Si une catastrophe devait se produire, l’Australie ne s’en relèverait pas !
Ce tome fait suite à Lefranc - Tome 28 - Le Principe d'Heisenberg (2017, par François Corteggiani & Christophe Alvès) qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver. Sa première édition date de 2018. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, par Régric (Frédéric Legrain) pour les dessins, et la mise en couleurs a été réalisée par Bonaventure. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.
Le 12 novembre 1956, au sud de l’Australie, un Cessna L-19 Bird Dog vole en direction d’Auckland Island. Le pilote et le copilote suivent un cachalot qui est en chasse. Soudain ils devinent sous les bancs de brume un gigantesque navire. Une trappe s’ouvre à la surface de celui-ci : un missile décolle, et abat le petit avion, tuant les deux hommes sur le coup. Huit jours plus tard, un Lockheed Constellation, avec Guy Lefranc à son bord, se pose dans l’ouest de l’Australie. Le journaliste est chargé par le Globe de couvrir les Jeux Olympiques de Melbourne. Le vol entre Saint-Denis de la réunion et Perth a été perturbé par des conditions météorologiques particulièrement éprouvantes qui doivent encore se prolonger plusieurs heures, voire plusieurs jours. Lefranc et son ami Jean Duval descendent de l’avion et rejoignent l’aérogare avec un bus. Une fois à l’intérieur, ils sont hélés par Janet Kear : elle travaille pour le New-York Times et elle a reconnu Lefranc. Il la présente au boxeur amateur.
Au même moment, à trois mille kilomètres de là, les équipes techniques du Melbourne Cricket Ground mettent la dernière main à la préparation de la cérémonie d’ouverture prévue quarante-huit heures plus tard en présence du duc d’Édimbourg. Cette nuit-là, une silhouette, tout de noir vêtue avec une cagoule masquant tout son visage, s’élance vers la façade du stade. Elle en escalade à main nue une façade. L’inconnu commence à ressentir la fatigue. C’est la cinquième ascension en moins de deux heures. Voilà… Il ne lui reste plus qu’à placer la dernière balise et la mission sera remplie. L’inconnu redescend prestement avec agilité, et se met à courir dans la rue pour s’éloigner le plus rapidement possible. Il est hélé par deux policiers indiquant qu’il se trouve dans une zone interdite au public, et exigeant qu’il leur présente ses papiers. Il sort un pistolet et tire sur les policiers, ceux-ci ripostent et l’abattent. Ils s’approchent du corps et lui retire sa cagoule : ils découvrent le visage d’une femme. Au même moment à l’aéroport de Perth, les passagers désœuvrés meublent leur longue attente en écoutant la radio. Les informations indiquent que l’armée israélienne occupe à présent la totalité de la presqu’île du Sinaï et des unités françaises et anglaises marchent sur le Caire. Jim Meyers, un riche homme d’affaires, estime que les États-Unis ne vont pas tarder à siffler la fin de la récréation. Jean Duval revient avec Bonnie Marsh, une hôtesse, qui les informe que la South Australian Airway Compagny dispose d’un Latécoère 631 capable d’assurer le vol jusqu’à Melbourne malgré le mauvais temps.
Troisième album réalisé par ce duo de créateurs : le lecteur s’attend à une aventure dans une contrée lointaine, une situation géopolitique tendue, et peut-être une touche de science-fiction de type anticipation. La couverture donne déjà une indication sur cette dernière composante : un navire énorme à l’allure fantastique, à la technologie certainement en avance sur son temps, battant un pavillon inconnu. Bien évidemment le pauvre Guy Lefranc se trouve dans une situation périlleuse, et les tempes de l’individu de dos sont argentées… Après l’avion frappé par un missile, le contexte est exposé : la seizième olympiade, c’est-à-dire les Jeux Olympiques de Melbourne en 1956. Les informations à la radio évoquent l'affaire du Canal de Suez, le deuxième conflit entre l'Égypte et Israël. Dans la discussion qui s’en suit, la guerre du Vietnam est également citée, ainsi que la violence en Algérie. En fonction de ses connaissances sur cette période, le lecteur peut également penser à la violence en Afrique du Nord, à l'invasion de la Hongrie par les chars soviétiques. Plus loin dans le récit, un personnage décrit le développement de la Guerre Froide : Cela commence en février 1945 par la conférence de Yalta où les Russes et les Américains se partagent le monde. Avec la capitulation allemande en mai 1945, l’humanité découvre les horreurs des camps nazis. Les 6 et 9 août 1945, Little Boy et Fat Man sont largués au-dessus d’Hiroshima et de Nagasaki, faisant des centaines de milliers de victimes. En 1946 éclate la guerre d’Indochine, en 1950 celle de Corée et en 1955 celle du Vietnam. Partout dans le monde, le camp occidental et le camp communiste s’affrontent, et les risques d’une troisième guerre mondiale deviennent de plus en plus importants de jour en jour.
