L’extase reste l’extase, d’où qu’elle surgisse.
Ce tome est la seconde moitié d’un diptyque, faisant suite à Le Caravage T01 La palette et l'épée (2015). Ce tome est initialement paru en 2018. Il a été réalisé par Milo Manara pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs, assisté de Simona Manara pour les couleurs, la traduction a été réalisée par Aurore Schimd. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée.
1606, une nuit d’été, non loin de Rome dans un camp de saltimbanques. La communauté est réunie autour du feu, en train d’écouter deux musiciens et de regarder une adolescente dansant avec vivacité. Une matrone imposante remarque une petite charrette tirée par un unique cheval en train de passer le pont. Le conducteur les salue : elle reconnaît le vieux Lanzi, et elle lui demande ce qu’il veut. Il descend de sa charrette et il retire le drap de son chargement, indiquant que c’est l’homme couché qui a besoin d’aide, il est blessé et il ne va pas bien. La matrone dit qu’il doit être recherché par la garde. Lanzi indique qu’elle a raison, il a beaucoup de fièvre. Il ajoute qu’il sait qu’elle peut le guérir. Il lui confie quelques écus, ainsi que l’épée dont l’homme ne se sépare jamais. Elle accepte, Ursus l’homme fort vient prendre Michelangelo Merisi toujours inconscient, et il l’emmène pour l’allonger dans la couchette d’une des roulottes. Une femme se penche sur lui pour l’examiner : elle le reconnaît, c’est un grand artiste. Elle constate que la blessure est purulente, sûrement provoquée par une lame infectée, il faut la nettoyer ou il mourra. La matrone décide qu’il faudrait de la poudre d’argent, et il est décidé d’envoyer Ipazia pour en chercher à l’aube.
Le lendemain, l’adolescente s’en va chercher la poudre d’argent, à cheval. Elle revient accompagnée par un carrosse tiré par deux chevaux. Arrivé au camp, il en descend la comtesse Colonna qui a tenu à venir en personne. Elle se rend au chevet du blessé et confirme son identité. Elle explique qu’elle a apporté tout le nécessaire. Elle ajoute qu’il faut le sauver, il s’agit du plus grand artiste de leur temps. Elle s’en remet à la troupe car elle les en sait capable. Elle sort de la roulotte en leur disant qu’elle sait qu’ils partent pour Naples. Elle s’est munie de tout ce qui lui faut pour peindre. Quand il ira mieux, s’il produisait des toiles, elle souhaite qu’ils les lui apportent à son palais de Naples. Elle les y attendra : ils font tout leur possible qu’il soit gracié, mais pour y parvenir, il faut de nouvelles toiles. Elle charge Ipazia de s’en occuper, car elle a l’air dégourdie. Quelques jours plus tard, Michelangelo est remis sur pied et il décide de peindre La cène à Emmaüs, avec Jésus que tous croyaient mort. Une fois son tableau achevé, il se recule, et il reprend un pinceau pour barbouiller de noir la fenêtre et son paysage, provoquant des cris d’effroi d’Ipizia. Elle ne comprend pas son geste : la fenêtre était si belle ! Il lui rétorque : Belle et inutile comme Ipizia ! Une bohémienne indique que la garde arrive !
La première page replonge directement le lecteur dans l’histoire, avec sa mise en couleur si particulière, et cette case occupant les deux tiers de la page pour montrer l’environnement. Simona et Milo Manara utilisent une teinte de gris déclinée en plusieurs nuances, avec une légère touche discrète de vert, une ambiance nocturne amalgamant une excellente visibilité avec une sensation de nuit. Cette ambiance unique se retrouve lors d’une nuit dans la roulotte avec une discrète touche violette, puis à bord d’un navire alors que Merisi est le témoin des souffrances des rameurs, et encore lors de la fuite de Malte en descendant un mur de rempart grâce à une corde accrochée à un créneau. Cette première case frappe également le lecteur par la beauté du paysage nocturne, par la finesse et la délicatesse du trait : une vue panoramique d’une chute d’eau, avec un village au sommet de la falaise, un pont en pierre avec trois arches, la végétation accrochée aux pentes escarpées, la petite chapelle ; les roulottes et le feu de camp avec la seule tache de couleur claire. Le lecteur découvre d’autres cases établissant un environnement, occupant les deux tiers d’une page : une vue de la baie de Naples et du Castel dell'Ovo en plein jour, les modèles contemplant le tableau achevé Les sept œuvres de Miséricorde, l’arrivé par la mer à La Valette à Malte avec sa forteresse, Le Caravage contemplant La décollation de Saint Jean-Baptiste, Michelangelo Merisi se morfondant au fond d’une oubliette, l’évasion nocturne de la forteresse de Malte, la balade dans une très vieille grotte appelée L’oreille de Dionysos, autant de visions mémorables.
