Son haleine fétide est déjà sur vous.
Cette anthologie regroupe quatre récits courts de l’auteur. Son édition originale date de 2018. Elles ont été réalisées par Paolo Eleuteri Serpieri (1944-), pour le scénario et les dessins, ainsi que pour la couleur des deux dernières histoires. Ce tome comprend cinquante-et-une pages de bande dessinée.
Trois femmes, paru en 1979, quatorze pages. Un homme bien habillé se tient devant six autres et leur tient ce langage : Messieurs, Raton est encore une ville frontière et la vie n’est pas facile dans ces contrées. C’est pour cela que les pionniers ne voulaient ni femmes, ni enfants, mais la situation a changé, tout est calme. C’est pour cela que leur société a été chargée de trouver des jeunes femmes qui aient le goût de l’aventure et des facultés d’adaptation et qui soient disposées à devenir les compagnes de ces hommes courageux ! Abilene, à la fin du dix-neuvième siècle, c’est désormais une grande ville qui a prospéré grâce à ses marchés aux bestiaux. Dans la ville, deux hommes discutent accoudés à la barrière d’un enclos à bétail. Le premier dit à l’autre que ce troupeau doit arriver sur pieds à Raton, et il lui recommande de ne pas trop les fatiguer, ils payent un demi-dollar la livre et ce n’est pas rien. Son interlocuteur le rassure : il connaît son métier et Allen aussi.
Serpieri est peut-être plus connu pour sa série Druuna, mêlant science-fiction et érotisme. Auparavant, il a réalisé de nombreux récits de western, dont ce tome en présente un échantillon. Le lecteur commence par découvrir des dessins en noir & blanc, un peu austères pleins de textures, avec un niveau de détails impressionnant, bien dosé. Il commence par s’attacher à la représentation des tenues vestimentaires : les hommes d’affaires en habit de ville, les cowboys, et les femmes en robe, en jupe et même une en pantalon. Il apprécie le soin apporté à rendre la texture du tissu, différente pour les jeans et pour les foulards, ou encore pour les Stetsons. Il regarde aussi bien les ceinturons, les holsters et les revolvers que la selle des chevaux, leur harnachement, et les accessoires accrochés comme une gourde. Il remarque que l’artiste préfère dessiner les grands espaces que les zones urbaines, tout en prenant soin de placer le bon accessoire. Le dessinateur sait montrer des individus avec des morphologies diversifiées, des visages uniques, les rendant immédiatement indentifiables, même si tous les personnages ne sont pas nommés.
Cette première nouvelle se base sur un fait réel : l’appel aux femmes pour rejoindre les colons sur la Frontière, une position peu flatteuse pour elles. En effet, elles sont traitées comme du bétail : elles doivent arriver en bon état à la livraison, tout comme les cowboys accompagnant un troupeau de vaches doivent les ménager pour ne pas obérer leur valeur marchande. En peu de pages, l’auteur présente cinq femmes aux origines sociales différentes, aux caractères différents, et aux motivations différentes, une rare efficacité narrative. Le lecteur pressent qu’il s’agit d’une histoire à chute, avec une justice immanente à la clé, ou une fin ironique. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir un récit féministe prenant en compte les diktats d’une société accordant beaucoup de valeur à la virilité, ou bien l’introduction à une série qui serait très prometteuse, mais jamais réalisée.
Un vieux peintre de l’ouest, 1979, douze pages. Dans une zone sauvage un cowboy se tient bien droit assis sur un rocher, son chapeau sur les genoux. En face de lui un homme âgé est train de peindre son portrait sur une petite toile posée sur un chevalet. Le cowboy se déclare très satisfait du résultat. Dans le bureau du shérif de Strawan, Buck est interrogé : il répète qu’il ne sait rien de l’attaque de la diligence, ce jour-là il était à Abilene à la foire aux bestiaux. Le shérif lui décoche un coup de poing au visage, puis un crochet du droit dans le ventre. Il exige le nom du complice ; Buck finit par lâcher le morceau : Track Stockie.
Le changement dans la continuité : toujours l’ouest américain et la prédominance des grands espaces sauvages, mais plus aucune femme à l’horizon, sauf dans la foule des curieux venus assister à la pendaison. L’auteur surprend son lecteur d’entrée de jeu avec un personnage à la profession inattendue : un vieil homme exerçant le métier de portraitiste. Quelle curieuse idée, et en même temps pourquoi pas : un peintre itinérant au far-west. Un chasseur de primes un peu trop confiant, et une sombre histoire de vengeance bien tordue, d’une forme différente de celle de la première histoire, un plat qui se mange plus froid. Le lecteur retrouve l’évocation de l’ouest sauvage attendue : des grands espaces, magnifiés par la présence incongrue d’un être humain perdu dans cette immensité, ou par une chevauchée paisible. Les tenues de Western : pantalon en tissu résistant, chemise informe et gilet de rigueur, chapeau pour se protéger du soleil, les bottes, le ceinturon avec les cartouches, le holster et le revolver, la couverture attachée à l’arrière de la selle, tout est conforme à l’imaginaire associé à ce genre. Le lecteur apprécie également le sens du détail : le petit tabouret avec paillage pour le peintre, les gants du chasseur de primes, les tenailles du maréchal-ferrant, la cafetière à même le feu de camp, le tonnelet sur le comptoir, etc.
