En vérité, la peinture est source de plus de souffrances que de joies… Il vaut mieux chanter !
Ce tome est le premier d’un diptyque consacré à Michelangelo Merisi da Caravaggio (1571-1610), dit le Caravage. Ce tome est initialement paru en 2015, le second en 2018. Il a été réalisé par Milo Manara pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs, assisté de Simona Manara pour les couleurs, la traduction a été réalisée par Aurore Schimd. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée.
Fin de l’été 1592, aux premières lueurs du crépuscule, barrage du pont Salario à deux milles de Rome. Un paysan avancement tranquillement sur la route, juché sur le dos d’un de ses deux bœufs qui tirent la charrette pleine de légumes. Il discute avec le jeune homme qui est assis à l’arrière. Il lui indique que voilà le pont, ils ont réussi. Il continue : Le soleil ne s’est pas encore couché, il pense qu’ils vont les laisser passer. Il prévient son passager qu’il ne le connaît pas, qu’il l’a juste dépanné et qu’il ne répond pas de lui. Donc au barrage, l’étranger doit s’arranger avec les gardes ; le paysan ne veut pas qu’ils l’empêchent de passer à cause de lui. Michelangelo répond qu’il ne lui a rien demandé, et que le paysan pense à conduire à ses bœufs. Il lui suggère de regarder plutôt là-bas, en arrière, ce qui arrive. Une voiture tirée par des chevaux arrive à vive allure. Le paysan descend à terre et encourage ses bêtes à aller plus vite, car il sait que si l’autre attelage les dépasse, il est bon pour passer la nuit sur ce pont. À la barrière, les soldats s’amusent : les deux groupes de voyageurs savent qu’ils n’en laisseront passer qu’un seul aujourd’hui. L’un d’eux estime que ça sent mauvais pour le paysan, les chevaux sont trop rapides. À la minute près, le paysan arrive le premier, et il fait signe au cocher juste derrière de s’arrêter, de ne plus avancer, il est arrivé avant eux.
Le paysan et le cocher sont descendus et ils se hurlent dessus, près d’en venir aux mains. Le voyageur est descendu de la charrette, prêt à asséner un coup de bâton. Le capitaine sort du logement au-dessus pont et exige de savoir ce qu’il se passe. Un soldat répond que ces hommes se chamaillent pour savoir qui passera le gué ce soir, il ajoute qu’ils sont arrivés en même temps. Le paysan plaide sa cause auprès du capitaine : sa carriole est pleine de légumes, demain ils seront tout gâtés et plus personne ne les achètera. Une femme descend du carrosse et explique qu’elle voyage avec sa fille et une de ses amies. Elles viennent de Sienne et elles ne peuvent pas passer la nuit ici. Elle brandit un rouleau : leurs papiers, et elle ajoute qu’elle est attendue à Rome ce soir-même. Le capitaine lui demande de monter l’escalier jusqu’au poste de garde, qu’il puisse examiner les papiers. Elle pénètre çà l’intérieur en se présentant : elle se nomme Cinzia dei Melandroni, sa famille est plutôt en vue à Sienne, ils ont plusieurs connaissances bien placées à Rome, bien sûr. Le capitaine la fait rentrer en lui assénant une tape sur les fesses. Les autres, soldats et voyageurs, attendent le résultat de l’entrevue. Michelangelo regarde qui est à l’intérieur du carrosse : deux jeunes femmes qu’il qualifie de devergoigneuses qui cherchent la fessée.
La promesse de la rencontre de deux grands maîtres : Le Caravage et Milo Manara. En fonction de sa familiarité avec l’un ou avec l’autre, le lecteur commence déjà à se faire des films sur la vie sulfureuse du peintre, sur les tableaux érotiques qu’elle va susciter chez le bédéiste, sur la débauche à Rome à cette époque, etc. La scène d’introduction le prend au dépourvu : un voyage des plus prosaïque, dépourvu de toute forme de romantisme dans une charrette avec des légumes, et Michelangelo désagréable dans sa façon de parler. Un capitaine responsable du péage qui profite des charmes de la dame de Sienne, des soldats qui attendent tranquillement que ça se passe. La narration visuelle enchante l’œil par sa finesse des traits de contour et leur précision, par l’étrange ambiance lumineuse de fin de journée, et les deux péronnelles semblent bien aguicheuses. Voilà une entrée en la matière inattendue : le bédéiste a donc choisi de faire commencer son récit avec l’arrivée du Caravage à Rome, sans évoquer son passé, dont il ne sera pas non plus question par la suite. Il consacre neuf pages à cette séquence, ce qui attire l’attention du lecteur sur l’importance qu’il lui donne. Il y voit une forme d’autorité (le capitaine et les soldats) qui se sert en premier lieu, avant tout souci d’ordre et encore moins de justice, un paysan, Michelangelo venant lui de Milan, et des représentantes de la gent féminine destinées à pratiquer le plus vieux métier du monde.
