La destruction créatrice. Telle est la loi des cycles.
Ce tome est le dernier d’une trilogie indépendante de toute autre, constituant une histoire complète ; il faut avoir commencé par le premier tome Wika - Tome 01: Wika et la fureur d'Obéron (2014) et le second Wika - Tome 02: Wika et les Fées noires (2016), avant celui-ci. Sa parution originale date de 2019. Il a été réalisé par Olivier Ledroit pour le scénario, les dialogues, les dessins et les couleurs, d’après des personnages créés par lui-même et Thomas Day. Il comprend quatre-vingt-douze pages de bande dessinée. L’artiste est également connu pour avoir illustré les cinq premiers tomes des Chroniques de la Lune noire (de 1989 à 1992, scénario de François Marcela-Froideval), et la série Requiem (scénario de Pat Mills). Il s’ouvre avec une carte sur deux pages, au dos de la couverture et la page en vis-à-vis, présentant le royaume elfique, le monde de Pan, la forêt de l’oubli, les territoires Gobelins, l’archipel des périls, la mer du serpent, la chaîne des montagnes de fer, le royaume Nain, etc.
Il était une fois, en un temps où les astres s’émouvaient encore de la tristesse des innocents, un roi qui venait de perdre sa reine, mortellement déchirée par la venue au monde de leur seul mâle héritier… Observez les larmes de Wotan. Contemplez sa fille Titania, son fils Obéron. Observez l’innocent matricide, le prince destiné à unir les peuples du monde de Pan. Douze fées majeures vont se pencher sur son berceau en bois de rose et ronce de noyer. Miriam, Bleuwen, Babel, Promethea, Morrigwen, Niahm, la jeune et verte Eire, Quenote, Hether Nephentess, Nausicaan Carabas, Nicodème. Chacune d’elles apporte une pièce de la future armure princière. Le casque, le plastron, les jambières… Les pièces articulées qui protègent le bras, de l’épaule jusqu’au poignet. Mais… silence, maintenant. Écoutez ce froissement dans l’air. Deux ailes noires et lourdes approchent. Noir plumage. Noirs présages.
C’est au tour de Megg d’offrir son présent au nouveau-né. Elle explique : Cette armure, pour le prince Obéron, tant qu’elle lui permettra d’unir les peuples comme le chanvre de la corde serre en poing le fagot, elle le protégera de toutes les blessures de sang. Tant qu’il respectera le serment forgé en elle, cette armure sera sa meilleure alliée pour faire prospérer la paix dans le jardin du monde. Elle lui garantira protection et peut-être même invincibilité. Cette armure et sa magie annoncent l’or des champs de blé. Les ventres ronds comme la lune à son acmé. Les fruits des bois, des vignes et des vergers. Le poisson, les troupeaux, la volaille et le gibier. Mais s’il utilise cette armure pour la guerre, la suprématie ou la vengeance, son orichalque se changera en plomb et, par les voies du sang, se retournera contre lui. L’armure le maudira. Dix ans d’abord : elle le démangera comme morsures d’araignées. Dix ans de plus, elle le rongera comme l’acide sur la peau d’un nouveau-né. Dix ans encore, et l’art noir de Megg le dévorera.
C’est le dernier tiers de l’histoire et le lecteur a anticipé avec facilité son déroulé : un assaut massif de Wika et ses troupes, contre Obéron et ses armées, à Avalon. En effet, c’est exactement la trame du récit. Il se dit également qu’il s’est préparé à la démesure de la narration visuelle, car à l’évidence l’artiste ne peut pas faire plus riche que dans le tome précédent. Quelle preuve de bêtise incommensurable : Olivier Ledroit peut faire plus, peut pulvériser ses propres records… et il le fait. Pour commencer, le lecteur relève que Thomas Day n’a pas participé ni au scénario, ni aux dialogues. D’une certaine manière, ça se voit : l’artiste privilégie des cartouches de texte plus majestueux et plus pesants. Il apporte également des nouveautés dans le découpage des planches, susceptibles de prendre certains lecteurs à rebrousse-poil. En effet, il convient de tourner la bande dessinée d’un quart de tour pour lire les pages 8 & 9, 10 & 11, 12 & 13, 14 & 15, 16 & 17, 18 & 19, 20 & 21, 22 & 23. Chacun de ces couples de pages forme une composition occupant les deux planches en vis-à-vis, se lisant à la verticale, c’est-à-dire en format portrait. Il y a une raison narrative : Pan s’exprime dans cette séquence, et ses dimensions justifient ce format et cette orientation inhabituels. Le lecteur découvre une seconde surprise pendant la bataille d’Avalon : deux pages se déplient, et les pages soixante-trois à soixante-six forment une unique composition, équivalent à quatre pages successives en enfilade. Une scène grandiose, titanesque même.
