On a beau tout faire bien, ou au moins au mieux, il y a toujours un truc…
Ce tome contient une histoire complète de type naturaliste. Sa parution originale date de 2024. Il a été réalisé par Sylvain Bordesoules pour le scénario et la narration visuelle. Il comprend cent-cinquante-six pages de bande dessinée en couleurs. Ce bédéaste a également réalisé L'été des charognes (2023), une adaptation du roman (2017) de Simon Johannin.
Un très beau lever de soleil sur la promenade des Anglais à Nice. Des jeunes gens effectuent leur jogging, une personne à la rue termine sa nuit allongée sur un banc, alors que sur ceux d’à côté deux autres sont déjà réveillés. Un jeune homme refait le lacet de sa basket en mettant son pied sur le banc, les rayons du soleil irisent l’écume produisant de magnifiques couleurs, le contenu d’une canette de Coca souille le trottoir, les mouettes guettent dans le ciel, un jeune homme achète son journal dans un kiosque de rue. Les premières voitures circulent, les pigeons se nourrissent, un maraicher est déjà ouvert avec ses étals chargés de fruits et légumes. Dans un modeste immeuble, Mélissa et Press sont déjà levées et prêtes à partir. La première s’assure que les chats ne sont pas sur le balcon, puis elle emmène sa conjointe au travail. Elle va en profiter également pour aller voir mère-grand. Elles descendent au garage minuscule : Press déplace le scooter, et Mélissa rentre dans la voiture par la fenêtre du fait de l’étroitesse du box. Chemin faisant, elles papotent sur les vieux déjà attablés au café, les problèmes de cheveux de Mélissa, une personne à la rue qui fait la manche. Puis elles s’inquiètent d’un pictogramme qui se met à clignoter sur le tableau de bord indiquant Set TPW, la gravité de l’anomalie, combien ça va coûter, les commérages des employées de Gros Froid quand elles vont voir Mélissa déposer Press, etc.
Après avoir déposé Press, alors qu’elle regonfle son pneu à une station-service, Mélissa se souvient de l’époque où pendant trois mois elle a dormi dans sa camionnette sur le parking du supermarché Gros Froid. Pas payer de loyer lui a permis de mettre de la thune de côté qu’elle était bien contente de trouver pour la caution du studio avec Press. Elle est restée un an en tout et pour tout dans sa camionnette. Vers la fin, elle a bossé chez Gros Froid et elle a rencontré Press. Coup de foudre au rayon Crèmerie. Après ça commençait à parler, elles ne pouvaient plus être dans la même équipe. Il y avait la cheffe qui allait se faire épiler pendant qu’elles, elles charbonnaient. Et un jour on lui a demandé de s’excuser à une vieille qui l’emboucanait parce qu’elle n’aimait pas son fromage. Là Mélissa a rendu son tablier. Depuis c’est pointage chez Pôle Emploi tous les mois, mais au moins elle s’est respectée. Pendant ce temps-là au temps présent, elle a repris la route et elle arrive au cimetière. Elle continue à se souvenir : À un moment, elle s’était calée chez sa grand-mère mais elle enfermait son chat dans la chambre, ce qui a énervé la jeune femme. Elles se sont fritées et Mélissa est partie.
Le texte de la quatrième de couverture présente la bande dessinée : Tout se gagne à l’arrachée pour Candice et Mélissa, les deux sœurs […] livrent leur quotidien, leurs galères et leurs envies […] un récit en immersion dans l’existence de deux femmes. En fonction de ses envies à lui, le lecteur peut sentir la curiosité le titiller et ouvrir la bande dessinée pour la feuilleter : il peut être surpris par la forme des images, réalisées au feutre à alcool avec un rendu évoquant une sensation d’aquarelle, essentiellement en couleur directe, avec quelques traits de contours un peu appuyés pour rendre certaines formes plus lisibles, un degré de définition de la représentation variable en fonction des besoins de la narration, très précis ou bien plus évoqué que tracé. Les six pages de la scène d’introduction sont dépourvues de mots, une promenade dans quelques rues de Nice. Au cours du récit, le lecteur accompagne Mélissa et sa sœur Candice, chacune, dans leurs déplacements, visitant ainsi un cimetière de Nice, le trajet à pied qui mène à la crèche où travaille Candice, le terrain de football d’une association scolaire, la plage de Villefranche, le McDo du quartier, etc. Il apprécie la balade offerte par deux autres séquences muettes : en suivant Mélissa en scooter dans les rues de Nice de la page quatre-vingt-quatorze à la page quatre-vingt-dix-sept, puis pendant trois pages à partir de la cent-huit. À l’évidence, le bédéaste est très sensible au charme de cette ville et il souhaite montrer l’environnement pour que le lecteur puisse en apprécier l’incidence sur la vie des personnages.
