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jeudi 30 janvier 2025

Djinn T11 Une jeunesse éternelle

Au-delà du plaisir, c’est la mort.


Ce tome fait suite à Djinn - Tome 10 - Le Pavillon des plaisirs (2010) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est le deuxième tome du cycle India, composé de quatre albums. Sa parution originale date de 2012. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant l’art de l’amour, l’art de la guerre (celle-ci tente de se trouver des alibis car elle se veut incontournable pour asseoir les ambitions de chacun). Puis il développe ce que cherche Djinn : elle cherche ce qui peut lui résister. Elle s’est arrêtée au passage d’une enfant, car le mystère que celle-ci traîne à sa suite, c’est le grand mystère du temps. Et Djinn n’a pas encore trouvé de parade contre l’ennemi qu’est le temps. Il fait le constat qu’il y a deux façons d’échapper au temps. Mourir. Ou se transformer en mythe.


Quelque part au cœur du Rajasthan, dans une zone naturelle, au sommet rochet de chutes d’eau, Jade et Tamila Sing échangent quelques mots. La princesse dit qu’elle croit en son destin. Elle ajoute qu’elle sait ce qu’elle doit à son interlocutrice : ses leçons sont dures, la djinn se montre sans pitié, mais Tamila commence à comprendre que son corps est une arme, une arme qui vaut plus que tous les fusils anglais. Elle ajoute qu’elle veut détourner son époux de ses idées funestes, de toute alliance avec ces Anglais, car elle lui rappelle qu’elle est la fille du Radjah Sing, le valeureux guerrier qui défie l’empire britannique. Elle se défait de ses vêtements, imitée par Jade, et les deux plongent sans hésitation dans l’eau tumultueuse d’une cascade. Elles se dirigent ensuite vers un plateau sur lequel se trouve une pierre plate dans laquelle sont sculptés un guerrier à cheval suivi par des soldats armés. Tamila explique qu’il s’agit de son père.



En 1919, un groupe de rebelles menés par Radjah Sing se livre à l’attaque d’un train anglais. Ils ont amoncelé plusieurs cadavres de soldats du 72e Highlanders, sur la voie ferrée. Le train s’arrête, et des soldats britanniques en descendent pour investiguer. Juste avant, les gradés évoquaient la non-violence, méprisée par l’un d’eux comme l’aveu d’une totale impuissance, la plainte du mendiant qui réclame des croûtons pour sa gamelle, la non-violence ouvrant une nouvelle voie vers l’indépendance, l’avis très conservateur de Churchill sur le sujet, l’avis que peuvent en avoir les maharadjahs dans leurs palais dorés et les sages en guenilles qui ignorent le monde car le monde n’est qu’apparence. Les rebelles donnent l’assaut au train, juste après qu’un détachement anglais soit parti porter un message au général Dyer. Lorsque ce dernier apprend que les passagers du train ont été massacrés, il décide de faire violemment réprimer une manifestation non-violente pour protester contre les mesures d’exception.


En entamant ce tome, le lecteur se rend compte que son horizon d’attente comprend plusieurs axes : le contexte historique, l’avancée de l’intrigue, et bien sûr la manière dont les personnages affrontent les épreuves et les conséquences qui en découlent sur leur vie et sur leurs émotions. En effet, le scénariste continue à étoffer le contexte historique du récit, allant plus loin qu’une vague évocation de la période coloniale. Outre la présence de militaires britanniques, il met en scène Reginald Dyer (1864-1927), alors Brigadier-general du Raj britannique, donnant l’ordre de briser la manifestation du treize avril 1919. La bande dessinée consacre une page à ce massacre ; l’artiste découpe sa planche en trois cases de la hauteur de la page. Le lecteur peut y voir le calme des êtres humains composant la foule, les tireurs anonymes dans le lointain et la panique avec des civils à terre, et le crâne de l’un d’eux qui explose sous l’impact d’une balle. Il peut sentir l’intérêt du scénariste pour ce moment horrifique. Avec cette séquence éprouvante, des gradés britanniques évoquent la protestation non-violente et l’engagement d’un petit avocat qu’ils ne nomment pas, immédiatement identifiable, le mahatma Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948). Les auteurs consacrent huit pages à ce souvenir : cela induit son importance au regard de l’intrigue : en particulier par opposition à l’action armée de Radjah Sing, le père de Tamila, une résistance violente, avec cette terrible image du tas de cadavres et du rebelle qui en surgit, s’étant caché sous les morts.