Hé bien oui, il y en a encore plus que dans les tomes précédents, sur le plan visuel. La force de la narration visuelle réside dans cette débauche de formes, dans ce fourmillement de détails, dans ces planches et ces cases bourrées à craquer d’informations visuelles, à une échelle obsessionnelle. Olivier Ledroit croit en la puissance de conviction qui réside dans le fait de montrer les choses, de les rendre concrètes et explicites pour le lecteur. Il n’y a qu’à voir la multitude d’étendards et d’oriflammes sur la couverture, la minutie avec laquelle sont représentées les ailes des aéronefs et leurs nervures. Puis le lecteur retrouve une nouvelle personne sur le trône, le nouveau-né Obéron, avec une profusion de dentelles, de roses, des fées chacune avec leur robe différente, sans oublier la magnifique Dame blanche derrière. Il n’en reste pas moins surpris par la multitude de fées assistant à la remise des pièces de la future armure princière par les douze fées majeures : une scène scintillant de toutes ces ailes diaphanes. Au fil des pages, il va se repaître, se délecter, se goinfrer, se pâmer devant la richesse des illustrations : les zones couvertes d’arbres et de racines traversées par Wika et Haggis, les branches déformées des arbres aux alentours de la cabane de Megg, les innombrables globes de l’atelier du maître ingénieur des Kobols, c’est-à-dire maître Henson (un hommage à Jim Henson, 1936-1990), l’arrivée des armées des nains, la beauté des surfaces miroir du palais d’Obéron, l’incroyable finesse des surfaces ouvragées de son armure, l’arrivée d’une nuée d’innombrables corbeaux, etc. Et encore tout cela pâlit à la découverte de ce panorama de quatre planches côte à côte pour l’assaut aérien et terrestre d’Avalon : quel attaque dantesque et démesurée.
Et ces doubles pages à lire à la verticale ? Dès le spectacle des huit et neuf, le lecteur prend la mesure du défi que s’est lancé le créateur : rendre compte de la présence d’une entité divine par un dispositif faisant basculer la narration visuelle dans un mode conceptuel, c’est-à-dire en faisant ressentir cette présence, un chatoiement d’énergie en flux, un scintillement d’astres, des arabesques dorées, des formes entre concret et abstrait, un autre monde, un autre plan d’existence, plus spirituel que charnel. Intercalés avec ces moments, la narration de la bataille sur le plan de la réalité physique, tirant parti de la dimension de la double page, pour mettre en œuvre des découpages audacieux et innovants, faisant écho à ceux du plan spirituel. Ce dispositif narratif semble évoquer la formule : Comme en haut, ainsi en bas ; comme en bas, ainsi en haut. Formule extraite de La Table d’émeraude, texte célèbre de la littérature alchimique et hermétique, une formule allégorique et obscure. Son attention ainsi attirée par cette touche occultiste et ésotérique, le lecteur relève ce conseil donné à Wika : Fais ce que tu voudras sera le tout de ta loi. Il s’agit d’un autre précepte relevant de l’occultisme, extrait de la Thelema d’Aleister Crowley (1875-1947).
Il est aussi possible de lire ce troisième tome comme la fin d’une histoire de fées, assez classique, magnifiée par la narration visuelle d’une puissance incommensurable. La jeune Fée Wika, tout juste adulte se retrouve à la tête d’une armée unifiant tous les peuples opprimés par le tyran. L’action de ce dernier se constate à la fois dans des attaques d’extermination dans lesquelles il est prêt à sacrifier sa propre progéniture, et est également évoquée par la souffrance et le dénuement des habitants de la capitale. Le lecteur est donc pris par surprise quand Pan fait part à Wika, de son jugement sur le tyran : Obéron a commis des actes terribles, certes, mais aussi accompli des choses extraordinaires. Il a été un grand destructeur, tout comme son père, tout comme elle. Sa vie n’a pas été un jardin de délices. Il demande à Wika si elle croit qu’il a moins souffert qu’elle. De fait, le lecteur peut le voir physiquement ravagé, alors que le roi a pleinement conscience qu’il doit sa déchéance corporelle à ses propres actions. En parallèle, les forces qui se rangent derrière Wika, la placent dans le rôle d’une meneuse, d’un symbole derrière lequel se ranger, d’une guerrière qui se battra en duel contre le puissant monarque. Il s’agit donc d’une alliance d’intérêts, Megg allant jusqu’à attirer l’attention de Wika sur ce qu’elle va devoir sacrifier, celle-ci ayant déjà payé un lourd tribut. Son héroïsme se teinte de jusqu’au-boutisme. Lors d’une discussion, Rage lui déclare qu’il ne veut pas triompher, il veut se venger. Elle, elle veut triompher, sans illusion sur le fait qu’elle y laissera la vie, un sacerdoce morbide. Les interventions de Pan semblent au départ un deus ex machina bien pratique, en commençant par ressusciter un personnage, et par apparaître comme un dieu au-dessus de tout. Pourtant sa déclaration sur Obéron modifie l’idée que le lecteur s’en est fait : de figure paternelle inaccessible et omnisciente, il passe à la manifestation d’un principe vital, nourri par des touches d’ésotérisme de circonstance, et par la croyance que la vie est une succession de cycles. Il conçoit la destruction d’Yggdrasil comme une phase de ce cycle : L’ancien monde devait être détruit pour qu’advienne un nouvel âge. La destruction créatrice. Telle est la loi des cycles.
Une fin titanesque surpassant en puissance et en démesure, les deux premiers tomes. Une surenchère de détails concrets et de mises en page allant plus loin (une construction sur une quadruple page). Olivier Ledroit pousse le bouchon le plus loin possible, à la fois pour rendre le plus tangible possible ce monde féérique, le donner à voir dans toute sa richesse, à la fois pour faire honneur à son éclat. Il clôt son intrigue sur une trame très classique, nourrie par des contes et légendes, tout en parlant de vocation, d’investissement total, de rébellion, de l’ordre des choses. Un conte aussi munificent que bouleversant.
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