Quand on a fini de scroller, on a l’impression de sortir d’une faille temporelle.
Ce tome contient un exposé complet qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour être apprécié et compris. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Gurvan Kristanadjaja pour le scénario, et par Joseph Falzon pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec une page référençant les seize sources citées, et une photographie du chien Sirius.
Le narrateur est confortablement installé sur son lit, en train de scroller. Un jour, il s’est fait avoir. C’était en 2019, au moment où Instagram prenait une place de plus en plus importante dans les vies. Quand il s’ennuyait, il regardait des stories pour tuer le temps. Il voyait constamment la même pub pour un sac à main végan. Il était présenté par une marque assez connue sur les réseaux sociaux, qui montrait régulièrement de jolis objets. À force de le voir, il a fini par l’acheter pour sa copine. Il ignore pourquoi, il sait seulement qu’il n’avait pas d’idée cadeau et que ça lui est venu comme ça, sans réfléchir. Le jour de Noël venu, il offre le sac et sa copine lui rappelle qu’il sait bien qu’elle déteste la couleur orange. Quand elle lui a rappelé ça, il est tombé de haut. Ce sac, il pense qu’il ne l’aurait jamais acheté sans Instagram. C’est comme si quelqu’un lui avait soufflé plusieurs fois par jour au creux de l’oreille directement à son cerveau : Achète ce sac… Bref, il a réalisé qu’il avait été sous influence. Oui, il s’est fait avoir par une pub, quoi… Hé bien pas tout à fait. La publicité ça a toujours plus ou moins existé. On pourrait trouver trace du premier affichage publicitaire à Thèbes, en Égypte antique, 1000 avant Jésus-Christ. Ou dans la Rome antique. En France, les années 1960 marquent un premier tournant avec l’arrivée de la télévision dans les salons.
Dans l’hexagone, la publicité a toujours été considérée comme abrutissant, immorale. Pourtant, sous l’impulsion de ces nouveaux modes de diffusion, elle gagne du terrain. Les marques et les diffuseurs vont désormais cibler leur public. Avant un dessin animé pour enfant, ils vont vanter les mérites d’un nouveau jouet. Avant le JT, à l’heure du dîner, ceux d’un nouveau robot mixeur. À la bascule des années 2000, la publicité connaît une autre révolution. Secrètement, dans leurs open spaces, les cadres se prennent à rêver. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, qui marque l’entrée dans une nouvelle ère de communication, ce sont des algorithmes qui font la loi. Ce sont des petits programmes informatiques qui indiquent à l’ordinateur comment effectuer une tâche. Les algorithmes vont suggérer, en fonction de nos goûts, ce que l’on doit voir ou non. Les cadres de la pub se sont servis de ces nouveaux usages pour faire de la publicité ciblée. Ils vont suggérer à Brendan et Monique d’acheter des produits proches de leurs goûts. C’est l’émergence des influenceurs, dans les années 2010 qui a bouleversé le monde tel qu’on le connaît aujourd’hui. Sur Instagram, Youtube ou TikTok, des personnalités ont acquis une popularité telle qu’elles sont à même de faire bouger les foules.
La couverture très réussie montre une influenceuse suivie par une foule formant un cœur comme pour Liker, avec une zone libre pour le titre, et avec le recul, le lecteur constate qu’il peut y voir Sirius en bonne place, le chien du narrateur, l’animal de compagnie pour lequel il crée un compte Instagram au nom de sirius_lekiki. L’ouvrage est de nature didactique et vulgarisateur. Il se compose d’une introduction, et de sept chapitres dont les titres sont : 1 – À la recherche du premier influenceur, 2 – Dans l’intimité des influenceurs : derrière la vie de rêve, la pression du Like, 3 – Notre monde façonné par l’influence, 4 - -Au fait combien ça rapporte ?, 5 - Les influenceurs peuvent-ils faire élire le prochain président de la République ?, 6 – L’influence, un modèle de soft-power de l’Occident, 7 – Sommes-nous tous l’influenceur de quelqu’un d’autre ? Comme souvent dans ce genre d’ouvrage, la narration visuelle repose sur des dessins avec une saveur humoristique : une exagération des visages, de leurs expressions, des corps simplifiés, des décors représentés de manière simplifiés, des couleurs agréables à l’œil, des cases sans bordures, avec souvent un texte au-dessus (une ou deux phrases assez courtes), et l’illustration en-dessous qui vient montrer un exemple, ou qui sert à humaniser le propos avec des personnages se livrant à des pitreries, exagérant ou subissant dans une comique.
Sur le rabat intérieur, le scénariste se présente en tant que journaliste, publiant depuis plus de dix ans des enquêtes et des reportages sur la vie numérique et ses effets sur les vies. L’entrée en la matière de la bande dessinée laisse deviner une position assez claire : le pouvoir pernicieux des influenceurs capables de faire fléchir la volonté du premier venu, à des fins commerciales, vendus au grand capital. Le premier chapitre se positionne à l’identique : créer un compte Instagram pour son chien participe de la dérision, toutefois dépourvue de méchanceté. Les auteurs soulignent le mélange des genres entre influenceurs, célébrités, artistes, posts insignifiants et navrants de banalité, cette même banalité qui est très humaine. Le deuxième chapitre continue dans la même veine : les influenceurs vivent d’accords commerciaux avec des marques pour des placements produits, et enfoncent encore un peu le clou. En pages quarante-deux et quarante-trois, les auteurs y vont franchement : Beaucoup de jeunes qui grandissent dans un quartier pauvre veulent devenir footballeurs ou influenceurs parce qu’il y a une quête de réussite et d’amour et que ça leur permet de réussir rapidement, explique le psychanalyste Michaël Stora. Ils continuent : Pour beaucoup d’apprentis influenceurs, le virtuel est devenu la seule échappatoire à la réalité du monde. Plus un être est heureux dans le monde réel, moins il aura besoin d’aller s’épanouir dans le monde virtuel. La course aux Like permet à certaines personnes de combler une faille narcissique. Arrivé à ce stade le lecteur craint que la suite aligne les clichés et les jugements réducteurs.
