Les autorités sud-africaines le soupçonnent de liens avec l’ANC.
Ce tome fait suite à Lefranc - Tome 30 - Lune Rouge (2019) par François Corteggiani (1953-2022), Christophe Alvès, Bonaventure. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, Regric (Frédéric Legrain) pour les dessins et Bruno Wesel pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.
Afrique du Sud, septembre 1954, dans la province du Transvaal. Le parc van Dijck est une réserve naturelle installée sur le domaine de Geert van Dijck, un riche propriétaire terrien. La plupart des employés du parc sont des Ndébélés que Geert Van Dijck traite avec équité et respect. Une attitude assez inhabituelle chez un Afrikaner. Geert est accompagné de José Tavares et Nkosana le responsable des gardes. Les trois hommes descendent de leur Jeep, leur fusil en bandoulière. Nkosana les guide vers le cadavre du rhinocéros : Van Dijck maudit les braconniers, ayant massacré cet animal innocent. Tavares fait observer qu’il ne croit pas qu’il s’agisse de braconniers : le rhinocéros a toujours ses cornes, jamais des braconniers n’auraient abandonné des trophées d’une telle valeur. Pour lui, ça ressemble davantage à un acte de malveillance : ce n’est pas le premier animal ainsi abattu da le parc ces dernières semaines. Il estime que leur but est de ternir la réputation du parc et de décourager les touristes. Depuis quelques jours, les désistements se multiplient et la trésorerie commence à s’en ressentir.
À la gare de Strasbourg, fin décembre, Lefranc est venu en Alsace pour y passer les fêtes de Noël. Jeanjean doit le rejoindre en train, et le journaliste n’est pas en avance pour accueillir son protégé. Il retrouve Jean Le Gall qui vient de descendre sur le quai. Il lui demande s’il a fait bon voyage. Le jeune garçon répond que c’est un peu long, mais il est content d’être de retour en Alsace, même si Axel Borg a fait en sorte que son dernier séjour ici soit un peu agité, il aime beaucoup cette région. Lefranc comprend qu’il parle de l’affaire de la grande menace. Il lui propose de d’abord aller à l’hôtel pour déjeuner, ensuite d’aller visiter la ville. Après le marché de Noël, place Broglie, ils rentrent à l’intérieur de la cathédrale. Alors qu’ils admirent le Pilier des Anges, un élément de construction unique qui soutient la voûte du bras sud du transept et porte douze sculptures d’évangélistes et d’anges, Jeanjean ramasse un foulard rose tombé à terre, et il court après la jeune fille qui l’a laissé tomber à terre : Eline Van Dijck. Cette dernière les présente à Ruth Lan, sa préceptrice, et ils sont rejoints par José Tavares, leur garde du corps et chauffeur. Ils finissent de visiter la cathédrale ensemble. Au même moment dans le Bushveld, Geert Van Dijck et Nkonasa servent de guide à une famille d’un couple d’Américains et leurs deux enfants. Alors que le mari observe un troupeau de koudous à la jumelle, un coup de feu retentit, et l’un des animaux s’abat au sol, atteint de plein fouet.
Quatrième album de la série réalisé par ce duo de créateurs : ils en maîtrisent les caractéristiques sur le bout des doigts que ce soit cette déclinaison de la ligne claire, ou l’aventure sous forme d’enquête dans des endroits exotiques, correspondant à un contexte géopolitique bien identifié. Comme à son habitude, Regric fait preuve d’un investissement de chaque page, de chaque case pour donner à voir les environnements et les personnages, avec clarté et précision. Comme dans les autres albums, il est mis à contribution en continu : le parc naturel en Afrique du Sud avec sa faune et sa flore, les différents types d’aménagements que ce soit Pretoria ou les bâtisses de la propriété Van Dijck, ou encore le village Ekangala des Ndébélés, les rues de Strasbourg, la place Broglie, la cathédrale et se piliers, la route menant au château du Haut-Kœnisbourg, une auberge à Sélestat, les pistes de ski de la station du Champ de Feu, Manhattan et ses gratte-ciels, etc. À chaque fois, le lecteur se sent en confiance : il sait que l’artiste a effectué les recherches nécessaires pour réaliser des descriptions conformes à la réalité de l’époque, que ce soient les constructions, les tenues vestimentaires, les véhicules et les avions, etc., un travail impressionnant donnant la sensation d’être présent dans chacun de ces endroits, en tant que résident, plutôt qu’en simple touriste de passage.