Après la sympathique entrée en matière, le lecteur fait connaissance avec Mélissa, sa situation personnelle, sa situation économique, sa vie de couple, et ses chats. Il s’agit d’une collection de petites choses de la vies, des banalités : être au chômage, avoir peur d’une panne de voiture et des dépenses que cela occasionne, essai de style de vie alternatif en habitant dans un van, découverte et exploration de son homosexualité à trente-deux ans, visite à la tombe de sa grand-mère, petit coup de main pour entretenir les fleurs y compris celles des tombes avoisinantes pour s’occuper, s’occuper des chats, se faire à manger, regarder un peu de téléréalité, etc. Très banal, très personnel, très franc, très coloré, très honnête. Une vie de prolétaire racontée avec le point de vue de la personne qui ne se voit pas comme une héroïne de quelque sorte que ce soit, capable de prise de recul sur certains aspects de sa vie. À la page trente-neuf commence un deuxième chapitre consacré à Candice la sœur de Mélissa. L’approche est identique : factuelle, la banalité du quotidien, un monde coloré sous un beau soleil sans morosité, une vie de mère séparée et de ses deux enfants Colyne et Antonin. À nouveau le pragmatisme du quotidien : laisser ses deux enfants seuls et partir au travail, agent d’entretien et un peu plus dans une crèche, travailler, subir une remarque peu agréable d’une collègue parce qu’on part un peu plus tôt pour aller chercher sa fille et la conduire au football, et en voix intérieure l’évocation de François le père de ses enfants qui se sait atteint d’un cancer, le constat de ne pas avoir eu de modèle idéal étant enfant pour savoir comment se comporter en tant que parent, la conscience d’être motivée à accompagner ses enfants dans des activités parascolaires parce que ses propres parents ne l’ont pas fait pour elle, récupérer son fils qui a été gardé par sa sœur Mélissa, etc. Candice se voit comme une femme ordinaire : elle va de l’avant du mieux qu’elle peut, tout en ayant conscience qu’elle aimerait être une meilleure mère.
S’il y prête attention, le lecteur relève l’inscription en vis-à-vis de la première planche : C + M + S = Ensemble, à mes sœurs Candice et Mélissa. Il peut se dire qu’il s’agit d’une dédicace métaphorique : une interview de l’auteur confirme qu’il parle bien de ses propres sœurs, et qu’il a réalisé cet ouvrage avec leur consentement et leur participation, C pour Candice, M pour Mélissa et S pour lui Sylvain. En prenant un peu de recul, le lecteur voit bien la prévenance avec laquelle il les représente ainsi que les enfants et la compagne : de vrais êtres humains dans leur vie de tous les jours, sans voyeurisme, sans dramatisation ou complaisance. Il comprend mieux comment ces planches produisent un tel effet de réel : il ne s’agit pas de représentations photoréalistes, l‘ensemble des cases présente une cohérence tangible, un quotidien concret, des détails reflétant une vie véritable et personnelle, nourries par les routines des deux sœurs. Leur frère les représente avec respect, transcrivant les actions de leur quotidien. Ni l’une ni l’autre n’ont une vie extraordinaire, au contraire elles sont à l’opposé d’une instagrammeuse, profession qu’elles évoquent.
Le bédéaste met en scène deux femmes qui ne se plaignent pas, sans jamais les juger, sans donner dans le misérabilisme, deux êtres humains qui font tout ce qu’il faut pour que leurs vies aillent bien, dans un Nice différent de celui des cartes postales. Le lecteur ressent une empathie sincère pour Mélissa, sa situation de chômeuse, sa maladie (l’endométriose), ses actions pour assurer son quotidien et pour l’améliorer. Il se sent peut-être un peu plus impressionné par Candice qui élève seule ses deux enfants, qui est bénévole pour le club de football de sa fille, dont chaque journée se résume à enchaîner des actions, d’être plus un robot qu’une personne, que sa journée se résume à une liste de trucs vitaux à checker, valider que le travail soit fait, que les factures soient payées, que les petits aient à manger. Leur voix intérieure évoque leur vie, leur histoire personnelle, le fait qu’elles ont toujours vécu dans le même quartier, leur ex conjoint, etc. Elle établit également des constats et des réflexions : se respecter, les amis qui n’étaient pas des gens bien, la culpabilité de ne pas élever ses enfants comme on le voudrait, la relation avec le père des enfants, l’investissement d’une mère dans ses enfants, le comportement de certains relous à la plage, le fait de devoir compter chaque dépense (y compris un simple repas au McDo), la façon de parler à des enfants, la sensation de ne pas avoir le temps d’exister (à la fois l’absence de temps pour soi, à la fois le fait de ne pas avoir à réfléchir), le fait d’avoir toujours habité dans le même quartier, le sens de la vie. Candice se fait la réflexion que : Faut prendre le bon où il y en a. Elle estime que : Ce qui est bien c’est que les gens continuent leur vie, donc faut suivre aussi. Il n’y a pas le choix comme ça. On a beau tout faire bien, ou au moins au mieux, il y a toujours un truc… Mélissa se fait tatouer dans le coup : La vie continue.
Suivre le quotidien de Mélissa et celui de Candice, deux sœurs, dans la banalité de leur vie de tous les jours, tout en bas de l’échelle des salaires, à Nice. Ça ne fait pas forcément rêver : pourtant cette lecture est épatante. Le bédéaste raconte la vie de ses deux sœurs, avec des pages gorgées du soleil de Nice, dans un registre factuel, de leur point de vue, avec leur ressenti intérieur et leur histoire personnelle. Le lecteur accompagne ces deux femmes, jeunes trentenaires, entre débrouille du quotidien, projets et vie de famille. Une extraordinaire expérience d’empathie fraternelle.
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