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vendredi 13 décembre 2024

Double 7

La manzanilla ? Cette ignoble vinasse ? Pourquoi ?


Article co-écrit avec Barbüz

Présentation

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. L’édition originale date de 2018. Il a été réalisé par Yann (Yann Le Pennetier) pour le scénario et par André Juillard (1948-2024) pour les dessins et la mise en couleurs. Yann est connu pour les séries Dent d'ours (2013-2018), Angel Wings (2014-2023) et Buck Danny Origines, entre autres. André Juillard (1948-2024) fut le dessinateur des Sept Vies de l'Épervier et l’artiste principal des Blake et Mortimer de l'ère post-Jacobs, parmi d'autres. Ces deux créateurs ont précédemment collaboré pour Mezek (2011), un récit évoquant des pilotes de l’armée Israélienne aux premiers jours de l’état d’Israël en 1948. L’album comprend soixante-quatre planches de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de quatre pages sur la guerre d’Espagne (1936-1939), se présentant sous la forme d’une colonne de texte par double page, et des esquisses de l’artiste. 


Début du récit

Hiver 1936, par un temps clair… Comme chaque jour, désormais, l’intrépide légion Condor écrase vaillamment Madrid assiégée, sous un tapis de bombes. Dans la rue, un petit groupe de civils courent s’abriter. Un homme d’une bonne soixantaine d’années constate que les avions pilonnent Carabanchel (NDR : un district de la capitale) et la cité universitaire. Une femme lui répond que ça veut dire que ces chiens de phalangistes s’apprêtent à donner l’assaut aux braves miliciens qui tiennent toujours le parc Casa de Campo. L’autre répond qu’il paraît que les Regulares marocains ont investi le quartier d’Argüelles, ou ce qu’il en reste. La mère de famille se lamente : si ces barbares s’emparent de Madrid, ils vont violer toutes les femmes et les éventrer comme des animaux, comme ils l’ont fait à Badajoz ! Un de ses garçons demande si les Moscas (les mouches) vont bientôt arriver et venir chasser les autres avions. Le monsieur explique que c’est le surnom donné aux petits chasseurs soviétiques (des monoplans Polikarpov I-16), offerts par Staline pour défendre la liberté espagnole. La femme demande : Depuis quand un pays offrirait-il si généreusement avions et pilotes à de pauvres pouilleux d’Espagnols, abandonnés de tous ?! Elle ajoute : Ces lâches de Français craignent trop Hitler pour les aider.



À quelques mètres d’eux, une bombe fait tomber un pan de mur de l’un des étages supérieurs d’un bâtiment. Du nuage de poussière qui a envahi la rue émergent Ernest Hemingway et Martha Gellhorn. L’homme âgé leur suggère de rester à l’abri dans les caves de l’hôtel Florida avec les autres journalistes. L’écrivain et reporter de guerre lui explique que c’est hors de question. La mère de famille leur enjoint d’aller se mettre à l’abri car les trois veuves reviennent. Hemingway explique que c’est le surnom des bombardiers de type Junkers Ju 52 de la légion Condor, car ils arrivent toujours par groupe de trois. Ils se mettent à marcher rapidement vers Salamanca, le quartier de Madrid qui n’est jamais bombardé parce que… c’est le plus beau des quartiers bourgeois de Madrid. Les traîtres nationalistes et les familles des amis de Franco y résident. Hemingway ironise que les fascistes ont inventé le bombardement de classe. Enfin les Moscas apparaissent dans le ciel. Sur les toits, un groupe de miliciens voient les avions fascistes décamper, mais les franquistes sont toujours là et continuent de leur tirer dessus. Une jeune combattante républicaine, Lulia Montago, prend le risque de passer de toit en toit pour lancer une grenade dans la pièce où ils se tiennent.


Contexte historique

Second album pour ce duo de créateurs, sur un thème relativement proche de celui du premier (une page historique de l’aviation militaire) et ils choisissent à nouveau un endroit et un moment de l’Histoire très précis : la guerre d’Espagne (ou guerre civile espagnole) qui a opposé le camp des républicains aux rebelles putschistes menés par le général Franco, du 17 juillet 1936 au 1er avril 1939. En fonction de sa connaissance historique du sujet, ou de sa méconnaissance, l’introduction de l’auteur s’avère plus ou moins précieuse, en particulier lorsqu’elle rappelle les termes du soutien de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) aux républicains.

