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jeudi 19 décembre 2024

Djinn T08 Fièvres

L’exigence demeure, on ne s’enfonce pas dans des territoires inconnus en amateur.


Ce tome fait suite à Djinn T07 Pipiktu (2007) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le troisième tome du cycle Africa, composé de cinq albums. Sa parution originale date de 2008. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, indiquant que la série Djinn, c’est avant tout l’histoire d’un blason, blason des corps, blason des cartes. Il développe les premiers voyages, ceux de l’enfance, par les livres et le guides que sont les auteurs, la carte du premier cycle de Djinn, celle du second, en révélant quelques événements survenant dans le présent tome, ce qui fait qu’il vaut mieux lire l’introduction après avoir lu l’histoire.


Dans son immense salle d’audience, Zymba Motta parle, et tout le monde l’écoute. Ils le considèrent tous comme leur père. C’est lui qui leur apportera gloire et prospérité. Cependant il n’aime pas être dérangé. Quelqu’un frappe sur la porte de la salle, Motta prononce un unique mot : Oui. La visiteuse s’avance et vient lui murmurer une information à l’oreille. Sur un fleuve agité par des rapides, les hommes de l’expédition de Kim Nelson luttent contre le courant pour maintenir la pirogue à flot. Causé par la présence de rocher, un remous plus violent que les autres projettent Kim Nelson à l’eau. Elle parvient à maintenir sa tête hors de l’eau. Dans la pirogue, Jagger lui crie de saisir la branche d’arbre au-dessus de l’eau. Les jumeaux Kunawa se retournent et ils repèrent un crocodile sur la rive, qui avance doucement pour se mettre à l’eau. Un Kunawa se jette à l’eau, avec un couteau à la main gauche. Kim a fini par repérer l’approche du saurien et elle panique, appelant à l’aide. Alors que le crocodile se dirige élégamment vers les jambes de la jeune femme, Kunawa passe sous son ventre et l’ouvre d’un coup de couteau qu’il tient des deux mains. Il s’agrippe à l’animal pour tenter de l’achever. Le crocodile se cabre et sort la tête hors de l’eau. Il est abattu d’un coup de fusil tiré par Jagger depuis la rive.



L’expédition a pris pied sur une rive, mais Kim Nelson s’est retrouvée sur la rive opposée, seule. Jagger lui crie depuis l’autre côté qu’ils vont remonter par le petit affluent qui se trouve plus bas. Elle se remet lentement de l’épreuve, se relève et s’enfonce dans la forêt. Elle arrive dans une zone dégagée, devant un arbre : celui-ci lui est apparu dans un cauchemar. Le pire des cauchemars ! Fièvres ! Fièvres du passé, d’un autre temps. Le roi Kavi Mobo et son peuple viennent à la rencontre de la déesse Anaktu. La puissance du roi semble évidente. Il a revêtu le manteau de pourpre, le manteau de sang, le manteau de la femme blanche connue autrefois sous le nom de Lady Nelson. Parmi les hommes qui l’attendent, il y a Kémono, le vaillant guerrier de la tribu Orushi. La déesse devait se trouver à ses côtés. Mais, pour des raisons mystérieuses, elle n’est pas présente. Certains ne s’expliquent pas cette absence… Comment pourraient-ils deviner ? Deviner que la déesse reste chez elle…


Le tome cinq était consacré aux époux Nelson dans les années 1920, le tome six à Kim Nelson dans les années 1970, le sept aux époux Nelson, donc le lecteur anticipe de quel fil narratif il sera question dans celui-ci. Tout faux : il commence bien avec la temporalité de Kim Nelson pendant sept pages, puis il passe aux époux Nelson et à Jade. Le scénariste manie l’entremêlement des fils narratifs avec un art consommé, et une grande élégance. La première planche semble être là uniquement pour rappeler l’existence du parrain Zymba Motta, avec un décor magnifique, cette très grande pièce et sa hauteur sous plafond gigantesque, le sol tapissé de rouge, les fidèles sagement assis sans bouger et la femme en robe orange qui s’avance. Il faut attendre la page quarante pour voir Suwani, le sycophante de Motta. Puis la dernière page : deux bandes de trois cases, celle supérieure avec Kim Nelson, et celle inférieure avec Zymba Motta, et la jeune femme qui lui délivre le message qu’elle lui apportait dans la première page. D’un côté, le lecteur voit bien que le scénariste applique la recomposition chronologique comme un outil pour augmenter le suspense et mettre en relation des passages spécifiques. D’un autre côté, il ne s’agit pas d’un artifice utilisé mécaniquement ou qui sort de nulle part. Depuis le début de cette série, Kim Nelson est à la recherche des traces de son passé pour le comprendre, et le lecteur le découvre en même temps qu’elle avec l’avantage de suivre en direct les époux Nelson et Jade dans le passé, ce qui rend ce fil narratif plus vivant et lui en apporte une compréhension plus importante.



