L’enchantement du monde s’épuise.
Ce tome est le premier d’une trilogie indépendante de toute autre, constituant une histoire complète. Sa parution originale date de 2014. Il a été réalisé par Thomas Day pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante pages de bande dessinée. L’artiste est également connu pour avoir illustré les cinq premiers tomes des Chroniques de la Lune noire (de 1989 à 1992, scénario de François Marcela-Froideval), et la série Requiem (scénario de Pat Mills). Il s’ouvre avec une carte sur deux pages, au dos de la couverture et la page en vis-à-vis, présentant le royaume elfique, le monde Pan, la forêt de l’oubli, les territoires Gobelins, l’archipel des périls, la mer du serpent, la chaîne des montagnes de fer, le royaume Nain, etc. Puis vient un texte introductif de deux pages, rédigé par Pierre Dubois, elficologue, en mars 2014. Il y développe le fait que ce récit soit un opéra en grimoire, un opéra Pan, pas comme les autres : un opéra-théâtre sur grand écran en abîme, entre les entrelacs élégants, broderies fines et titaniesques, les rostres cornus et anguleux, acier et roses, magie et sorcellerie, dents cruelles et lèvres sensuelles, clins d’œil, rapières et mousqueteries, chevalerie à vapeur, cimiers et gibus…
Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, dans un royaume à jamais ignoré des hommes – le monde de Pan – une fée du nom de Titania, épouse du duc de Claymore Grimm, mère de la petite Wika Grimm, à peine âgée de neuf ans… Mais le bonheur apparent de la duchesse, scellé d’un baiser, n’est qu’une illusion. Dans le silence des lèvres jointes, Titania sait sa famille menacée, sans doute condamnée. Des ombres progressent depuis le Sud, depuis la capitale, Avalon. Le prince Obéron a levé la flotte royale, plus de cent vaisseaux de guerre. L’ost blanc approche. Castelgrimm, depuis des générations et des générations, c’est la demeure des maîtres d’armes du royaume des Elfes. De père en fils, les ducs se sont succédé à la cour pour apprendre aux membres de la famille royale l’usage des armes : épée, hache mousquet canon, engins de siège. Maintes fois attaqué par des ennemis étrangers, jamais Castelgrimm n'est tombé.
Les deux grands félins Shannon et Grey observent l’attaque de Castelgrimm : l’heure n’est pas encore venue où ils interviendront. Le duc est en train d’haranguer ses troupes : Elfes des Hautes-Terres, Elfes de l’orage, l’ennemi approche, des elfes comme eux, des soldats de Wotan, ils ont été dupés par le prince. Il continue : Ils obéissent à un monstre, à un fou sanguinaire, et il faut maintenant les tuer. Pas de quartier, pas de prisonniers ! Pour Titania ! Pour Wika ! Pour l’honneur de Wotan ! Enfin, le duc de Castelgrimm défie Obéron, qu’il qualifie de prince dégénéré. Dans leur gigantesque aéronef, Rowena indique à Obéron ses exigences : elle veut se battre comme au temps où ils luttaient contre les Géants de glace, au Nord. Son époux répond : Que de nouvelles terres conquises pour son père, sans aucun remerciement en retour ! Et la colère des fées majeures qui gonfle comme le jabot d’un infâme dindon. Elle reprend la parole : Elle veut se battre, elle veut qu’il lui laisse la petite, elle veut sentir son sang couler dans sa gorge.
Pas facile de donner vie à un univers féérique : un genre littéraire très codifié, très contraint, nécessitant de mettre en œuvre de nombreuses conventions limitantes, à commencer par de mignonnes créatures avec des ailes, de la magie plus ou moins jolie, et la mise en scène d’une mythologie maintes fois utilisée. D’un côté, s’il connaît déjà Olivier Ledroit, le lecteur sait qu’il va en prendre plein les mirettes. De l’autre, s’il n’a jamais rien lu de lui, il lui suffit d’un coup d’œil sur l’illustration de couverture pour constater que l’artiste appartient à la catégorie de ceux qui en font plutôt trop que pas assez. En feuilletant rapidement le tome, il se rend compte que les pages intérieures sont à l’image de la couverture, même densité d’informations visuelles. Très impressionnant. Il lui suffit de prendre le temps de détailler l’illustration de couverture pour prendre la mesure de l’investissement de l’artiste, de sa puissance créatrice : la beauté de la tenue du duc, Claymore, de la robe de Titania, du vêtement du bébé, la sculpture du mur devant lequel ils se tiennent, en particulier le frontispice au-dessus de leurs têtes, les deux joyaux en forme d’œil de part et d’autre, la démesure de l’épée du duc, les ondulations de la chevelure flamboyante de la duchesse, et bien sûr la beauté saisissante de leurs ailes de fées.
