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mercredi 29 janvier 2025

La dernière cigarette

C’était un soldat dans un pays devenu fou.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2004. Il a été réalisé par Alex Nikolavitch pour le scénario, et par Marc Botta pour le dessin et les couleurs. Il comporte quarante-quatre pages de bande dessinée.


Un prisonnier de guerre est conduit à l’échafaud par des soldats la police militaire. L’un d’eux lui demande s’il a une déclaration à faire. Le colonel Dorscheid répond que pas vraiment. Il voudrait juste une dernière cigarette ; il ajoute qu’il a un paquet dans sa poche. Un policier lui met une clope au bec, et lui allume. Il est arrivé devant le nœud coulant qui lui est passé autour du cou. On lui retire sa cigarette, et un gradé russe salue, pendant que le colonel est pendu. Après quoi il s’éloigne et est abordé par un autre gradé russe qui lui demande si c’est fait, puis s’il repart pour Leningrad. Tchektariov, commissaire politique russe, lui répond que sans doute, et il poursuit son chemin. Il repense au pendu : Dorscheid était mort. La paix avait été signée presque deux ans auparavant mais pour lui Tchektariov, c’était comme si la guerre avait attendu cet instant pour finir. Une guerre qui pour lui avait vraiment commencé en novembre 43, dans les hauteurs autour de Kiev. Le mont Chauve fut le Golgotha pour les hommes de ce bataillon d’infanterie dont il était le commissaire politique. C’était la première fois qu’il voyait le feu. Séparé de ses hommes, sa seule ressource était de trouver un abri jusqu’à la fin des bombardements. Un abri à peu près sûr. Une cave par exemple. Ils étaient dans une cave, de nuit, au cœur du mois de novembre, et pourtant il était en nage. Mais entre un officier de la Wehrmacht et les bombes qui pleuvaient, il ne savait pas trop quel choix faire. 



Le commissaire politique Tchektariov s’est réfugié dans une cave pour se mettre à l’abri des bombes. Il découvre un colonel de la Wehrmacht assis à même le sol, le colonel Dorscheid. Plutôt que de s’exterminer, Dorscheid lui demande du feu, et propose de lui donner une cigarette en échange. Il estime que c’est une transaction honnête. Tchektariov accepte, tout en estimant que c’est un peu tôt pour la trêve de Noël. Le colonel lui fait observer qu’il ne sait pas où ils seront fin décembre. Ils allument également une lampe à pétrole qui se trouve là. Tchektariov comprend que Dorscheid lui a offert son avant-dernière cigarette. Ils évoquent le bombardement en cours. Le colonel dit que ça ne servira pas à grand-chose si c’est les Allemands qui lâchent des bombes. Il continue : Pilonner pourra tout juste couvrir la retraite de l’infanterie, ou de ce qu’il en reste. Pour lui, l’Armée rouge aura du mal à être arrêtée maintenant, les Russes seront bientôt en Pologne, puis à Berlin, puis… Et puis, il ne sait pas : si les Américains débarquent, ils empêcheront peut-être les Russes d’atteindre Paris. Mais l’armée allemande n’est plus en état de se battre, et n’en a plus envie d’ailleurs. Pour lui, il faut être fanatique, ou désespéré pour vouloir s’interposer entre les Russes et l’ouest. Le commissaire politique fait le constat qu’on dit que la mélancolie fait partie intégrante de l’âme russe. Pour lui, c’est faux : en deux ans de présence ici, le pays l’a contaminé, il est comme les Allemands. C’est cette terre qui est mélancolique, qui rend mélancolique.


Une couverture à la manière de George Pratt, fort évocatrice, faisant appel à la culture du lecteur pour reconnaître l’allure d’un uniforme militaire allemand, et un autre évoquant un uniforme russe. En parcourant rapidement ce volume, le lecteur voit une approche assez originale concernant la couleur et les caractéristiques du dessin. La séquence d’ouverture se présente sus la forme de dessins réalisés au crayon, avec des traits de contour également au crayon, et des nuances d’ocre qui viennent habiller les silhouettes et les murs. Puis l’artiste passe à des contours encrés d’un trait fin et irrégulier. Il recourt ensuite au noir & blanc avec des nuances de gris, comme s’il peignait, se débarrassant rapidement des traits de contour au bout de deux pages. Une fois cette séquence achevée, il revient à l’usage des traits de contour encrés et des nappes de couleurs, avec de repasser dans le passé en noir & blanc sans traits de contour. Puis de revenir enfin au présent. Cela produit sur le lecteur, l’impression de peintures en noir & blanc pour les scènes du passé, rendant les souvenirs moins précis, patinés, comme vu à distance, ce qui les rend immuables et leur confère une qualité de destin implacable.



Le scénariste situe clairement le temps présent de son récit : à la fin de la seconde guerre mondiale, alors que les prisonniers de guerre commencent à être jugés et exécutés. Il en va encore plus précisément pour le la ligne temporelle dans le passé : novembre 1943 dans les hauteurs autour Kiev. De la même manière, il identifie explicitement la nationalité des deux protagonistes : russe et allemande, ainsi que leur fonction, commissaire politique et colonel de l’armée. Le dessinateur représente les éléments visuels qui permettent de les distinguer facilement : les insignes militaires, la forme de leur couvre-chef, la coupe de leur uniforme. Il en va de même pour les différents soldats, et pour la police militaire. Sans être de nature photographique, les dessins comprennent les détails nécessaires à la compréhension du lecteur. Les auteurs évoquent la seconde bataille de Kiev, opération de l'Armée rouge et contre-attaque de la Wehrmacht entre le 3 octobre et 22 décembre 1943. Puis, alors que l’armée allemande se désagrège et reflue en désordre, le commissaire politique russe se joint à une colonne d’infanterie qui va marcher vers Berlin en traversant la Biélorussie, pour rejoindre la Pologne, stationner quelque temps à Varsovie, et reprendre la marche jusqu’à Berlin.