Mine de rien, le scénariste a su encore une fois établir une situation intrigante et accrocheuse pour ce troisième cycle, dès le premier tome. Le déroulement du cycle Africa, même si ses événements se produisent après le cycle India, laisse le champ des possibles ouvert à tout, à l’exception du décès des personnages récurrents. Cela laisse le lecteur dans l’expectative de la nature de leurs tribulations. Or il s’interroge sur la nature de la malédiction que le sage Archaka a abattu sur la rani Gaya Bashodra, sur l’identité de la petite fille Saru Rakti, et sur les décisions politiques que prendra Maharadjah. Surprise : le scénariste a opté pour un déroulé linéaire de son intrigue (sans entremêler deux lignes temporelles) et elle avance à un bon rythme. Ainsi la rani explique la raison pour laquelle elle vient supplier Archaka chaque jour, et Jade se retrouve face à la jeune fille dans ses appartements, pour faire connaissance. Comme dans chaque tome précédent, cela donne lieu à des séquences visuellement mémorables car Ana Miralles continue de s’impliquer et de développer son art. L’entretien très détendu entre Jade et Saru Rakti : toutes les deux vêtues de robes magnifiques assorties de parures dorées, au milieu de coussins aux belles couleurs, avec des cobras sinuant à leurs pieds. La séquence de souvenirs de la rani est un festival visuel en seulement onze pages. Les décors : de magnifiques fleurs dans un coin de verdure paisible, le somptueux salon du maharadjah, la chambre enténébrée de la rani, une somptueuse réception au palais, les ruines d’un temple dans lequel habite le très sage et très vénérable, le temple avec son idole démoniaque, et la terrible falaise. Le caractère de chaque lieu le rend inoubliable, reflétant pour partie l’état d’esprit des protagonistes, soit à l’unisson, soit en opposition.


En effet, les personnages doivent affronter des situations éprouvantes chargées en émotions fortes. La première séquence montre Tamila et Jade discutant tranquillement : cela n’a rien d’une scène statique. En cohérence avec le ton sensuel de la série, elle se déshabillent pour plonger dans le flot d’une cascade : inoubliable, tant pour l’écume tumultueuse de la chute d’eau que pour l’assurance naturelle de ces deux femmes. Le commandant Reginald Dyer fait froid dans le dos avec son visage impassible, alors qu’il envisage calmement l’extermination de civils si les circonstances évoluent défavorablement par rapport à son idée de l’autorité. Alors qu’elle déambule dans la longue allée d’un temple, Jade est interpellée par un assassin venu la tuer : le face-à-face immobile montre la contenance et l’assurance dans le regard de la djinn, et la compréhension progressive de sa défaite dans le visage de Darinn des deux portes (surnom provenant du fait qu’il est celui qui ouvre la porte des douleurs et qui ferme la porte de la vie). Le lecteur guette également les réactions de Miranda Nelson lorsqu’elle reçoit les ordres désagréables de Jade, afin de se faire une idée de l’état d’esprit du personnage. Il ressent une pleine et entière compassion pour Gaya Bashoda au vu de ses tourments intérieurs. Il s’en veut de sourire à la tête de Sahib Bendja découvrant qu’il est la victime d’un complot et qu’il va devoir affronter l’allée des pleurs, une lapidation dont il sort en sang et estropié. Il sourit de satisfaction sans fausse honte en méprisant Arbacane pour sa méchanceté de femme envieuse et jalouse des autres.



Ayant terminé le tome, le lecteur le reparcourt rapidement pour se délecter une fois encore des images, et il prend mieux la mesure de la richesse visuelle de cet album. La beauté des cascades. Cette case de la largeur de la page montrant un train franchir un long pont en maçonnerie au-dessus d’un fleuve à l’étiage, avec des rebelles en embuscade entre les piles du pont. L’attaque du train, avec les Britanniques maniant la mitrailleuse montée sur le toit d’un wagon, les rebelles s’engouffrant dans un wagon l’épée au clair. L’étage supérieur et le dôme du pavillon des plaisirs comme suspendus au-dessus de la brume. La multitude de statues de part et d’autre du large couloir dans le temple de Madhuu-Prah. Les efforts d’Arbacane en amazone sur le maharadjah dans son lit pour lui faire éprouver du plaisir. Le pauvre Sahib Bendja s’avançant tant bien que mal entre les deux rangées d’individus avec chacun une pierre dans la main pour le lapider. La manifestation surnaturelle dans le temple avec la statue démoniaque rougeoyant à la lumière des bougies. La satisfaction sadique d’Arbacane sur ses coussins, alors que Miranda Nelson s’en remet à elle pour lui apprendre sa science, en s’engageant à lui obéir en tous points sans discuter. Autant de moments inoubliables tant du point de vue visuel, que des émotions.


Toujours aussi excellent. La narration visuelle est un enchantement renouvelé à chaque page, par son exotisme, sa sensualité, sa sensibilité, sa reconstitution historique, sa puissance d’évocation, son élégance. Dopé par une telle artiste, le scénariste donne le meilleur de lui-même pour l’intrigue, pour les situations complexes, et les passions irrépressibles jusqu’à en devenir monstrueuses. Viscéral et vital.



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