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lundi 16 décembre 2024

Lefranc T30 Lune Rouge

La moralité doit être abattue, elle est contre nature.


Ce tome fait suite à Lefranc - Tome 29 - La Stratégie du Chaos (2018, par Roger Seiter & Régric) qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par François Corteggiani (1953-2022) pour le scénario, par Christophe Alvès pour les dessins, et la mise en couleurs a été réalisée par Bonaventure. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.


Avril 1959. Floride, USA, comté de Brevard. Au centre dédié de Cap Canaveral en cours d’extension, tous les efforts sont mis depuis quelques temps de manière intensive dans la recherche spatiale. En effet, depuis le lancement par l’URSS, le 4 octobre 1957, du premier Spoutnik du cosmodrome de Baïkonour par un lanceur R-7 Semiorka, c’est une course effrénée que se livrent Soviétiques et Américains. Course qui, pour l’instant, se déroule à fleurets mouchetés, et qui ne démarrera vraiment qu’après le voyage de la chienne Laïka à bord de Spoutnik 2, le 3 novembre 1957… avant celui de Youri Alexeïevitch Gagarine le 12 avril 1961 au cours de la mission Vostok 1. Mais, alors que d’essai en essai plus ou moins fructueux, le programme Mercury de vol habité autour de la Terre se poursuit après de nombreuses tentatives avortées, le véritable but des deux pays ennemis est en fait la colonisation de la Lune, tête de pont avancée vers une conquête de l’Espace permettant au vainqueur un contrôle total de la Terre et des planètes avoisinantes dans un futur plus ou moins proche.



Au sein du centre de Cap Canaveral, un éminent professeur répond aux questions de ses collègues. Il indique que depuis le premier lancement de tir de la fusée Bumper de l’aire de lancement numéro 3, le 24 juillet 1950, on peut dire que le trajet Terre-Lune et retour devrait durer une moyenne de six jours. Puis il répond à une remarque du professeur Robbins sur le fait qu’ils aient pu mettre la main après-guerre, sur les plans allemands concernant des engins capables de sortir de l’atmosphère. Le professeur Bowman apporte des compléments : ces engins avaient pour seul but la destruction, comme cette première fusée d’une poussée de 2,5 tonnes qui fut lancée en 1942 du centre de recherche de Peenemünde. Il continue : c’est tout juste après cela que les trop célèbres V2 bombardèrent l’Angleterre. Si on les avait laissé faire, leur fusée A9 d’une poussée de plus de 180 tonnes et d’une autonomie de 5.000 kilomètres aurait pu atteindre les États-Unis en étant tirée des côtes européennes, comme l’a confirmé le professeur von Braun. Il évoque ensuite le vol de Charles Yeager le 14 octobre 1947 à une vitesse supérieure à celle du son à bord du Bell X-1, le projet X-20 Dyna-Soar de chez Boeing. L’échange est interrompu par le commandant John Drake venant informer le professeur Bowman qu’ils ont eu la confirmation de l’identité de leur taupe.


Heu ?!? À elle seule, la couverture semble raconter toute l’intrigue. Elle évoque immédiatement la célèbre aventure de Tintin : Objectif Lune (1953) d’Hergé. D’ailleurs, en page cinq, un cartouche de texte indique : Resté seul dans le bureau qu’il partage avec les ingénieurs Baxter et Wolff, il en a profité pour s’emparer des derniers plans graphiques mis au point par le bureau de recherche. Le lecteur sourit en découvrant ces deux noms : le scénariste fait explicitement référence à M. Baxter (directeur du Centre de recherches atomiques de Sbrodj, en Syldavie) et Frank Wolff (ingénieur astronautique dans le même centre), apparaissant dans Objectif Lune. Bon, donc c’est plié, Guy Lefranc suit les traces de son illustre prédécesseur (mais sans le capitaine Haddock) en découvrant une fusée lunaire ayant précédé l’alunissage d’Apollo 11 le 21 juillet 1969. Il n’en est bien sûr rien car les auteurs respectent les spécifications de la présente série, et pour autant la couverture n’est pas mensongère. Comme à son habitude, le journaliste se trouve au cœur de l’actualité de l’époque, et même en avance sur le grand public. Facétieux, le scénariste glisse également une autre référence BD, un peu plus pointue. Pour se rendre en Corée du nord à partir de Séoul, Lefranc bénéficie des services d’un pilote nommé Dave Stevens. Il fait référence au bédéaste du même nom Dave Stevens (1955-2008), créateur du personnage Rocketeer.



