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mardi 10 décembre 2024

La Tigresse bretonne

Il faut frapper les esprits, en faire des machines de guerre tout droit sorties de l’enfer !


Ce tome contient une histoire complète de nature biographique. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, par Frédéric Blier pour les dessins, et par Florence Fantini pour la mise en couleurs. Ce tome comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Automne 1343, au large des côtes bretonnes, un grand navire vogue toutes voiles dehors. À son bord, un soldat en cottes de maille fait observer au seigneur que ces côtes sont dangereuses, car la plupart des Bretons leur sont désormais hostiles. Le noble répond que certes, mais qu’ils n’oseront pas attaquer une nef royale lourdement armée. La vigie signale une voile à bâbord. Le soldat remarque qu’ils hissent un pavillon : un lion blanc sur fond rouge. Un deuxième navire à voile rouge apparaît et se rapproche du premier navire. Le capitaine de celui-ci ordonne à ses soldats de se préparer au combat. Il craint qu’il ne s’agisse pas d’Anglais, mais pire, des pirates qui ne feront pas de quartier. L’équipage du premier navire à voile rouge commence par envoyer une pluie nourrie de flèches qui font des ravages. À Paris quelques mois plus tôt, près de la forteresse du Châtelet, Jeanne de Belleville marche incognito dans la rue aux côtés de Guillaume Bérard. Elle lui rappelle qu’elle avait supplié son époux Olivier de Clisson de ne pas participer au tournoi. Elle se demande comme il a pu faire confiance au roi Philippe VI, tout le monde sait que ce Valois n’a pas d’honneur. Son interlocuteur lui dit qu’elle a raison : la fidélité d’Olivier à la couronne est incontestable, son arrestation est une grande injustice.



La conversation continue et Jeanne dit qu’elle craint le pire, il faut tirer son époux Olivier des griffes de Philippe avant qu’il ne soit trop tard. Guillaume répond que le plus urgent est de lui faire parvenir un message, et il pense avoir trouvé l’homme qu’il leur faut. Il ajoute que c’est son devoir d’écuyer, et qu’il est de son devoir d’épauler Jeanne et lui apporter son aide. Ils arrivent devant la boutique de Bertrand Clermont, un ami de la famille. Celui-ci les accueille chaleureusement à l’intérieur. Il les conduit dans son arrière-boutique : là les attend Pierre Nicolas, sergent du roi. Ce personnage a ses entrées au grand Châtelet, et il a accepté de les aider. Jeanne de Belleville lui demande s’il peut la mener secrètement à son époux. Le sergent répond que c’est impossible, car sur ordre du roi le sieur de Clisson est privé de toute visite. Il ajoute qu’elle-même a pris beaucoup de risques en venant dans la capitale. Si le roi Philippe l’apprenait, il pourrait fort bien donner l’ordre de l’arrêter. Jeanne ne se laisse pas impressionner et elle lui demande comme il peut l’aider elle. Il répond que pour dix pièces d’or, il peut faire passer un message à Olivier. Elle écrit un bref billet dans lequel elle annonce à son époux son intention de le faire évader. Le sergent indique qu’elle aura la réponse dans deux jours. Après cet entretien, elle va passer voir Thibaut de Parthenay, l’héritier d’une famille alliée aux Belleville.


Jeanne de Belleville (1300-1359) est un personnage historique ayant réellement existé : elle épouse en 1312 Geoffroy seigneur de Châteaubriant, puis après sa mort vient un second mariage qui sera annulé par le Pape Jean XXII, la troisième union sera avec Olivier de Clisson (1300-1343) avec qui elle aura quatre enfants Maurice, Olivier, Guillaume et Jeanne. L’image de couverture montre une femme guerrière portant un haubert et une gorgière de maille, à la tête d’une dizaine d’individus armés jusqu’aux dents sur le pont d’un navire avec une voile rouge, ornée d’un lion que l’on peut supposer blanc. Le paragraphe de la quatrième de couverture la désigne comme première femme pirate de l’Histoire, ayant livré une guerre sans merci au Royaume de France, en se montrant d’une cruauté implacable, ce qui lui vaudra ainsi le surnom de Tigresse bretonne. Le surnom de Lionne sanglante lui sera attribué au XIXe siècle. En fonction de sa connaissance sur le sujet, le lecteur en déduit que le scénariste va exposer une version ménageant la chèvre et le chou, en vérité historique attestée, et légende populaire. Après une introduction en mer, il entame son récit en 1343, alors que Olivier de Clisson est déjà prisonnier du roi à Paris, et que son épouse Jeanne essaye d’organiser une tentative d’évasion. Il élude ainsi la question de la situation de la famille Clisson avant le tournoi, et la situation est essentiellement exposée par le point de vue de Jeanne de Belleville, avec ses partis pris.



