Étrangement, personne n’en voulait de cette maison. Moi j’ai eu le coup de foudre.
Ce tome constitue la deuxième partie d’un diptyque. Il fait suite à American Parano - Tome 1 - Black House T1/2 (2024) qu’il faut avoir lu avant. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Hervé Bourhis pour le scénario et par Lucas Varela pour les dessins et les couleurs. Il comporte soixante-et-une pages de bande dessinée.
L’inspecteur Joans Taft circule en ville au volant de sa voiture, à la recherche de sa collègue Kimberley Tyler, en écoutant la station de radio BTMN, Bible Teen Music & News. L’animateur commente : Hosanna, les kids ! On va commencer doucement le programme en direct. Nous sommes le samedi 13 mai 1967et nous célébrons Notre-Dame de Fâtima… Cette ville portugaise où Marie est apparue devant trois petits bergers à dix reprises, il y a 50 ans pile. C’est d’autant plus crédible que le LSD n’existait pas encore. Il y a encore eu un drame au royaume de Dieu cette nuit. Prions pour que ces meurtres atroces cessent dans notre belle ville de San Francisco. Écoutons le concerto pour 2 violons de Bach en mémoire de ces jeunes victimes. Taft s’arrête devant l’établissement Jack’s Diner et il y pénètre. Il s’approche de Tyler qui est assise au comptoir en lui disant que tout le monde la recherche. Elle le rembarre en lui disant qu’elle a besoin d’être seule, cinq minutes, c’est possible ? Il ressort. L’animateur continue : Il y a encore eu un drame au royaume de Dieu cette nuit. Il enjoint ses auditeurs à prier pour que ces meurtres atroces cessent dans cette bille ville de San Francisco. Il leur propose d’écouter le concerto pour deux violons de Bach en mémoire de ces jeunes victimes.
Baron Yeval présente sa demeure. La Black House, on peut la traverser de fond en comble sans jamais croiser personne, grâce à un système de trappes, portes, passages, escaliers secrets. Étrangement, personne n’en voulait de cette maison. Lui il a eu le coup de foudre. Comme une évidence. La première chose fut de la peindre en noir. Il a fallu commander de la peinture pour sous-marin. Car la peinture noire extérieure n’est pas disponible dans le commerce. Il a eu des articles tout de suite. Dans le pays entier. Il a commencé à organiser des soirées autour de la magie noire. Sont venus une baronne, des journalistes, des propriétaires fonciers. Des héritiers, des excentriques, un petit-fils de président. Un cinéaste expérimental, lui aussi amateur de la Bête. Plusieurs officiers de police en civil évidemment. Bref, un joyeux mélange de notables et de marginaux qui sont censés de ne jamais se réunir. Et puis l’idée de créer cette église d’un autre style lui est venue en rêve. C’est devenu une obsession… Jusqu’à ce que dans la nuit du 30 avril au 1er mai 1966 – la Walpursginacht -, il se rase le crâne, comme le faisaient les bourreaux au Moyen-Âge. Il entrait dans les ordres. Kimberley Tyler est revenue dans la salle d’interrogatoire du commissariat et elle indique à Yeval qu’ils vont reprendre là où ils en étaient, et qu’il a intérêt d’arrêter de tout prendre à la légère.
En ayant découvert le premier tome, le lecteur a bien vu qu’il s’agit d’un diptyque : il vient donc découvrir la résolution de l’intrigue. Qui a assassiné la jeune femme dont le cadavre figure sur la couverture du tome un ? S’agit-il d’un crime satanique ? Les auteurs poursuivent leur récit sur le même ton : une enquête menée par une jeune inspectrice de police, un peu renfermée sur elle-même et en butte à la misogynie systémique. Après avoir repris ses esprits en s’éloignant de la pièce d’interrogatoire, elle y retourne et met en demeure Baron Yeval de répondre sans plus s’amuser avec des jeux psychologiques. Mais voilà, son interlocuteur a l’ascendant sur elle, introduisant une dimension personnelle intime dans sa réponse. Le lecteur observe Baron Yeval : sa haute silhouette longiligne, sa chemise en jabot et son costume noir qui lui donne une aura de théâtralité. Ses gestes posés et le mouvement de ses longues mains attestent de sa maîtrise de soi, du recul dont il dispose sur les questions, sous-entendant une réflexion intérieure de type manipulation. Le contraste visuel avec l’attitude de Tyler augmente encore son assurance. En face de lui, elle apparaît tendue et émotive, le rouge lui montant aux joues, trahissant son degré d’implication. Un second face-à-face met en évidence l’avantage que la haute taille confère à Yeval sur Tyler, une intimidation physique naturelle. En face, la posture de Kimberley montre qu’elle a l’habitude de ce genre de tentative, et qu’elle sait activer une forme de carapace mentale.