Le lecteur effectue rapidement le constat que les personnages sont amenés à expliquer une facette de la situation à leur interlocuteur, à chaque conversation ou presque. Les dialogues sont menés de manière naturaliste, tout en apportant une forte densité d’informations. De ce point de vue, le récit comprend une dimension pédagogique. De l’autre, il faut avoir quelques notions pour resituer l’importance de certains personnages ayant réellement existé comme Ernest Hemingway (1899-1961) et Martha Gellhorn (1908-1998), tous deux correspondants de guerre. Pour replacer des personnages uniquement évoqués comme Francisco Franco (1892-1975) et Andreu Nin (1892-1937). Et pour bien situer les différentes organisations évoquées : le NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures), le POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista, parti ouvrier d'unification marxiste), la CNT (Confederación Nacional del Trabajo, Confédération nationale du travail), le SIM (Service d’investigation militaire espagnole), la légion Condor, les Mujeres Libres. Il est également fait référence aux massacres de Badajoz (14-15 août 1936, massacre de civils, dont des femmes et des enfants, entre 500 et 4 000 selon les estimations), de Paracuellos (novembre-décembre 1936, assassinat de plusieurs milliers de prisonniers politiques et religieux) et au bombardement de la ville basque espagnole de Guernica (opération Rügen, 26 avril 1937).


Il y a aussi le tournant technique, l’URSS comme le Troisième Reich se servant de cette guerre comme champ d’expérimentations : si l’I-16 a le dessus au début du conflit, notamment contre les chasseurs biplans Fiat CR.32 (italiens) ou Heinkel He 51 (allemands) que l’on voit dès la toute première case, il est clair que l’apparition du Messerschmitt Bf 109 (planche 37) va complètement rebattre les cartes.

Tout au long de l’album, Yann glisse quelques vérités aussi utiles que méconnues (ou niées) : car si le propos de l’auteur penche de toute évidence du côté républicain, il rappelle néanmoins que l’aide soviétique était loin d’être si bienveillante – voir l’or de Moscou - et que les républicains avaient eux aussi leurs responsabilités de crimes de guerre et leur lot de personnages nauséabonds.


Style narratif

Le lecteur pourra s’amuser ou s’agacer de retrouver les tics d’écriture de Yann dès la première page, à savoir l’emploi de jurons dans la langue des protagonistes, ce qui peut rendre la lecture pénible à moins d’être polyglotte ; ici, on a de l’espagnol, du russe, de l’anglais et de l’allemand. Cela donne une impression de tour de Babel, ce qui n’était peut-être pas éloigné de la réalité.

S’il a lu Mezek et qu’il en a gardé l’histoire en mémoire, le lecteur sera surpris par quelques similitudes entre les deux œuvres, sans que l’on puisse parler de recyclage pour autant. Il y a d’abord l’introduction : une scène de bombardement avec des civils qui vilipendent l’ennemi, comme dans Mezek. Bien sûr, le lecteur retrouve également cette construction de l’intrigue autour d’une poignée de personnages happés dans les grands bouleversements historiques. Dans Double 7 comme dans Mezek, Yann tient à mettre en évidence des héroïnes autant que des héros. Les héroïnes, ce sont aussi les religieuses, persécutées, ou les ouvrières dans les usines de munitions. Le thème du mercenaire, mu par ses convictions autant que par l’appât du gain (les primes), est à nouveau présent, toujours avec cette ode à la camaraderie. Enfin, il faut reconnaître au scénariste le talent de densifier son intrigue avec de nombreuses références historiques tout en parvenant à éviter d’être ennuyeux, surtout que Yann sait doser les éléments-clés avec justesse : tragédie, romance et humour.



Personnages 

Les deux personnages centraux sont Roman Kapulov et Lulia Montago. Lui est un pilote de chasse remarquable, le meilleur de l’escadrille : un as. Il incarne une forme d’insouciance romantique. Il aime recourir à l’insolence en présence du redoutable commissaire Fripiatov. Elle, dotée d’un caractère bien trempé, est une figure intrépide des Mujeres Libres. Roman Kapulov et Lulia Montago ? Le lecteur établira un parallèle avec Roméo Montaigu et Juliette Capulet, les deux héros malheureux de Roméo et Juliette (1597), la célébrissime tragédie de William Shakespeare (1564-1616). Le lecteur pourra extrapoler sur ce thème en partant du principe que les Républicains espagnols représentent la famille Montaigu, et les Soviétiques les Capulet. Les similitudes s’arrêtent là.