À nouveau, l’auteur raconte une intrigue bien dense en un nombre compté de pages. Le lecteur le ressent : il faut que ça avance. Pour ça, le scénariste intègre des faits passés dans la discussion, ne pouvant pas tout montrer dans sa narration visuelle. Il joue habilement avec les conventions du genre : le beau chasseur de primes avec une vraie morale, mais peut-être pas si futé que ça, le vieux peintre peut-être pas si inoffensif que ça, et à nouveau une ouverture finale inattendue. L’auteur raconte une histoire surprenante sur la base des conventions de genre Western, avec une narration visuelle consistante assurant une reconstitution historique solide.
L’homme qui n’avait pas de pouces, 1980, dix-neuf pages. L’étrange caravane, à peine visible, avance lentement dans la plaine. Des spectres errant épuisés, sans but, en silence… Angie, une femme blanche habillé en Indienne, repense à son histoire, comment elle en est arrivée là : la dureté de son père fermier, son mariage à Jeune Bison des Crow Absaroka, son viol par Face Jaune… Au temps présent, elle voit arriver un cavalier : un homme à qui il manque les deux pouces.
L’arrivée de la couleur : un changement d’autant plus saisissant que Serpieri mêle élégamment un discret détourage par un trait souvent coloré, et la technique de couleur directe, avec une palette originale. La couleur du ciel oscille entre une approche réaliste et une approche expressionniste. Le rendu de l’herbe de la prairie est incroyable : entre réalisme et composition se mariant avec le ciel, effet monochrome avec nuances d’une même couleur pour le passé (vert d’eau) et expressionnisme pour la rage qui habite Angie pour finir (entre orange et sépia). Les représentations restent dans un registre réaliste et descriptif, composant une reconstitution historique très solide et consistante, habitée par des émotions qui colorent les cases.
Dans un premier temps, le lecteur peut se focaliser sur les aspects sensationnalistes de la narration : des formes de sadisme psychologique, d’humiliation d’une femme et de nudité féminine. Ces composantes sont bien présentes de manière explicite. Dans un second temps, il ressort que ces comportements correspondent à l’époque et au lieu, une société violente, où les conflits se règlent avec des armes à feu. Dans le même temps, le récit est raconté du point de vue d’Angie, qui ne se perçoit pas comme une victime : elle a intégré les conséquences d’un fonctionnement où règne la volonté du plus fort, elle s’y est adaptée, acceptant les relations sexuelles imposées, et elle agit en conséquence. Dans le même temps, le prix à payer par elle, par les autres finit par dicter leur comportement. Un récit qui peut apparaître racoleur en apparence, qui s’avère sophistiqué et intelligent.
Le monstre, 1984, six pages. Dans une zone sauvage montagneuse, Mike et Zeb, deux cavaliers approchent de leur destination. Zeb indique que ce coin lui fiche la trouille, il a comme un pressentiment. L’autre le rembarre sèchement : l’or est tout proche et il ne se laissera pas impressionner par des superstitions. Mike détecte une construction bizarre qui ressemble à un vieux temple mexicain : il est certain qu’il doit cacher l’entrée de la grotte. Zeb sens une odeur, une infection plus ils avancent. Il se demande où sont planqués Jim et Sam.
Le récit le plus court, avec une trame très classique : l’obsession du trésor qui aboutit à la ruine des individus, avec une touche surnaturelle, sans élément érotique. Le rendu du paysage montagneux est magnifique : entre la texture des rochers qu’ils soient naturels ou taillés, la couleur de la roche avec les effets de luminosité qui rehausse les reliefs. La mise en scène est d’une efficacité exemplaire, pour cette scénette avec trois personnages. Leurs visages burinés expriment la dureté de leur vie, et leur personnalité rigide qui en résulte. Le lecteur se sent complètement emporté par la détermination de Mike à aller jusqu’au bout, par le doute de Zeb qui est prêt à renoncer devant le dernier obstacle, par le calme du vieil homme, une assurance et une sagesse qui proviennent de l’expérience. La chute est à la fois sans surprise, et à la fois inéluctable, d’une justesse évidente.
Quatre histoires brèves de type Western : le lecteur y trouve les conventions de genre qu’il vient y chercher, comme les cowboys, les grands espaces, les chevauchées, les (Amér)Indiens, les troupeaux de bétail, et une société où règne la loi du plus fort. Il y trouve également les dessins ciselés de Serpieri, une femme à la beauté incroyable, la réalité d’une violence sadique s’exerçant contre les uns et les autres. Emporté par la consistance de la reconstitution historique, il s’immerge dans des histoires courtes et denses, avec des personnages étoffés, une savante mise en œuvre de la psychologie et de la nature humaine, et des pages magnifiques.
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