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mercredi 4 décembre 2024

Hiver, à l'Opéra

Mais qui peut vraiment se résigner à la perte d’un être cher ?


Ce tome fait suite à Automne, en baie de Somme (2022) qu’il vaut mieux avoir lu avant. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Philippe Pelaez pour le scénario, et par Alexis Chabert pour les dessins et la couleur directe. Il comprend soixante-dix pages de bande dessinée.


Une jeune ballerine danse gracieusement sur un ponton, sous la neige tombante. Sur cette scène de fortune, elle virevoltait comme virevoltait la neige, accompagnant de ses mains la chute de flocons au rythme indolent de l’adage. Les planches recrues et crevassées ne semblaient pas souffrir de ses arabesques et de ses jetés, de ses chats et de ses entrechats, mais au contraire gémissaient de plaisir sous la scansion des menées. La neige elle-même, presque affectée de troubler un ballet sur lequel elle jetait son voile lilial, disparaissait instantanément au contact de cette peau de sylphide. Devant la foule des invisibles, la danseuse chutait pour se relever sans cesse, se relevait pour chuter encore, trahie par un corps qu’elle avait trop longtemps malmené. Qu’elle avait malmené quand elle virevoltait comme virevoltait la neige, accompagnant de ses mains la chute des flocons au rythme indolent de l’adage.



Opéra Garnier, à Paris en février 1897. Les spectateurs continuent de s’installer. En arrivant dans la grande salle, l’une d’entre eux demande si c’est la loge du président Félix Faure, au milieu. Un homme lui répond que non, que sa loge à lui est maçonnique. Son mari leur indique de regarder la place numéro treize, c’est là qu’une femme est morte l’année dernière en mai quand un contrepoids du lustre a crevé le plafond et lui a écrasé la tête. Son épouse pousse un petit cri : c’est horrible. L’autre homme lui suggère de songer que l’opéra Garnier est le treizième opéra de Paris. L’époux ajoute que ce soir ils jouent La damnation de Faust. Dans un autre rang, ils repèrent un homme, et l’époux l’identifie : c’est Pierre Séverin, un des membres actifs de l’ancienne ligue des patriotes, de Paul Deroulède. Elle le détrompe, pas lui, l’autre. Il le reconnaît également : c’est l’inspecteur Broyan, il a été révoqué il y a quelques mois pour avoir violemment agressé Nicolas Boursaut-Choiseul, l’héritier du banquier. Il ajoute que Broyan enquêtait sur la mort d’Alexandre de Breucq, mais cela n’a rien donné du tout. Ils décident de regagner leurs places. Séverin et Broyan se demandent pour quelle raison le colonel Tréveaux ne se montre pas. Le directeur de l’opéra se pose la même question, et il demande à son assistant d’aller vérifier si le colonel ne se trouve pas au foyer de la danse. Dans la fosse, le chef d’orchestre donne le signal en levant sa baguette et les musiciens entament leur partition. Dans les cintres, le colonel Tréveaux, vêtu d’un simple pagne noué autour de sa taille, est attaché dans une position de croix. Il demande à son maître s’il va être purifié. Dans l’ombre, son interlocuteur répond qu’il va l’être au-delà de ses espérances. Un coup de poignard tranche la gorge du colonel et toujours attaché son corps va balancer au-dessus des spectateurs dans leur fauteuil.


Après l’automne vient l’hiver, littéralement même puisque cette histoire s’ouvre sous les flocons de neige, en février 1897. Le malheureux inspecteur Amaury Broyan est de retour pour une nouvelle enquête qui s’annonce difficile puisqu’il a été radié de la police. D’ailleurs, le lecteur tique un peu en observant la liberté de mouvement dont jouit l’ex-inspecteur : il retourne dans les bureaux de la police pour témoigner devant l’inspecteur Jules, il a accès à des informations confidentielles, ses anciens collègues continuent de le respecter, il ne semble pas avoir de soucis de fin de mois… D’un autre côté, il est plausible que ses anciens collègues le soutiennent parce qu’ils estiment que ses actions étaient justifiées. Il n’en reste pas moins qu’il se promène avec facilité dans des lieux où il n’a rien à faire… et le scénariste apportera une explication à cette forme de liberté. D’une manière générale, les auteurs positionnent leur récit dans un registre plausible et réaliste, usant d’effets romantiques pour faire transparaître l’exaltation des personnages. Ainsi le lecteur accompagne Amaury Broyan dans ses déplacements et ses discussions, suivant ses intuitions et ses déductions. Il voit comment la police progresse de son côté, en fonction des informations qu’elle parvient à obtenir. Comme dans tout bon polar, les personnages sont amenés à côtoyer des individus de toutes les couches sociales, et cela met en lumière des aspects peu reluisants de la société de l’époque, à cet endroit du globe.