L’intrigue : du très classique, un gros méchant (Obéron) assoiffé de pouvoir absolu fait exterminer tous ceux qui s’opposent à lui, tous ceux qui sont susceptibles de s’opposer à lui à moyen ou long terme, et tous ceux qui disposent d’un pouvoir susceptible de lui nuire. Au fur et à mesure de l’augmentation de son pouvoir, il peut s’attaquer à des ennemis plus puissants. Ainsi la famille de Wika a été éradiquée, et la jeune fille n’a pas conscience de sa lignée, ni même de sa nature de fée. Elle grandit dans une ferme isolée, et elle finit par arriver en ville, à Avalon, alors que son pouvoir ne s’est pas encore déclaré. D’un côté, Obéron prend conscience de sa réapparition et il demande à ses sbires de l’exterminer. De l’autre côté, les pouvoirs de Wika se manifestent et elle va devoir apprendre à les maîtriser… Et ce n’est pas tout. Le scénariste sait nourrir son intrigue avec d’autres éléments, en particulier Wika représente un enjeu pour d’autres factions que celle d’Obéron. C’est ainsi que Wika Grimm va rencontrer ses marraines, enfin c’est le nom qui leur est donné, un clin d’œil aux contes classiques. En outre, le scénariste met en œuvre un principe d’équilibre : à la beauté indicible des fées répond une noirceur aussi intense, dans un système de balance.
Comme l’indique la couverture, le récit est tout autant raconté par les dialogues et cartouches d’exposition que par la narration visuelle. L’apport d’Olivier Ledroit est primordial, pour donner de la consistance à ces personnages, à leurs particularités physiques, au monde dans lequel ils évoluent, à la féérie, à la magie. D’une certaine manière tout commence avec la carte du monde, encore que ce genre de document existe dans de nombreuses bandes dessinées. Puis vient l’adoubement de Pierre Dubois, elficologue reconnu. La planche Un reprend l’illustration de couverture. Les planches deux & trois offrent une case panoramique occupant la moitié supérieure de la double page, et quatre cases en-dessous. Le lecteur en prend à nouveau plein les yeux : dans cette case tout en largeur, il commence par voir les pentes herbues à proximité du château Castelgrimm, les feuilles orangées virevoltant au vent indiquant l’automne, et les sapins évoquant une région montagneuse. D’ailleurs dans la partie droite de l’illustration, il peut les apercevoir dans le lointain. L’imposante bâtisse est construite au bord d’un grand lac ou d’un large cours d’eau, un mélange d’architecture médiévale, de château de la renaissance, et de nombreuses tourelles élancées, quelques éléments de nature mécanique, une touche de gothique pour des pointes acérées : le lecteur prend son temps pour la détailler. Après coup, il se rend compte que le ciel est constellé d’étranges aéronefs à voiles, et d’explosions rendues petites par la distance. Il prend conscience que les fumées s’élevant du château correspondent à un incendie causé par l’affrontement.
Au fil du récit, le lecteur va ainsi se retrouver dans des endroits représentés avec une minutie obsessionnelle ce qui leur donne une consistance peu commune, des lieux palpables, tangibles, conçus dans le détail, des créations originales et complexes. Complètement ébloui, le lecteur contemple émerveillé les voiles diaphanes de l’aéronef d’Obéron, la chambre somptueuse de Titania, la lande fantastique où Wika est abandonnée, la découverte d’Avalon la capitale du royaume elfique d’abord dans une double page, puis avec un dessin central en double page, puis tout du long du séjour de Wika. L’artiste entremêle des éléments moyenâgeux avec des éléments Renaissance, des constructions terrestres avec des navires, le bois avec un peu de métal, une symphonie baroque d’une grande magnificence, d’une richesse inouïe, un plaisir rare de lecteur. Il s’investit tout autant dans ses personnages, dans leurs costumes, leurs accessoires, leur apparence globale. La narration visuelle comprend également sa part d’humour : le lecteur sourit de bon cœur en découvrant un petit groupe de harceleurs de rue, trois petits cochons (en fait ils sont assez gros et anthropomorphes). Tout autant qu’il peut frémir en se retrouvant face à face au répugnant Kabulguen. Il prend plaisir à regarder les sept enfants loups d’Obéron avec leur touche steampunk et gothique : Rage (le chef de meute), Scrooge (le rapace), Evann (aussi futée que dangereuse), Gorm (le vorace), Sati (la perverse), Shamain (qui prie la mort), Defoe (le vil). Il s’arrête dans sa lecture en découvrant Titania radiante de lumière en planche trente. Il frémit en voyant le sort réservé à Bran, l’illustrateur mettant en scène la noirceur avec la même intensité que le merveilleux.
Une histoire de fées, avec tous les clichés associés à ce genre. Certes, toutefois, les auteurs possèdent une verve et un talent hors du commun. Le scénariste construit son récit sur la trame classique de l’orpheline qui ignore tout de son héritage et qui va devoir faire face à des adultes qui veulent l’exterminer, et certains qui voient en elle une opportunité d’une nature différente. La magnificence de la narration visuelle fait exister ce monde à un niveau extraordinaire, donnant à voir un monde pleinement réalisé, d’une consistance palpable, d’une richesse incroyable, aussi merveilleux qu’il peut être terrifiant. Une expérience de lecture réellement féérique.
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