Le dessinateur représente des scènes effroyables, trouvant le juste équilibre entre ce qu’il montre, et ce qu’il laisse à l’imagination du lecteur, rendant ces pans d’ombre encore plus horribles. Il voit la corde passée autour du cou de Dorscheid, sans assister au spectacle du nœud qui se resserre. Il voit les soldats avancer dans la neige, avec la sensation du froid qui le pénètre, sans aller jusqu’à la représentation de la morsure du froid et des souffrances physiques correspondantes. Par la suite, Tchektariov évoque dans son flux de pensée les abominations dont il est le témoin : Partout où ils passaient, ce n’étaient que scènes de désolation, Les plaines fertiles de l’Ukraine labourées par les clous et les chenilles des chars, engraissées par des cadavres sans nombre, l’ordre de ne pas faire de prisonniers parmi les SS qui tenaient la région (De toute façon, ses hommes n’avaient pas envie de faire de quartier), villages rasés, tous les habitants enterrés dans des fosses communes. La Biélorussie avait souffert encore plus que l’Ukraine. L’ennemi était désespéré et vivait sur un pays devenu plus qu’hostile. Toute résistance donnait lieu à des représailles.et le simple fait de n’avoir plus rien à manger, et donc de ne rien pouvoir donner, était considéré comme un acte de résistance. Les seules représailles encore possibles étant l’anéantissement total. La destruction, faute d’avoir un sac de farine ou un poulet. Accompagnant cet énoncé, le lecteur peut voir des images évoquant ces horreurs : des soldats avançant en groupe leur arme pointée devant eux, un officier allemand assis à même le sol avec un pistolet pointe sur l’arrière de son crâne par un soldat russe debout, de vagues formes humaines allongées sur le sol certainement des cadavres dans la neige. Et plus tard, un cadavre pendu à un lampadaire dans une rue de Varsovie, jusqu’à l’horreur de la solution finale avec un survivant dans son uniforme de prisonnier. Pour terminer avec une interprétation de la célèbre photographie Le Drapeau rouge sur le Reichstag, cliché d'Evgueni Khaldeï pris le 2 mai 1945 sur le toit du palais du Reichstag, à Berlin.



Le lecteur se retrouve complètement pris par cette narration visuelle entre description et sous-entendus, le faisant participer par automatisme, l’impliquant en faisant appel à son imagination pour compléter les zones imprécises. La voix intérieure de Tchektariov guide la narration, les images donnent à voir les situations au lecteur, les actions des personnages, elles rendent concret ce qui resterait sinon désincarné. Le lecteur commence par éprouver de l’empathie pour le commissaire politique, puisqu’il le voit dans une situation de péril, alors qu’il voit le feu pour la première fois, qu’il est vierge de tout acte de guerre. Par le hasard des circonstances, deux homes de camp ennemi se retrouvent à partager le même abri : ils font preuve de sens pratique. Pas de raison de se massacrer, de tuer l’autre : ce sont deux êtres humains en présence, inconnu l’un pour l’autre, sans motif de haine personnelle. Puis la vie reprend son cours normal, ou plutôt la guerre continue. Ils se revoient deux ans plus tard, dans des circonstances où ils incarnent chacun une facette de leur pays respectif, sans possibilité de se soustraire à cette fonction. Tchektariov se fait la réflexion que : Dorscheid était allé au bout de la guerre et avait commis l’erreur de se laisser entraîner dans celle des autres, c’était un soldat dans un pays devenu fou. Le commissaire politique russe dispose du recul nécessaire pour avoir conscience que lui-même il a fait exécuter des hommes servant dans son unité. Parce qu’ils n’étaient pas dans la ligne. Il est également déjà le témoin des prémices de l’après-guerre, de la valeur différenciée des prisonniers, selon qu’ils servent d’exemple, ou bien qu’ils soient discrètement escamotés parce qu’ils pourront servir (par exemple les savants et les industriels) dans des guerres futures. Sans être né en 17 à Leidenstadt, Tchektariov fait le constat que chacun, suivant les circonstances et les pressions, peut devenir un Dorscheid. Il est possible de se sauver soi-même, si l’on prend la décision de partir. De disparaître. De cesser d’être un rouage dans la machine.


Une histoire de guerre de plus : une amitié éphémère entre un colonel allemand et un commissaire politique russe à Kiev, le temps d’un bombardement durant la seconde guerre mondiale, et la suite. Une narration visuelle évoquant des peintures en noir & blanc, avec des nuances de gris en temps de guerre, plus classiques avec trait de contour, juste à la fin de la guerre. Elle rend concret l’environnement et l’époque, avec les éléments pertinents pour illustrer le flux de pensées du narrateur, et d’imprécision pour ne pas obérer l’horreur de ce qu’il évoque. Le lecteur sent peser sur lui la présence de la mort soudaine et arbitraire, ainsi que les prises de décision et les ordres ayant pour conséquence de donner la mort. Il se retrouve à éprouver de la compassion pour Tchektariov, mais aussi pour le colonel de la Wehrmacht. Miséricordieux.



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