Le lecteur retrouve les spécificités qu’il attend d’un récit de cette série, à commencer par un enracinement historique profond. Le scénariste s’en donne à cœur joie avec l’histoire de la conquête spatiale côté construction d’une fusée. Au gré des discussions entre ingénieurs, sont évoqués le site de Cap Canaveral, l’enjeu de la course à la Lune (essentiellement stratégique, dans le conflit entre l’U.R.S.S. et les États-Unis), le premier engin capable de sortir de l’atmosphère (conçu par les Allemands en 1942), les tactiques des Américains et des Russes pour mettre la main sur les ingénieurs allemands après la seconde guerre mondiale (à commencer par Wernher von Braun, 1912-1977), le premier vol supersonique (par Charles Yeager, 1923-2020), l’impact du décès de Joseph Staline (1878-1953), etc. En fonction de sa familiarité avec cette dimension de la guerre froide, le lecteur retrouve des éléments qu’il connaissait, en approfondit d’autres, ou découvre ce pan de l’Histoire.


L’artiste effectue également un travail phénoménal de reconstitution historique. Discrètement, le scénariste attire l’attention vers quelques modèles de véhicules : la Pontiac V8 Bolero Red de Jack Skellington, le camion Peterbilt, l’Alfa Romeo rouge de Lefranc, les camions de l’armée nord-coréennes, le véhicule tout terrain Gaz 67, et de nombreux autres modèles qui ne sont pas nommés. Il en va de même pour les avions : Boeing 707, Douglas DC3, Beechcraft G36, Mig 17, Sabre F86, l’hélicoptère M.I.L., sans même parler du prototype de fusée avec son étrange bulbe. Avec sa constance habituelle, C. Alvès fait preuve d’un investissement sans faille pour donner à voir cette époque et ces endroits, dans le détail et de manière réaliste. Le lecteur peut trouver cela normal, une évidence que les cases montrent clairement les bâtiments, les véhicules, les tenues vestimentaires, les accessoires, les aménagements intérieurs et ameublements, les accessoires. Il lui suffit de s’interroger une seule fois sur un téléphone ou une robe, et il prend conscience des recherches nécessaires pour s’assurer de chaque modèle, de chaque référence, ainsi que de la minutie nécessaire pour représenter fidèlement chaque élément, tout en assurant la lisibilité de chaque case.



En outre, l’artiste prend bien soin de composer des planches qui racontent, pas uniquement qui montrent. Pendant trois planches, le lecteur suit Jack Skellington au volant de sa Pontiac, tout en profitant des paysages traversés, du coucher de soleil, jusqu’au choc de la collision. Plus loin, le petit avion Beechcraft dans lequel se trouve Lefranc est pris en chasse par deux Mig 17, pendant une séquence de cinq pages. L’action se déroule avec fluidité, facile à suivre, permettant de comprendre le positionnement respectif des trois avions, ainsi que leurs mouvements les uns par rapport aux autres. Le lecteur prend conscience de deux particularités. Le scénariste continue de rédiger des cartouches de texte qui, de temps à autre, racontent ce que montrent déjà l’image de la case. De manière plus inattendue et plus inhabituelle, le dessinateur diminue le nombre de cases par page, passant de plus d’une dizaine à huit ou neuf pour donner de l’ampleur aux déplacements. Même s’il a déjà lu Objectif Lune, le lecteur se rend compte qu’il éprouve la même curiosité à découvrir la fusée sur sa base de lancement, étant impressionné par ce moment fantastique et merveilleux.


Comme à son habitude, Guy Lefranc se retrouve impliqué plus ou moins de bon gré dans une aventure formidable. Il était parti pour réaliser l’interview d’un ingénieur Lukas Eugen Messner, scientifique allemand ayant œuvré dans le domaine spatial et militaire avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, spécialiste des carburants pour fusée, actuellement et officiellement au service du ministre français de l’Aviation… travaillant officieusement sur un engin spatial expérimental, dérivé de ses précédentes recherches lorsqu’il était en poste sous l’autorité du maréchal Göring. Il ne faut pas attendre longtemps avant que la C.I.A. ne soit impliquée, avec l’agent John Drake, et que le héros ne prenne l’avion pour la Corée du Nord. En cours de route, le lecteur sourit en découvrant que le scénariste développe légèrement une continuité ténue entre ses albums. Ainsi Irina Zaroubine est de retour : elle avait fait la connaissance de Lefranc dans Lefranc T26 Mission Antarctique (2015). Mélanie, la secrétaire du Globe, n’hésite pas à montrer que le comportement de Lefranc n’est pas toujours correct vis-à-vis d’elle. L’ennemi de toujours Axel Borg prend même la peine d’expliquer comme il s’est sorti de l’épave du Haunebu qui s’était écrasé dans la Sierra Parima.


La couverture annonce la couleur : une inspiration en provenance d’Objectif Lune, et de Hergé. Le lecteur retrouve tout ce qui fait la spécificité de cette série : un contexte historique très développé, une narration visuelle minutieuse et précise dans le plus pur style de la Ligne Claire. Tout en affichant son hommage, le récit reste dans les caractéristiques de la série, évoquant la course à l’espace, avec une touche de fiction s’intégrant remarquablement bien à la grande histoire. Du grand art.



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