L’un des plaisirs de plonger dans un tome de cette série réside bien sûr dans le principe de retrouver ses caractéristiques et les personnages. Guy Lefranc est égal à lui-même : un jeune homme svelte et sportif, sans être musculeux, pantalon bleu et veste assortie, chemise blanche et cravate rouge, une personnalité se résumant à sa curiosité, son courage, son sens de la justice, un goût pour l’aventure, et des passages à l’action peu nombreux et limités dans le temps, tout en étant efficace. Il est présent dans trente-trois pages, et il mène une action dangereuse, en étant armé le temps de deux pages. Pour le reste, il visite le marché de Noël et sa cathédrale, il aide un automobiliste à changer sa roue crevée sur une route enneigée, il descend une piste de ski, il mange attablé à deux reprises. Puis il se relève en pleine nuit après avoir entendu un cri, il se rend sur la scène d’un enlèvement sous la neige, il rend visite à une personne hospitalisée, il prend l’avion. Il prend à nouveau un repas attablé. Il se fait interroger par la police, il prend un verre à une table. Il prend un taxi, avec une course-poursuite à la clé, et il participe à la libération d’une otage. Les auteurs font en sorte de garder les moments d’action dans un registre plausible. Comme il est d’habitude depuis Jacques Martin, l’adolescent Jeanjean est tenu à l’écart des situations dangereuses : au début du récit, grâce à lui, le héros entre en contact avec Eline Van Dijck. Et il sera présent dans la dernière page.
Le lecteur retrouve également la profession de journaliste de Lefranc, avec la mention du journal le Globe, et une apparition rapide de son rédacteur-en-chef. Conformément aux caractéristiques de la série, l’apparence des autres personnages s’inscrit également dans un registre réaliste, qu’il s’agisse de Geert Van Dijck, une bonne cinquantaine d’années peut-être plus, José Tavares la quarantaine, ou encore Eline une jeune fille et sa préceptrice. Comme à son habitude, le scénariste fait en sorte d’inclure des personnages féminins : Eline Van Dijck, Ruth Laan, et Mila Bossova. La seconde se fait tirer dessus, la troisième prend une part très active et cruciale dans l’action et la résolution de l’aventure. Le dessinateur reste dans un registre très respectueux dans leur représentation, sans aucune connotation sentimentale ou condescendance. D’un côté, les auteurs respectent les personnages féminins et montrent que les femmes font bien partie de la société ; de l’autre côté, leur récit prend en compte la place qui était faite aux femmes à cette époque dans la société française.
Le scénariste a choisi d’envoyer son héros en Afrique du Sud, après un passage par l’Alsace, en évoquant le régime de l’Apartheid mis officiellement en place depuis 1948. Le lecteur se rend compte que la narration visuelle apporte de nombreuses informations sur cet environnement, le scénariste pouvant ainsi consacrer les dialogues aux informations relatives à l’intrigue. Dans le cadre de cette aventure, l’intrigue mêle des éléments historiques à d’autres particularités de la série. Le scénariste va plus loin que l’évocation du régime de l’apartheid, celui-ci apparaissant au travers d’une forme de ségrégation, et de différenciation de citoyenneté en fonction de la race. Il met également en scène le développement de l’ANC (African National Congress) et ses relations avec le communisme russe. Il reprend aussi un thème chronique dans la série, la course aux étoiles, ce qui en fait une incarnation de l’opposition des blocs Est et Ouest, et aussi une préoccupation présente dans l’inconscient collectif d’une partie significative de l’humanité.
Ces thèmes sont portés par une narration enthousiasmante, grâce à l’interaction entre scénariste et dessinateur. Même un lecteur aguerri, voire blasé, ressent la tension à déterminer la position exacte des braconniers, à secourir une personne agressée, à vivre une course-poursuite brève et intense (le temps d’une page) dans l’habitacle du véhicule, à s’infiltrer clandestinement dans un camp tenu par des hommes armés. C’est à tout à l’honneur de ce duo de créateurs de savoir ainsi insuffler de la vie et du sens dans un genre aussi exploité que celui de l’aventure, avec une sensibilité contemporaine. De page en page, le lecteur se surprend régulièrement à ralentir sa lecture pour savourer à loisir une case ou une séquence qui peut être anodine : s’arrêter devant le pilier des Anges dans la cathédrale de Strasbourg, aider quelqu’un à changer sa roue sur une route enneigée, regarder un objet aussi banal qu’un couteau suisse, admirer un pont au-dessus de l’eau, regarder un verre se remplir de vin, (re)voir un magnétophone à bande, etc.
Le lecteur est presque surpris de retrouver un tel plaisir de lecture avec cet album : une forme très classique, une Ligne Claire soignée et discrète, une intrigue structurée et solide. Il est vite pris par l’intrigue et la narration visuelle, toutes les deux intelligentes et posées. Les différentes saveurs se combinent pour un récit copieux et délicieux : l’aventure, l’enquête, la reconstitution historique de lieux variés (de l’Alsace à la province du Transvaal), des personnages agréables à côtoyer, une situation géopolitique complexe, entre apartheid, convoitises de ressources en minerais, alliances de circonstance, protestation naissante. De la belle ouvrage.
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