Dans ce contexte, le lecteur comprend tout de suite que le récit ne va pas traîner : en effet dès la page cinq, un cartouche de texte indique que la cérémonie d’ouverture doit se dérouler dans quarante-huit heures, qui plus est en présence du duc d’Édimbourg. C’est donc le temps dont dispose Guy Lefranc pour faire échouer le plan basé sur la stratégie du chaos. Conformément aux conventions de la série, Guy Lefranc constitue un héros un peu lisse, courageux, animé par de solides valeurs morales. Il porte la même tenue vestimentaire du début à la fin : un pantalon et une veste de costume (il se promène parfois sans cette dernière), une chemise blanche et une cravate rouge, sans oublier sa chevelure blonde toujours impeccablement coiffée en toute circonstance. Malgré tout, de temps à autre, il fait montre de caractère : quand il remet le riche homme d’affaires à sa place en lui disant qu’il est inutile de provoquer leurs hôtes armés, quand il fait montre d’une certaine culture scientifique (certainement développée en exerçant son métier de journaliste), ou encore quand il manie sauvagement un pistolet-mitrailleur avec une dextérité impressionnante. L’auteur introduit deux personnages secondaires : un boxeur amateur sans grande personnalité non plus, et une jeune femme reporter pour le New-York Times, avec un caractère bien trempé et une belle assurance méritée. Les auteurs mettent en avant un second personnage secondaire féminin : Bonnie Marsh, l’hôtesse de l’air, blessée et futée.
Le découpage des planches reste bien dans la forme de cases sagement alignées en bande, souvent au nombre de neuf, parfois seulement sept, ce qui constitue des planches bien denses. Les dessins de type réaliste et descriptif sont de rigueur, bien entendu. Le lecteur ne peut qu’être admiratif de l’investissement de l’artiste dans chaque case, pour des représentations de type Ligne Claire, avec un trait assuré, et un niveau de détails constant dans chaque case. Le lecteur peut ainsi voir chaque endroit, chaque environnement, chaque tenue vestimentaire, chaque avion (le Cessna, puis un Latécoère 631). Il est admiratif du travail réalisé pour donner à voir l’intérieur du navire Armageddon : les dortoirs, la salle commune pour les repas, les coursives interminables et désertes, l’infirmerie, les aquariums d’eau de mer pour la pisciculture, l’installation d’agriculture, le dessalinisateur d’eau de mer, l’armurerie, la baie des missiles, la culture de plancton, l’immense cabine de pilotage et ses ordinateurs comme des armoires. Concernant les personnages, de temps à autres, le dessinateur semble reprendre des expressions à la Jacques Martin qui ne se marient pas toujours avec leur action. À plusieurs reprises, le lecteur ralentit son rythme pour apprécier une image ou une séquence : la première apparition de l’Armageddon dissimulé dans la brume, l’ascension de la façade du stade par l’inconnue, l’amerrissage en catastrophe du Cessna, la découverte des différentes zones de l’Armageddon, Lefranc mitraillant à tout va, sa satisfaction de pouvoir passer le marathonien Alain Mimoun (1921-2013), au téléphone à son rédacteur en chef.
Le scénariste impressionne le lecteur par la maîtrise de la construction de son scénario, ajusté au millimètre près, que ce soit les informations à la radio pour poser le contexte de la guerre froide, les emportements colériques de Jim Mayers pour qu’il ait acquis suffisamment de personnalité quand il est abattu, ou le délai de quarante-huit heures qui impulse une vitesse certaine à l’action. Il s’autorise une légère touche d’anticipation technologique, pour installer un personnage qui met à profit sa fortune personnelle pour essayer d’éviter une escalade des hostilités ce qui mènerait à une troisième guerre mondiale, à laquelle l’humanité ne survivrait probablement pas. Sa stratégie du chaos peut faire penser à La grève (1957) d’Ayn Rand (1905-1982), et à la stratégie d’Adrian Veidt dans Watchmen (1986/87) d’Alan Moore & Dave Gibbons. Comme il peut s’y attendre, le lecteur découvre deux séquences de copieuses explications, une en page trente-trois sur la montée de la Guerre Froide, la seconde en page quarante-trois sur la stratégie du chaos elle-même. Il ne peut que soupirer (ou frémir) à cette évolution menant vers une destruction mutuelle assurée, et apprécier que l’opposant à Lefranc ne soit pas simplement un individu souhaitant devenir le maître du monde parce qu’il est méchant. De la même manière, le héros ne résout pas tout et il participe à la résolution au même titre que d’autres personnages qui font eux aussi preuve de courage.
Une nouvelle aventure pour Guy Lefranc, entièrement intégrée à une facette de la situation géopolitique de l’époque avec une petite touche d’anticipation technologique. La narration visuelle reprend les conventions de la ligne claire, telle que pratiquée par Jacques Martin. Le scénariste est tout aussi investi que le dessinateur pour un thriller en quarante-huit heures prenant et évoquant les conséquences de la propension de l’humanité et de ses dirigeants de régler les problèmes à coup de conflits armés.
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