Comme pour le premier tome, les auteurs ont choisi de situer très explicitement l’action : à Paris, en février 1897. Ce genre de parti pris induit que l’artiste doit se prêter au jeu de la reconstitution historique, doit investir le temps et l’énergie nécessaire pour les recherches et les représentations. Le lecteur est à la fête dès la deuxième page : une vision de l’opéra Garnier à la nuit tombante, les ors de la salle, les toilettes variées de ces dames, les costumes plus stricts de ces messieurs, les fauteuils plus ou moins confortables, les couloirs permettant d’accéder à la salle, les cintres, etc. L’artiste sait doser ce qu’il détoure avec un trait noir, ce qu’il représente en couleur directe, le niveau de détail de chaque élément entre une précision technique et une impression. En fonction de sa sensibilité et de son mode de lecture, le lecteur peut se focaliser aussi bien sur les textures (par exemple le marbre des colonnes), que sur éléments de décors, ou bien sur l’ambiance lumineuse chaude diffusée par l’éclairage. En page onze, la criminelle s’enfuit avec une légère carriole dans une case de la largeur de la page en élévation, avec une belle représentation d’un immeuble haussmannien en premier plan. En page treize, Broyan descend sur les quais bas au pied de la cathédrale Notre-Dame de Paris : il éprouve la sensation de s’y trouver, et d’avoir le privilège de pouvoir pénétrer dans un caveau accessible depuis ledit quai. Le dessinateur apporte le même soin pour les intérieurs, par exemple le bureau de l’inspecteur Jules : le feu de cheminée, le modèle de chaise, les casiers, le bureau et sa corbeille, le portemanteau, l’accessoire pour déposer les parapluies mouillés, les meubles de rangement. Le lecteur se rend compte qu’Alexis Chabert choisit ses cadrages et élabore ses structures de pages pour montrer ces lieux, c’est flagrant avec l’appartement spectaculaire de Gabriel Delanne, en pages 28 & 29.


Dans le même temps, le récit met en scène des sentiments intenses, ce qui offre également la latitude à l’artiste d’emmener sa narration visuelle dans des pages plus échevelées, se teintant d’expressionnisme. Cela commence avec la première planche : Lisianne effectuant des entrechats allant librement d’une position à l’autre sans avoir à franchir des bordures de case (il n’y en a pas). La mise à mort du colonel Tréveaux bénéficie d’une mise en scène spectaculaire et morbide à souhait : le cadavre attaché se balançant à plusieurs mètres au-dessus des spectateurs, la blessure à la gorge laissant s’échapper du sang qui leur pleut dessus. Les hallucinations de Lisianne dans la caverne sous l’opéra Garnier donnent lieu à des cases aux contours irréguliers comme voletant en insert sur un dessin en pleine page. Son emprise hypnotique sur le banquier Larrey se traduit par un vol de chauve-souris qui se transforme en pantins de papier, traduisant les associations d’idées qui se produisent dans son esprit, au gré de l’emprise de la jeune femme. En page cinquante-deux, le lecteur découvre une magnifique illustration en pleine page, sans un mot : une haute silhouette drapée de rouge, maniant une gaffe pour diriger sa barque sur une eau dégageant des fumerolles, telle Charon faisant traverser deux défunts. Ensorcelant.



À l’instar du premier tome, les auteurs indiquent explicitement leurs sources d’inspiration, un hommage honnête. La première citation est extraite du roman Le fantôme de l’Opéra (1910), de Gaston Leroux (1868-1927), l’intrigue s’en inspirant directement. La seconde reprend des vers de Victor Hugo (1802-1885) extraits de Le livre des tables (1853-1855), sur le spiritisme. Le scénariste fait baigner son récit dans la fascination de l’époque pour l’hypnotisme, le magnétisme et le spiritisme, évoquant les travaux du docteur Jean-Martin Charcot (1825-1893, médecin clinicien et neurologue), Franz-Anton Mesmer (1734-1815, fondateur de la théorie du magnétisme animal), Gabriel Delanne (1857-1926, spirite). Le scénariste intègre également la dimension politique de l’époque, en évoquant explicitement Paul Deroulède (1846-1914, fondateur de la Ligue des Patriotes en 1882) et président Félix Faure (1841-1899, septième président de la République française). La reconstitution historique du contexte politique et sociale s’avère aussi riche que celle visuelle. Le cœur de l’intrigue repose sur la même famille de crimes que dans le premier tome, et la soif de vengeance qu’ils engendrent, faute d’une justice adéquate dans une société qui tolère ces abus.


Un second tome très réussi : la narration visuelle a gagné en densité et en élégance, en émotion et en rigueur. L’intrigue policière reste dans un registre plausible, tout en faisant ressortir les affres insupportables dans lesquelles les victimes sont plongées, les conduisant à des actes terribles. Un récit enfiévré et poignant.



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