Au vu de la couverture et du thème du récit, l’horizon du lecteur correspond à un récit présentant une solide reconstitution historique. Tout commence avec un beau navire, toutes voiles dehors sur l’océan. Le lecteur observe les différents mâts, la coque, les écussons sur la proue, une bannière peut-être un peu trop longue. D’un autre côté, le lecteur peut apprécier les différentes activités au premier plan sur les berges de la Seine à Paris : le lavage du linge, le débarquement de ballots, le stockage de tonneaux, un palan avec une roue pour décharger des charges plus lourdes. Dans la case en-dessous, une vue subjective d’une rue de Paris, avec le caniveau central et un habitant qui jette le contenu de son seau directement dans le caniveau depuis sa porte, la cour du château de Philippe VI et sa chambre de torture, une vue générale du château de Clisson, une autre du château de Touffou, un magnifique pont en bois avec des maisons dessus jeté au-dessus de la Seine à Paris, le château fort de l’île d’Yeu, la citadelle de l’Aber-Wrac’h et son port, et bien sûr des combats maritimes. Le lecteur prend également le temps de regarder les tenues vestimentaires, ainsi que les armes et les protections des combattants, les armes des navires, les harnachements des chevaux, etc. Sans oublier la manière dont Jeanne de Belleville elle-même s’habille pour mener ses hommes au combat. Il peut ainsi apprécier l’investissement de l’artiste pour donner à voir cette époque.


Le scénariste a pris le parti de raconter cette histoire avec le point de vue de la tigresse de bretonne : ainsi est-elle présente visuellement dans quarante-deux pages sur soixante-deux, présente implicitement dans une demi-douzaine d’autres, le reste étant consacré à ses ennemis ou à son époux au début. Par comparaison avec d’autres bande dessinées historiques, le lecteur fait l’expérience qu’en effet les auteurs privilégient l’histoire personnelle de cette femme, plutôt que de verser dans un cours d’Histoire. Ils se cantonnent à la période correspondant à l’accomplissement de sa vengeance, à partir de l’emprisonnement de son époux, jusqu’à son terme. En fonction de son appétence, le lecteur peut se renseigner plus avant sur le règne de Philippe VI, sur les connaissances historiques consolidées sur cette veuve, sur le passé d’Olivier de Clisson, ou encore sur les relations entre l’Angleterre et de la France à cette époque, et entre Édouard III (1312-1377) et Olivier de Clisson. Jeanne de Belleville prononce son vœu de vengeance en page vingt-quatre. D’une certaine manière, ce choix narratif fait de Jeanne de Belleville, l’héroïne de sa propre vie et du récit. D’un autre côté, les auteurs montrent que cette femme mérite son surnom de Lionne sanglante, illustrant la phrase de Friedrich Nietzsche : “Dans la vengeance et en amour, la femme est plus barbare que l'homme. (Par-delà le bien et le mal).



En recevant la tête de feu son époux dans une cassette, Jeanne déclare : que les Clisson n’ont pas de larmes, mais des armes, que son époux hurle vengeance et qu’ils vont le venger, que le blason des Clisson a été souillé par la trahison et le déshonneur, et qu’elle va lui rendre son éclat en le lavant dans le sang frais. Le lecteur observe un personnage fidèle à sa réputation ou à sa légende : elle fait tuer les messagers, puis les prisonniers. Elle mène la prise du château de Touffou et après la victoire, elle en fait exécuter tous les habitants. Après la première victoire maritime, elle ordonne que les survivants aient les mains et les pieds tranchés, et qu’ils soient jetés par-dessus bord. Le dessinateur assume lui aussi cette caractéristique de la veuve en représentant la violence de manière explicite : visage tuméfié d’Olivier de Clisson alors qu’il est torturé, flèche transperçant la gorge d’un soldat, ou se fichant au beau milieu du front d’un autre, mêlées brutales entre cavaliers et fantassins, décapitation d’un chef à genou présentant son épée en signe de reddition, épée tranchant à moitié un crâne, épée s’enfonçant dans une cuisse, cadavres déposés par la marée avec les pieds et les mains tranchés, etc. La vengeance de Jeanne de Belleville est sanglante et sans pitié. Elle prend part aux combats, et fait systématiquement achever tous les survivants. Elle mène ses hommes au combat comme un guerrier. Elle entraîne ses jeunes fils à peine adolescents voire encore enfants avec elle, sur son navire. Il s’agit d’une véritable vengeance : la destruction de navires du royaume pour obtenir réparation, une véritable riposte plutôt qu’une vengeance. Elle est guidée par une volonté de destruction, habitée par sa colère, s’y donnant corps et âme, et elle en paye le prix.


Un album de bande dessinée bien troussé qui aborde la légende de la tigresse bretonne sur le plan humain, avec ce qu’il faut de reconstitution historique pour que le contexte soit consistant, sans qu’il ne prenne le pas sur la dimension humaine. L’artiste prend plaisir à donner à voir les châteaux, Paris et les combats navals. Jeanne de Belleville se montre une meneuse d’hommes fougueuse, et sans pitié. Une belle évocation.



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