Au cours de la réalisation de la série Borgia (2004, 2006, 2008, 2010) avec Alejandro Jodorowsky, Milo Manara a effectué des recherches sur la période correspondant à sa qualité de pape de l’Église catholique sous le nom d’Alexandre VI de 1492 à 1503. Il met à profit ces travaux pour la réalisation de la présente bande dessinée : le pont Salario, la porte Nevia à Rome, les rues de Rome et ses bâtiments, l’aménagement des tavernes, les ruines antiques, l’aménagement des ateliers de peintre, l’hôpital de Santa Maria della Consolazione, la prison de Tor di Nona, le palais Madama (résidence du grand cardinal Francesco Maria del Monte), la place où se déroule les exécutions capitales, une berge du Tibre, etc. La narration comprend plusieurs renvois à des notes en fin de volume, comme des mots de vocabulaires, par exemple Lanzi, Grottesche. L’auteur utilise avec parcimonie quelques mots tirés du parler médiéval comme Devergoigneuse. D’autres notes renvoient à des personnages historiques comme Giordano Bruno, Pedro Montoya, Beatrice Cenci. Enfin certaines vient développer les toiles intégrées au récit, comme Madeleine repentante, Le martyre de saint Matthieu (1599-1600), La vocation de saint Matthieu (1599/1600), La mort de la Vierge (1600). Le lecteur peut voir le soin apporté également aux tenues vestimentaires, aux ustensiles et accessoires, etc.
L’artiste met en scène la vie quotidienne – enfin la vie quotidienne du jeune peintre – dans une veine naturaliste : mangeant dans une taverne et en butte au comportement grossier des proxénètes du coin, accueilli dans l’atelier d’un peintre et dormant dans une alcôve de pierre, travailler dans l’atelier d’un peintre de renom, se retrouver en cellule, être reçu dans les appartements du cardinal, aller chercher une prostituée comme modèle, etc. L’intégrale bénéficie d’une introduction de deux pages, rédigée par Claudio Strinati, historien de l’Art. Il écrit que : Les images qu’offre Manara se révèlent puissantes et habitées. Il énumère plusieurs lieux et disent que tous deviennent des personnages à part entière. Il développe : Le premier protagoniste du récit reste bien la Ville, cette cité gigantesque et démesurée qui surpassent tous les hommes […] en les entrainant vers un inquiétant destin duquel éclot pourtant la fleur suprême de l’Art et de la Beauté, née d’un combat à mort. Il continue : La Ville de Manara s’inspire autant du Piranèse que d’une sorte de science-fiction reflétant les espaces inventés par Métal Hurlant. Le lecteur suit Le Caravage dans une Rome très concrète, passant du magnifique au sordide, d’un milieu bourgeois à la pauvreté, avec une aisance fluide d’une rare élégance, aussi bien pour une case établissant un environnement que pour une action dépeinte sur une succession de cases.
L’introduction attire également l’attention du lecteur sur le fait qu’il s’agit du récit d’un auteur adaptant un point de vue personnel. Milo Manara présente un moment de la vie du peintre, très limité dans le temps, de 1592 à 1606, c’est-à-dire son séjour à Rome. Le lecteur voit un bel homme, un artiste doué et exigeant, conscient de sa valeur, un homme aimant le plaisir des bonnes choses, que ce soit le vin ou la compagnie des femmes, côtoyant aussi bien les gens du peuple, de la prostituée au jeune artiste désargenté, que les gens d’église, ses commanditaires. C’est également un homme déterminé, refusant de courber l’échine ou de se soumettre à la menace des brigands, en particulier Ranuccio Tomassoni. Pour Strinatti, le bédéiste met en scène Le Caravage comme un artiste très proche de sa propre sensibilité et de ses intentions créatives, un rebelle intransigeant. Le lecteur voit un homme habité par sa vocation, qui déclare à Pedro Montoya, un castrat, que : En vérité, la peinture est source de plus de souffrances que de joies… Il vaut mieux chanter. Il voit un artiste qui veut atteindre une forme de vérité passant par plus de réalisme, laissant de côté les poses dramatisées qui sont en vogue à son époque. Un artiste qui veut mettre en scène la beauté des personnes qu’il peut rencontrer, quelles que soient leurs origines ou leurs occupations professionnelles : pour lui, la beauté ne provient pas de la position sociale. Ou de la nature du sujet : il peint des toiles au thème religieux uniquement par souci qu’elles puissent bénéficier d’une exposition leur permettant d’être vues par le peuple. Dans le même temps, il refuse de céder à la menace physique, allant jusqu’à se battre en duel contre Ranuccio Tomassini.
Bien évidemment, le lecteur s’attend à ce que Milo Manara impose sa personnalité graphique à la vie du Caravage. Il reconnaît facilement son trait, tout en constatant que le bédéiste a ajusté son approche à son sujet. Il se met au service de la vie du jeune peintre, plutôt que de calquer artificiellement ses marottes, créant une ville de Rome entre réalisme et interprétation, mettant en scène des acteurs superbes et émouvants. Michelangelo Merisi s’incarne comme un artiste extraordinaire et un être humain faillible, un peintre merveilleux et un individu aux fortes convictions.
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