratégies en place. Magique !
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