Jamais deux Dewoitine n’auraient pu totalement détruire un régiment de chars !
Ce tome fait suite à Lefranc - Tome 32 - Les Juges intègres (2021), par François Corteggiani & Christophe Alvès, qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, par Régric (Frédéric Legrain) pour les dessins et Bruno Wesel pour la couleur. Il compte quarante-six pages de bande dessinée.
Le 16 juin 1940, une colonne de Panzers allemands commandée par le colonel Karl von Lieds avance sur la départementale 6 près de Luxeuil-les-Bains. Les chars se déplacent rapidement. Aucune force française ne s’oppose à leur progression. Le colonel demande à son aide Johannes à combien de kilomètres ils se situent de Besançon. Réponse : à un peu moins de cent kilomètres. Mais l’aide perçoit le bruit de moteurs d’avion. Deux aéroplanes, l’un avec une carlingue bleue et l’autre rouge, se rapprochent dans le ciel. Ils ne ressemblent à aucun modèle connu. Ils ouvrent le feu sur la colonne de chars. Les passages se suivent et les chars s’enflamment les uns après les autres. Les canons des blindés sont impuissants face à des avions aussi rapides. En quelques minutes, Karl von Lieds a perdu tous ses chars et probablement la totalité de ses hommes. Il semble être le seul survivant. Et il va avoir des comptes à rendre. Que va dire sa hiérarchie ? Heureusement que son aide de camp a pu prendre quelques photos. Le colonel s’éloigne, en jetant un dernier coup d’œil au lac dans lequel l’avion touché s’est abimé.
Paris, printemps 1956. Lefranc déjeune à la Brasserie Lipp en compagnie de son rédacteur en chef et d’une jeune Allemande prénommée Marlène. La discussion tourne autour du père de la jeune femme. Guy Lefranc demande s’il était effectivement le seul survivant. Elle explique qu’il a eu beaucoup de chances ce jour-là. Elle continue : La blessure à la jambe était plus grave qu’il ne le pensait et il a attendu des heures avant d’être secouru. La plaie s’est infectée et il a passé des mois à l’hôpital avant de terminer sa convalescence à la maison. Lefranc souhaite savoir comme a réagi sa hiérarchie, car il venait de perdre une trentaine de chars et une centaine d’hommes. Marlène indique qu’il est sûr que la perte de son régiment n’a pas arrangé les choses, mais de toute manière les relations entre son père et la clique d’Hitler n’avaient jamais été au beau fixe. Son père était un soldat et un patriote, mais il n’avait rien d’un nazi ; sa disgrâce était inévitable. Questionnée par Bruno et Guy, elle explique que personne n’a cru à l’histoire de son père, et il n’a pas insisté, il n’a jamais révélé à l’état-major l’endroit où se trouvait l’épave. Dans ses notes, son père cite l’exemple de tirailleurs sénégalais froidement abattus alors qu’ils s’étaient rendus. Il ne se sentait pas solidaire d’une telle armée. En permettant aux nazis de retrouver l’avion, il prenait le risque de leur fournir une arme extrêmement meurtrière et ça, il ne le souhaitait pas.
Un début d’histoire original pour un tome de cette série puisqu’il débute pendant la seconde guerre mondiale, alors que la première aventure de Guy Lefranc se déroule en 1952, dans le premier album La grande Menace. Le lecteur se retrouve à voir la progression de la colonne de chars dans la campagne française, suivant le véhicule autochenille du colonel. Conformément à l’attente du lecteur et aux spécifications de la série, la représentation de ces engins est impeccable, tant pour la précision que pour l’authenticité. En bas de la première planche, le lecteur voit apparaître les deux avions d’un modèle inédit, avec des caractéristiques techniques plausibles et en cohérence avec la technologie de l’époque. Comme d’habitude, le dessinateur représente de nombreux véhicules et engins : l’Alfa-Romeo du héros, la berline des services secrets, le camion-grue qui vient repêcher l’épave de l’Arès 101, le camion plateau sur lequel l’avion est posé, les voitures de police, un fourgon de police, des chars soviétiques des années 1950, etc. Un retour en arrière en novembre 1918 permet d’admirer une voiture d’époque et un biplan allemand. Un combat aérien met en scène des chasseurs Mig. La dimension technologique de l’époque se retrouve également dans une usine d’assemblage, dans des combinaisons de plongée et le matériel attenant. Sans oublier les objets du quotidien comme les téléphones en bakélite, un interphone de bureau, un modèle de cafetière, et les armes à feu maniées par les personnages.