Mine de rien, le lecteur s’est attaché à cette jeune femme mutique et mystérieuse, à sa façon d’affronter les épreuves sans sourciller, à accepter ses réactions corporelles de dégoût, les laisser passer et continuer de l’avant. Sa petite silhouette, par rapport à celle de ses collègues masculins, reste à l’abri d’un pantalon noir, et d’un large imperméable. Sa détermination posée et tranquille impose le respect, que ce soit en posant des questions à un père dominicain, ou à une jeune danseuse. Ses réactions émotionnelles n’en apparaissent qu’avec plus de force, tout en restant mesurées : une contrariété, une surprise, et souvent une franche curiosité. D’une certaine manière, elle conserve une forme de froideur liée à la distance ; d’une autre manière, elle fait montre d’émotions très normales, derrière une façade introvertie. Le lecteur se retrouve partagé dans un mouvement de balancier : respecter son intimité, et vouloir en partager plus. Il se sent régulièrement décontenancé. Elle couche avec un collègue : un moment intense, et dans le même temps un acte presque hygiénique pour soulager sa tension. Elle continue d’habiter dans l’ancien appartement de son père sans que cela ne semble l’affecter, et dans le même temps elle réagit de manière visible quand Baron Yeval laisse échapper un sous-entendu soigneusement calibré le concernant. Les auteurs révèlent d’ailleurs le fin mot le concernant, un moment touchant, tout en renforçant la capacité de prise de recul et de détachement de sa fille.
L’enquête suit son cours. Les auteurs mettent en œuvre les conventions classiques du genre : interrogatoire en face-à-face dans un commissariat, enquête de voisinage, recherche de témoin, coups de chance, piste en impasse. Ils mènent cette première histoire à son terme, avec une résolution claire : le coupable est identifié et le lecteur sait ce qu’il lui arrive. L’enquête emmène l’inspectrice dans différentes strates de la société : le chef de l’église de Satan, devant un illuminé qui s’accuse du meurtre (impossible de résister à son regard de fou, à sa tenue de clodo), dans une boîte branchée pour boire un coup (une belle séquence visuelle avec une jeune femme en robe à la mode en train de danser sur deux pages), dans une mission à la rencontre de religieux en bure (la mine enjouée et rondouillarde du père Jimenez force la sympathie), dans les rues de San Francisco à l’occasion d’une filature, dans la demeure gothique de Baron Yeval (sans oublier sa lionne domestique), dans un cimetière désaffecté à inspecter des tombes, ou encore en pleine forêt dans Muir Woods National Monument.
Les dessins ont conservé leurs caractéristiques : une veine Ligne Claire, facilement lisible, avec un degré de simplification pouvant aller vers des représentations évoquant plus un jouet (pour certains véhicules par exemple, ou l’aspect trop lisse et trop propre de certaines chaussées) qu’une description de la réalité quotidienne. L’artiste continue également d’utiliser une palette de couleurs limitées, avec un usage appuyé de tons bleu et de tons rouge-orange, ce qui donne une forte identité visuelle au récit, tout en installant des ambiances particulières. Rapidement, le lecteur ressent que chaque page bénéficie d’un investissement sans faille de la part de l’artiste : les détails, les précisions dans les descriptions, les légères exagérations pour faire ressortir le caractère d’un figurant ou d’un autre. Il voit que la reconstitution historique n’est pas mise au premier plan de la narration, tout en étant bien présente dans chaque planche, qu’il s’agisse des tenues vestimentaires, des quartiers de San Francisco, de panonceaux de rues (au croisement des rues Ashbury et Haight, page onze), d’une enseigne (White rabbit, page quarante-cinq, évoque le titre d’un morceau du groupe Jefferson Airplane). L’artiste met régulièrement à profit des variations dans la dimension graphique : le plan en coupe de la Black House (page 5), des dessins enfantins (page dix), la danseuse dans une bande ondulant en milieu de planche (page dix-sept), des ombres chinoises (en page dix-huit), une portée de musique ondulante (en page trente-six), des traits de vitesse lors d’une course-poursuite (en page cinquante), la texture des troncs d’arbre (en page cinquante-quatre), et la palette de couleurs.
Le lecteur progresse rapidement dans cette seconde moitié, avec parfois une sensation de décalage. Il se rend compte que le scénariste ne prend pas forcément son intrigue au sérieux, ou au premier degré. Baron Yeval continue de savoir beaucoup plus de choses sur la vie personnelle de Kimberley Tyler qu’il ne devrait en savoir de manière plausible. L’enquête progresse grâce à des tuyaux survenant bien opportunément. Le satanisme reste un élément de décor, sans développement particulier sur son dogme. L’attitude bravache du motard lors de la course-poursuite relève à la fois du défi puéril, à la fois d’une théâtralité non expliquée. Le lecteur apprécie d’obtenir des réponses à des questions dont il pouvait craindre qu’elles ne soient étirées sur les tomes à venir. Dans le même temps, il découvre des informations dont l’impact n’est pas développé, par exemple l’état de santé de Kimberley, ou le style de vie mené par son père, ou même la raison pour laquelle elle a souhaité retrouver sa trace. Il finit par se rappeler que les auteurs ont présenté cette histoire comme le premier diptyque d’une série. Il comprend alors mieux ce qui lui apparaissait comme des bizarreries narratives, et il espère que le prochain diptyque verra bien le jour.
Ce deuxième tome apporte les réponses qu’attendait le lecteur. L’enquête est menée à son terme. La narration visuelle conserve ce côté si agréable de la Ligne Claire, avec quelques discrets effets conceptuels, mariant élégamment une apparence tout public, avec une subtile noirceur. Les différentes facettes de l’histoire prennent tout leur sens en considérant qu’il s’agit du premier diptyque d’une série, et ça tombe bien car le lecteur compte bien pouvoir retrouver la distante Kimberly Tyler pour pouvoir apprendre à mieux la connaître.
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