En entamant ce nouveau tome, le lecteur se rend compte qu’il éprouve autant d’impatience à découvrir la suite de l’histoire, qu’à se laisser emmener dans ces contrées exotiques, grâce à la narration visuelle magnifique. Au fil des scènes, il constate que l’artiste a encore gagné en confiance, et que le scénariste conçoit plus de séquences dans lesquelles la narration est portée majoritairement par les dessins. Lors des quatre pages où Kim Nelson se débat dans l’eau tumultueuse, le lecteur pense bien sûr aux rapides affrontés par Tintin dans L’oreille cassée, tout en voyant le faible nombre de phylactères, tous très concis. En page quinze, Charles Augery a réussi à grimper sur un train de marchandise en marche, et les cases montrent le long convoi au milieu d’une forêt luxuriante, ainsi que l’homme épuisé sur le plancher en bois d’un wagon vide, avec un seul phylactère. L’impressionnante vue du camp de détention, avec ses cases innombrables en page dix-neuf. La vue de ce même camp après une répression inhumaine. La découverte du passage pour accéder au village du moine Ortegaz. Comme dans le tome précédent, le lecteur se retrouve fasciné par la capacité de l’artiste à rendre la végétation palpable. Elle marie des traits encrés très fins et cassants pour le détourage, et de la couleur directe pour figurer les feuillages : la rive en arrière-plan de la rivière (allant même jusqu’à uniquement des taches en couleur direct en page huit), la superbe jungle vue du ciel de part et d’autre de la voie ferrée, la dense végétation en arrière-plan alors que Kim Nelson se rhabille tout en discutant avec Jagger (un mélange changeant entre zones détourées et taches de couleurs), et de nouvelles vues du ciel en page quarante-et-un où le vert met en valeur la blancheur de la chute d’eau et de son écume.


À nouveau ce tome offre de multiples visions mémorables. L’arrivée au village du roi Kiva Mobo porté par ses hommes, accompagné de ses guerriers équipés de leur lance et de leur bouclier, dans un ciel orangé : le lecteur se souvient des propos du scénariste expliquant qu’il faut savoir accepter les clichés et s’aventurer au-delà. Le pauvre Charles Augery dans un piteux état avec ses vêtements en lambeaux dans le vaste bureau du commandant confortablement installé, le lustre, les soldats s’affairant. Kim Nelson rejoignant les jumeaux Kunawa pour une étreinte torride dans l’eau du fleuve. Anaktu enflammant le sol d’un geste de la main. etc. Fidèles à l’un des thèmes centraux de la série, les auteurs mettent en scène la nudité des héroïnes, ainsi que des relations sexuelles. Parée de motifs peints, Jade en impose à tous : une silhouette sculpturale, une présence hiératique relevant plus de l’incarnation d’un concept (une déesse) que d’une femme mortelle, à quelques rares exceptions où sa posture change du tout au tout. Kim Nelson, toujours aussi fluette, toujours aussi assurée, répondant du tac au tac à toute menace d’ordre physique, rembarrant une seconde fois Jagger qui la dépasse d’une bonne tête, lui retournant même une gifle qui claque bien, sauf quand elle manque de se noyer ou qu’elle se réconforte avec une bouteille. Ni l’une ni l’autre ne s’offre aux hommes : elles choisissent leur partenaire, le moment, les circonstances, rendant impossible le risque d’être victime.



Le texte d’introduction dévoile donc des événements clés de ce tome. Même s’il l’a lu avant de se plonger dans la bande dessinée, le lecteur n’est pas préparé à ce qu’il découvre. La recomposition chronologique crée des échos d’une époque à une autre, d’un comportement à un autre, mettant en lumière les différences et les similitudes. Le lecteur se souvient qu’il s’agit en fait du troisième cycle du point de vue chronologique, que celui-ci se déroule après le cycle India, et qu’il s’agit donc du dernier de la série. Pour autant, il n’a pas forcément anticipé ce que cela signifie. Il découvre donc comment s’assemblent certaines pièces du puzzle narratif, en particulier l’intérêt manifesté par Kim Nelson pour les boucles d’oreille de la déesse, une intrigue habilement construite. Il retrouve certains des thèmes courant tout le long de la série : le pouvoir féminin, la force intérieure découlant d’une absence de peur de la sexualité pour Jade et Kim Nelson, ce qui fait d’elles des djinns, la sensation d’un destin qui se répète pour Kim. Dans ce tome, les auteurs mettent également en scène la haine générée par le colonialisme, la prise de conscience du carnage de la répression exercée par les armes, comment les épreuves surmontées marquent à jamais le corps. Il apparaît dans ce tome que la présence du Djinn en Jade la transforme en déesse, un être que des tribus entières sont prêtes à suivre aveuglément, une personne dont l’humanité passe en arrière-plan, pour céder la place à une figure publique, une fonction plus qu’un être humain. Elle dispose d’un pouvoir de vie et de mort sur ses guerriers, prêts à la suivre quels que soient ses ordres. À une échelle plus réduite, Kim Nelson fait montre de la même transformation, qui lui pèse également, la fonction primant sur la femme.


À chaque tome, Ana Mirallès donne l’impression de gagner en confiance, en aisance, en élégance dans sa narration visuelle. Sa personnalité insuffle une vie propre aux stéréotypes visuels d’une aventure en Afrique, la transformant en une véritable expérience, unique et personnelle, une perception particulière des différents endroits, aussi bien au cœur de la jungle que dans des habitations diverses. La construction de l’intrigue et le tissage des fils temporels attestent d’une maîtrise saisissante du scénariste. Les deux créateurs ne font plus qu’un pour une histoire exotique et envoutante, gardant à l’esprit la force exceptionnelle de ses héroïnes, et le prix à payer. Ensorcelant.



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