Comment faire pour prévenir de telles détestations ?
Ce tome regroupe la présentation de trente-quatre écrivains français, répartis sur cinq siècles du seizième au vingtième. Sa première édition date de 2019, et la version augmentée de 2022. Il a été réalisé par Catherine Mory (professeure de français) pour le scénario, et par Philippe Bercovici pour les dessins, avec une mise en couleur réalisée par Isabelle Lebeau et Christian Lerolle. Il comprend environ trois-cent-quarante pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec un avant-propos de l’autrice, évoquant son intention : Comment faire pour prévenir une détestation des auteurs classiques ? Elle y répond : C’est par la porte de la biographie qu’elle propose au lecteur d’entrer. Elle a choisi les auteurs les plus étudiés pour le baccalauréat dans la mesure où cet ouvrage s’adresse à tout public dès le lycée. Chaque siècle bénéficie d’une page de texte évoquant le contexte historique et les grands courants de pensée. Il se termine par un glossaire de soixante-quatre termes, allant de Acrostiche à Zutistes, en passant par Autofiction, Calligramme, Déisme, Édit de Nantes, Existentialisme, Jansénisme, Monarchie de Juillet, Ordonnance de Villers-Cotterêts, Parnasse, Syndrome de Stendhal, etc.
XVIe siècle. François Rabelais, vers 1483 (près de Chinon) – 1553 (Paris). Au moyen-âge, les livres étaient copiés à la main. C’est pourquoi ils étaient rares et très chers. Avec l’invention de l’imprimerie au milieu du XVe siècle, tout change. Avant, les professeurs enseignaient surtout des commentaires. Avec l’imprimerie, les lettrés peuvent enfin lire les textes originaux. Désormais, les fidèles ont directement accès à la Bible et non plus seulement à travers les paroles du prêtre. Beaucoup critique l’enrichissement de l’Église et notamment le commerce des indulgences, qui permettait de racheter ses péchés contre de l’argent. On reproche notamment aux prêtres d’encourager les superstitions. Dès lors, nombreux sont ceux qui souhaitent réformer l’Église. Ainsi, en 1534 a lieu la fameuse affaire des Placards. […] C’est dans ce contexte que naît François Rabelais près de Chinon.
Joachim du Bellay, 1522 (Liré) – 1560 (Paris). Du Bellay est issu d’une illustre famille d’Anjou. Pour le petit Joachim, ça part mal. Orphelin à 10 ans, il est livré à lui-même dans le château familial. En plus, il est chétif et maladif. Mais il a un rêve : devenir homme de guerre comme son cousin Guillaume. Il compte bien sur ce dernier pour lui ouvrir la carrière des armes. Or, en 1543, le cousin bataille un peu trop fort, et avec lui s’écroule le rêve du jeune homme. C’est aux obsèques de Guillaume que du Bellay aurait rencontré Ronsard. Toujours est-il que, en 1547, Du Bellay suit Ronsard au collège de Coqueret à Paris, pour étudier la culture gréco-latine. Sous la direction de leur maître Jean Dorat, ils deviennent de véritables humanistes. Ils admirent les Anciens, mais veulent aussi défendre la langue française. Avec d’autres jeunes gens, ils forment la Brigade, bientôt appelée la Pléiade.
Au vu du titre, le lecteur se dit qu’il se lance dans un passage en revue de la littérature française (c’est dans le titre quand même), avec une historicisation de son évolution depuis les XVIe siècle jusqu’au XXe, au travers de grands auteurs, montrant les différentes phases d’évolution du roman. Peut-être décide-t-il de lire l’introduction après la partie BD, ou qu’il la survole. La page de présentation du XVIe siècle s’avère enrichissante et éclairante : l’invention de l’imprimerie, l’accessibilité des livres, les humanistes, naissance de l’Église réformée, promulgation de l’édit de Nantes, actions de François 1er (création du Collège de France, prémices de la Bibliothèque nationale), ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), promotion de la langue française. Pour ce siècle, l’autrice a retenu quatre écrivains : François Rabelais (1483-1553), Joachim du Bellay (1522-1560), Pierre Ronsard (1524-1585) et Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592). Selon l’auteur, elle consacre plus ou moins d’espace à sa biographie, au contexte historique de l’époque, à sa bibliographie, à citer certains passages de ses œuvres, et à sa vie intime. Le lecteur fait l’expérience que la narration est avant tout portée par le texte, les images venant l’illustrer. Les séquences sur une action avec deux ou trois cases à suivre sont très rares. À a lecture, il apparaît que le plus souvent le texte se suffit à lui-même. Les cases viennent apporter une incarnation humaine, en montrant l’écrivain ou l’écrivaine, souvent avec une touche d’exagération comique, entre une respiration dans un texte dense, et une accroche humoristique.