Le plaisir visuel réside également dans la rigueur descriptive des dessins de type Ligne Claire. Dès la première planche, le lecteur peut se projeter dans l’environnement, en prenant le temps de regarder les arbres pour identifier leur essence, le pont de pierre au-dessus du cours d’eau, la clôture à base de poteaux et de fil de fer barbelé, un mur de clôture en maçonnerie, les bosquets d’arbres, la ferme, les pentes douces et herbues, tout ça en une seule page, avec une vue aérienne dans la dernière case. La narration visuelle offre au lecteur de pouvoir se rendre et de prendre son temps pour déguster un plat dans la brasserie Lipp avec sa banquette, sa belle nappe blanche, un verre de vin rouge bien sûr, les grands miroirs, les beaux lustres, et les serveurs avec nœud papillon. Puis il envie Lefranc de trouver facilement une place pour garer sa voiture place Vendôme, avec l’alignement de façades immédiatement identifiable. Il regarde le marbre du manteau de cheminée du bureau du général Caseneuve, le salon plus ordinaire et accueillant du journaliste Jules Meyer, la terrasse de l’hôtel où Marlène et Guy prennent leur petit-déjeuner avec sa corbeille de croissants sur la table, la salle d’archives poussiéreuse en sous-sol au murs de briques apparentes de l’Est Républicain à Luxeuil, la demeure cossue du riche propriétaire terrain Charles Valmont, l’immense propriété de Guillaume Tessier avec son grand parc, et enfin les locaux de la rédaction du Globe à Paris. Il est possible également que ses goûts le portent plus vers les scènes d’extérieur, en particulier la découverte du bel étang de Faideaugrave en page treize, la séquence de plongée dans le même étang en pages seize et dix-sept, la récupération de l’épave en pages vingt-deux et vingt-trois, avec de très belles couleurs jouant sur les nuances de vert et de bleu.
À nouveau, la narration visuelle factuelle et concrète permet au lecteur de croire en ce qu’il voit, de rendre plausible le récit, de l’inscrire dans un réel proche de sa réalité, avec des détails renforçant la vérité de ce qui est montré. Le lecteur se sent comme un journaliste embarqué, aux côtés d’individus normaux, progressant pas à pas et de manière pragmatique dans une recherche de faits (Quels étaient ces avions qui ont réduit à néant la colonne de chars ?) qui brise la tranquillité de gens influents. Il faut finalement peu de choses : une jeune femme cherchant à savoir ce qui est réellement arrivé à son père, et le secret militaire qui la contraint à se rendre sur place avec Lefranc. Ainsi, le scénariste contrevient à une attente implicite du lecteur : l’aventure se déroule en France, sans site extraordinaire ou exotique (Corteggiani & Alvès avaient également fait le coup dans le vingt-huitième album, 2017). Comme il est de rigueur, Guy Lefranc apparaît comme un jeune homme, à peine trente ans, peut-être moins, dans sa tenue traditionnelle : pantalon gris, chemise blanche, veste bleue, cravate rouge. Toutefois, il ne porte la cravate qu’au début et à la fin, et il porte même un polo orange le temps d’une séquence, et une tenue de plongeur pour rechercher l’épave dans le lac, un écart somme toute très relatif. Il fait montre de bravoure et de courtoisie, pratiquement d’aucune émotion, si ce n’est d’un peu d’empathie. Le moment le plus chargé en affect se déroule en page quarante-six, alors que Marlène lui prend la main le temps d’une case !
Le lecteur se laisse facilement prendre par le mystère qui entoure les deux avions Arès : mystère très relatif, puisque les deux avions sont montrés et que l’identité des pilotes et des constructeurs est révélée de manière très simple : la marque sur la queue de l’appareil et un petit tour aux archives de l’Est Républicain pour retrouver la trace d’une usine ayant fabriqué des avions, et le tour est joué. En termes d’intrigue, l’intérêt se situe ailleurs. En auteur d’expérience et en cohérence avec les caractéristiques bien établies de la série, le scénariste nourrit son récit avec des pans de l’Histoire plus ou moins connus du grand public, rarement exploités dans les différentes formes de fiction. La politique de nationalisation des industries de guerre mise en place par le Front populaire à compter du onze août 1936, et la création de la Société nationale des constructions aéronautiques du Midi (SNCAM) le premier avril 1937. S’il connaît cette politique et cette loi, le lecteur savoure l’enchaînement des faits qui aboutit à la destruction de la colonne de chars, ainsi que l’origine de la motivation des constructeurs de ces aéronefs ; s’il ne la connaît pas, il apprécie ces mêmes composantes, et il découvre ce pan d’Histoire.
Une couverture fort déconcertante puisque le héros de la série n’y figure même pas ! Intrigué et confiant, le lecteur colle aux basques de Guy Lefranc pour une intrigue richement documentée et nourrie par un pan de l’histoire de l’aéronautique française, opposant les intérêts de la nation aux intérêts privés et même personnels. La narration visuelle fait montre de sa qualité habituelle dans le registre de la Ligne Claire, richement documentée également, immédiatement accessible et très agréable par la sensation d’immersion procurée. Le mystère de cet avion Arès fait trembler l’armée elle-même.
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