Le lecteur remarque également que régulièrement la lecture provoque des sensations similaires à la un exposé agrémenté d’illustrations. D’un côté, la forme relève bien de celle d’une bande dessinée : des cases disposées en bande, des personnages et des décors, des cartouches de texte (sans bordure le plus souvent), des phylactères. D’un autre côté, de temps à autre, il suffit de lire le texte dans les cartouches pour disposer des éléments d’analyse et de réflexion. Pour autant, la narration visuelle s’avère agréable : l’idée de mettre en scène un jeune homme avec son chien présente une vraie originalité, avec le principe de lui créer un compte Instagram ce qui constitue une mise en pratique et une illustration. Le dessinateur opte pour l’exagération ce qui donne une allure particulièrement ordinaire au personnage principal : oreilles décollées, mèche lui tombant sur les yeux, réactions émotionnelles amplifiées. Les autres personnages participent de la même approche, y compris le chien Sirius. Le lecteur se rend compte que le traitement des décors s’inscrit dans un registre un peu différent : plus réaliste, décalage qui rend les personnages plus vivants et plus expressifs.
Au fur et à mesure des séquences, le lecteur prend conscience de l’interaction entre le texte et les images, nettement plus élaborées que de simples illustrations conçues à partir d’un texte déjà finalisé : les images sur l’écran du téléphone du narrateur, les évocations historiques (Égypte ancienne, Rome antique), une forme anthropomorphe pour incarner un algorithme, une promenade dans le parc pour le chien Sirius et son maître, une visite touristique des endroits instagrammables de Dubaï, les pitreries du président Macron pour séduire l’électorat des moins de trente ans, la reproduction de l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), etc. D’ailleurs, à partir de ce dernier exemple, il se rend compte que l’artiste met à profit les possibilités de la bande dessinée pour composer des planches fonctionnant de manière diversifiée : une image centrale avec des images en médaillons (illustrant le scrolling du narrateur), des dessins en pleine page, des compositions conceptuelles (une rue où chaque espace est occupée par des enseignes de marques, sur le trottoir, la chaussée, les immeubles, partout), un marionnettiste géant avec des anonymes au bout de ses fils, une case aspirée par le trou noir d’Internet, des individus tous identiques avec le logo d’Instagram à la place de la tête, des émoticons, des fac-similés de photographie, des métaphores visuelles, etc.
En fait, le discours lui aussi s’aventure plus loin qu’une collection de clichés, ou qu’une vulgarisation basique. De chapitre en chapitre, les auteurs passent en revue de nombreuses facettes de la notion d’influenceurs. Après les bases de l’inscription et de la création de posts réguliers, ils expliquent des notions techniques comme la pratique du dropshipping, ou la distinction entre l’envie de partage (par exemple une mamie mettant en avant son chien) et une pratique professionnelle (générer des revenus à partir des posts sur son chien) sans oublier le côté addictif (consulter incessamment l’évolution du nombre de Like). Une facette psychologique : des personnes se créent une forme d’injonction à publier souvent. Le rôle de l’influenceur renverrait à la petite enfance, quand bébé naît et que tout le monde le trouve trop mignon mais qu’on ne s’intéresse pas vraiment à son discours parce qu’on l’estime dénué d’intérêt. Et son corollaire : Quand une femme poste une nouvelle photo, on lui parle comme à une enfant avec un corps sexualisé. C’est son image qu’on valorise, pas elle. La nature d’Internet : un média comme les autres avec ses codes, et le développement d’une forme d’immunisation contre la propagande spécifique des réseaux sociaux, comme elle s’est développée également vis-à-vis de la télévision. Une professionnalisation : influenceur considéré comme un métier, des compétences à développer pour trouver le bon dosage entre actions commerciales (partenariats) pour disposer d’une autonomie financière et authenticité pour continuer à intéresser sa communauté. Une industrialisation avec l’envers du décor : Dubaï et ses décors instagrammables au prix d’une main d’œuvre maltraitée. Jusqu’aux enjeux culturels sous-jacents : Instagram, Facebook ou Snapchat participent au puissant soft-power des États-Unis, TikTok et ses règles portent en lui la culture chinoise. Ainsi, des pièces se mettent en place pour le lecteur, entre notions et conséquences évidentes pour lui, et prises de conscience formalisées. Par exemple, en page soixante-treize, deux gigantesques yachts sont à quai, un instagrammeur sur un pont supérieur sur chaque, et une foule de followers occupant toute la place sur le quai. Un instagrammeur crie qu’il doit tout à la foule, qui lui répond qu’il n’est rien sans eux : une illustration magistrale de la fortune financière d’un unique individu faite sur le dos de dizaines de milliers d’anonymes.
Une BD de type Les influenceurs pour les nuls ? Dans un premier temps, le lecteur peut ressentir certains passages ainsi, avec l’impression également de découvrir un texte complet qui a été confié, clé en main, à un dessinateur. Or rapidement, il prend goût au principe d’un narrateur ouvrant un compte Instagram pour son chien, il découvre des visuels variés et inventifs. Il perçoit comment les auteurs présentent des facettes variées du phénomène, y compris certaines auxquelles il ne s’attendait pas, avec une analyse plus profonde et révélatrice du système.
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