Michelangelo étant sorti de Rome, sa vie offre plus de diversité en termes de localisations, et de situations. Le bédéiste représente des séances de peinture : choix de modèles pris directement dans l’entourage de l’artiste, c’est-à-dire des individus du peuple dénués de toute notoriété, installations de nature diverse pour réaliser les toiles, dans un palais de l’ordre de Malte, dans le logement même du peintre, ou bien en plein air dans le campement de saltimbanques, le dessinateur représentant à chaque fois les outils du peintre, et l’installation de la toile en fonction de ses dimensions. Le lecteur retrouve quelques séquences urbaines prenant le temps de regarder les constructions, les activités de rue (transport de marchandises variées, déambulation des anonymes de différentes strates de la société, passage d’un carrosse, déchargement de navires, raccommodage par un groupe de femmes installées sur des chaises, etc.), linge en train de sécher, monuments dans une perspective, etc. Il passe d’une veillée autour d’un feu de camp, à une adolescente équilibriste debout un pied sur la selle de deux chevaux, des soldats reluquant lubriquement une jeune femme se baignant nue dans une rivière, un repas chaleureux dans une taverne, une funambule, un voyage en galère, un duel à l’épée, un deuxième duel à l’épée, une balade funeste les pieds dans l’eau en bord de mer, etc.
Comme dans le premier tome, l’auteur met en scène l’artiste en train de peindre, incluant les tableaux correspondants dans une case, et en évoquant d’autres hors champ. La liste se révèle impressionnante : La mort de la vierge (1605-06), Le repas à Emmaüs (1606), Marie-Madeleine en extase (1606), Les sept œuvres de miséricorde (1607), La flagellation (1607), Portrait d’Antonio Martelli (1607/08), Portrait d’Alof de Vignancourt (1607), La décollation de saint Jean-Baptiste (1608), Amour endormi (1608), L’enterrement de sainte Lucie (1608), La résurrection de Lazare (1609), La nativité avec saint François et saint Laurent (1600), David et Goliath (1606-07), Le martyre de sainte Ursule (1610). Le lecteur peut voir un artiste tout entier consacré à son art, ayant conservé le sang chaud, trait de caractère également mis en avant dans la première moitié. Les convictions de Michelangelo Merisi continuent de le porter vers le peuple, à la fois comme public de ses œuvres, à la fois comme modèles pour les personnages de ses toiles. Il bénéficie de l’aide indirecte de la comtesse Colonna, subjuguée par ses toiles, œuvrant pour lui auprès des autorités afin qu’il puisse bénéficier d’une grâce pour son crime.
Le lecteur se délecte de cette biographie racontée avec délicatesse, émotion et une pointe de sensualité. Il ressent la fougue de l’artiste, sa volonté de se montrer naturaliste et parfois brutal. Il voit un homme habité par sa vocation, se donnant à son art, refusant de se cantonner à appliquer des recettes académiques, pour plutôt rechercher une forme de vérité et de réalisme. Ses tableaux combinent la douceur des couleurs et la violence de certains actes, une forme de version miroir de la vie du peintre telle qu’elle est montrée par le bédéiste. Le lecteur voit un artiste emporté dans une fuite en avant, tout en espérant un retour à la normale. Il doit se tenir à l’écart de Rome, et éviter les forces de l’ordre à sa poursuite. Mario lui fait observer qu’il pourrait s’établir à Naples en toute tranquillité et jouir de la vie. L’artiste lui répond que : Tout le monde le hait, lui-même compris. Il ajoute que : Il y a un démon en lui, qui l’’entraîne vers les ténèbres dès qu’il touche la lumière du doigt… La grâce ?! Il n’y croit plus ! Ils le veulent mort ! Ils finiront par le tuer ! Le lecteur voit un homme qui ne peut pas être en repos, qui porte un regard critique sur lui-même et qui se juge coupable. Cela le pousse à rechercher la grâce, celle très concrète de la justice pour pouvoir regagner Rome en honnête citoyen, et de cette grâce juridique il estime qu’il découlera une grâce spirituelle. Le lecteur se demande dans quelle mesure il peut faire le parallèle avec le bédéiste, lui-même artiste, si ses motivations profondes s’avèrent similaires à celles du peintre, s’il est lui aussi à la recherche d’une forme de grâce, esthétique bien sûr, peut-être spirituelle.
Deuxième moitié de la vie du Caravage selon Milo Manara : celui-ci a choisi avec soin les périodes qu’il souhaite aborder, et il fait un savant usage de l’ellipse pour se focaliser sur les événements biographiques les plus attestés, et prendre du recul quant à ceux qui font débat. Michelangelo Merisi apparaît comme un artiste avec une vision très claire et intense quant à ce qu’il souhaite faire apparaître dans ses œuvres, possédant une maîtrise technique exceptionnelle, confinant au génie. La bande dessinée diffuse une élégance incroyable, donnant la vie à ses personnages, reconstituant cette époque, et donnant à voir la passion et la souffrance du Caravage. Un souffle spirituel.
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