Un peu décontenancé, le lecteur se réfère au texte de quatrième de couverture et à l’introduction, et il constate sa méprise. Le dos de la BD le dit clairement : Cet album passionnant s’adresse aussi bien aux novices qu’aux férus de littérature. Puis : Il transformera à jamais votre vision des écrivains qui, bien que géniaux, restent avant tout… des hommes. Quand une BD s’empare avec humour des classiques et présente les génies français dans leur plus simple appareil… L’autrice l’annonce également clairement : C’est donc par la porte de la biographique que l’ouvrage propose au lecteur d’entrer. Le lecteur découvre ou complète ses connaissances sur la vie des auteurs suivant. XVIe siècle : Rabelais, Du Bellay, Ronsard, Montaigne. XVIIe siècle : Corneille, La Fontaine, Molière, Pascal, Mme de Lafayette, Racine. XVIIIe siècle : Marivaux, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, Beaumarchais, Gouges. XIXe siècle : Stendhal, Balzac, Hugo, Sand, Baudelaire, Flaubert, Zola, Maupassant, Rimbaud. XXe siècle : Proust, Apollinaire, Céline, Aragon, Sartre, Camus, Duras. Cette liste des écrivains suit l’ordre chronologique. En fonction des connaissances sur eux, de leur vie, un chapitre peut aller de quatre pages (par exemple pour Joachim du Bellay), à dix-sept pages (pour Louis Aragon).
Le lecteur constate rapidement que chaque entrée présente une densité élevée. Les textes sont clairs, rédigés avec des phrases courtes, tout en abordant une multitude de notions. Par exemple, pour Olympes de Gouges (1748-1793), l’autrice aborde les circonstances de sa naissance (fille illégitime d’un poète futur académicien), son éducation, son mariage à dix-sept ans (bâtarde, roturière, inculte et mal mariée, puis jeune mère), veuve à dix-huit ans, montant à Paris en 1770, fréquentant les salons progressistes, ayant des amants, se passionnant pour le théâtre, acquérant une conscience politique ardente et une impétueuse envie d’écrire, autrice d’une pièce de théâtre dénonçant l’esclavage qui se heurte au lobby de certains colons et armateurs, le contexte des états généraux et de la révolution française, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (établie par Olympes de Gouges), d’autres pièces de théâtres et des affiches sur les murs de Paris, la dénonciation des exécutions sommaires de centaines de prisonniers en 1792, sa proposition de s’offrir comme avocate de Louis XVI, la proposition d’organiser un référendum pour que les Français choisissent un gouvernement républicain, fédéral ou monarchique, sa condamnation et son exécution publique avec la guillotine. Tout ça en seulement onze pages.
Du coup, à la fois cela ne laisse pas beaucoup de place aux dessins, à la fois cela exige un fort investissement pour apporter quelque chose à une telle forme de texte. Philippe Bercovici est un habitué de ce défi, puisqu’il a également illustré d’autres tomes de la collection L’incroyable histoire de… : de la médecine, de la géographie, des sciences, de la médecine, de la mythologie grecque, de la mythologie nordique. Il a effectué les recherches nécessaires pour donner à voir des éléments authentiques de chaque époque, une reconstitution historique qui se voit dans les tenues vestimentaires, les bâtiments, les décorations intérieures, tous les menus détails du quotidien. Il met en scène chaque autrice et auteur, qui s’incarne ainsi sur la page, devenant un être humain, avec ses humeurs et ses manies, ses élans du cœur et ses passions, sans oublier ses relations avec l’autre sexe. Cela humanise chaque individu, et cela permet également d’apporter le support à une touche humoristique, avec une réaction émotionnelle exagérée, ou en faisant apparaître la singularité d’une action en montrant la réaction des personnes autour. En outre, les dessins inscrivent de manière concrète l’écrivain dans son époque, dans son environnement géographique, dans son cercle social.
Insensiblement, le lecteur s’adapte à la densité de cette forme de narration voyant les éléments biographiques dessiner le portrait de vraies personnes, des individus qui ne sont plus des monstres sacrés, des réputations un peu vagues, ou un simple nom sous un titre. Ils ont aimé, ils ont vécu avec leur éducation ou son absence, ils ont pris position, ils se sont engagés politiquement ou autrement. Leur vie est inscrite dans le siècle, que ce soit Olympe de Gouges et la Révolution française, Joachim du Bellay et l’avènement de la langue française ou Émile Zola et l’affaire Dreyfus, Louis-Ferdinand Céline et l’antisémitisme, Louis Aragon et le Parti communiste français, Marguerite Duras et le FLN pendant la guerre d’Algérie, etc. Au fur et à mesure, le lecteur voit émerger l’un des paramètres qui a pu guider l’autrice, en particulier pour les auteurs du XXe siècle, qui est celui de l’engagement.
L’incroyable histoire de la littérature française ? Pas tout à fait, ou plutôt l’incroyable histoire d’autrices et d’auteurs qui ont fait la littérature française. À partir d’un choix personnel de trente-quatre auteurs et autrices, la scénariste raconte leur vie personnelle, en la remettant dans le contexte de l’époque, souvent dans le contexte littéraire, toujours dans le contexte historique, en développant leur vie personnelle, et en l’illustrant de brefs extraits (choisis également) de leurs œuvres. Le format de la narration de cette bande dessinée apparaît très contraint, avec un texte qui supplante la partie graphique, et avec un dessinateur aguerri qui apporte un niveau d’incarnation à chaque écrivain qui devient ainsi un être humain, avec une touche humoristique légère et régulière, attestant de collaboration entre scénariste et dessinateur. Le lecteur en ressort avec une vision transformé du métier d’écrivain, et, en effet, une vision plus étoffée de l’histoire de la littérature française, avec une approche pragmatique, plutôt que théorique. Enrichissant.
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