Les camarades d’escadrille de Roman sont un Nord-Américain, Frank Tienbaum, et un Français, Jean Dary. Ils constituent un peu les deux facettes d’un même personnage un peu crépusculaire, hédoniste, gentiment décadent, passionné par le jeu (jusqu’à monter des arnaques), les femmes et l’aventure. Du côté des méchants (les Soviétiques), deux seconds rôles sont à retenir. Le lieutenant-colonel Sacha Orlov n’est pas un enfant de chœur, loin de là. Il a néanmoins un certain sens de la camaraderie ; cela lui sauvera la vie. L’autre est le commissaire Fripiatov. Ce personnage sadique, retors et voué à la cause stalinienne, méprise les républicains ; chantage et menaces sont les armes principales de ce personnage certainement un peu stéréotypé. Sergueï Honoretz, un autre officier, est convaincant dans son rôle de condamné à mort.


Double 7 se distingue par quelques figurants ou invités importants. Hemingway et Gellhorn ont déjà été cités. L’attention du lecteur sera sans doute davantage attirée par Gellhorn, qui n’a pas l’intention de faire de la figuration à côté de son reporter international de conjoint. De même, il est plus que probable que l’officier moustachu de la légion Condor qui fume le cigare et apparaît en planches 38 et 43 ne soit autre qu’Adolf Galland (1912-1996). Le Messerschmitt Bf 109 immatriculé 6-79 (planche 37) était celui de Werner Mölders (1913-1941), un autre as allemand, qui apparaît peut-être en planche 43. Staline n’apparaît pas, mais son nom est sur toutes les lèvres, et son ombre et son étreinte sont omniprésentes.

Les nationalistes ne sont guère visibles, en fin de compte. Il y a bien cette escouade de soldats en planches 4 et 5, les goumiers marocains (38) et les geôliers (43), mais pour le reste, ce ne sont que des avions de la légion Condor. Yann avait déjà recouru à cet artifice dans Mezek. Sous-entend-il ici qu’étant donné les impossibles dissensions internes, le ver est dans le fruit et que les républicains sont d’ores et déjà battus ? Sont-ils leurs propres ennemis à cause de leur diversité de pensée et d’intérêts ?


Qualités de la narration visuelle

Comme pour Mezek, le récit s’inscrit dans une veine réaliste et descriptive, avec des explications régulières sur les enjeux à l’échelle des personnages, tant pour l’intrigue que pour les dessins. Le scénariste colle à la chronologie des événements avec un ou deux aménagements pour un effet dramatique (par exemple la date d’arrivée d’Hemingway à Madrid légèrement anticipée) et le dessinateur effectue un impressionnant travail de reconstitution historique, minutieux et détaillé. C’est précis, rien n’est laissé au hasard, y compris l’emplacement des figurants.

Juillard s’inscrit dans le registre de la ligne claire, avec quelques petits plus comme des ombres pour certains personnages, et une mise en couleurs qui intègre des nuances de teinte dans une même surface au lieu de s’en tenir à de stricts aplats. Certains pourront regretter que cette dernière, un peu terne, ne soit pas plus organique.


L’artiste a fort à faire pour parvenir à une reconstitution tangible et solide : les tenues vestimentaires, les uniformes militaires, les bâtiments et les rues de Madrid, la base aérienne militaire, les armes à feu, les avions et autres véhicules. Ils apparaissent dans le ciel dès la première page avec le bombardement de la capitale, et une première bataille aérienne de la planche 6 à la planche 9, parfaitement lisible. La seconde se déroule plus rapidement sur deux planches, 36 et 37, tout aussi facile à suivre. Un Stuka lâche une bombe sur un véhicule blindé dans les planches 54 et 55. Les bombardiers ne sont pas représentés lors de la destruction de Guernica, le plan de prise de vue restant au sol.


Informations visuelles

Le lecteur ressent la densité d’informations apportées par les dialogues, sans forcément se rendre compte qu’il en va de même pour la narration visuelle, dont la clarté remarquable donne l’impression d’une lecture immédiate et facile. Pour autant, il lui suffit de de quelques scènes pour prendre conscience de l’élégante habileté du dessinateur. L’action d’éclat de Lulia Montago pour lancer une grenade dans la pièce où se trouvent des tireurs franquistes semble évidente et plausible, alors qu’elle saute de toit en toit, en prenant en compte les angles de tir des ennemis, et la couverture que lui assurent les tireurs de son groupe. La discussion risquée entre deux officiers russes dans une des cabines d’un navire apparaît naturelle tout en restant visuellement intéressante, alors qu’ils sont assis sur leur chaise, parce que leur langage corporel évolue en fonction de la conversation, ainsi que les expressions de leur visage, alors qu’ils fument et boivent dans le même temps.


Impossible de résister aux postures de Roman Kapulov exprimant un comportement insolent face au commissaire politique Fridiatov. La scène dans le bar Chicote mêlant clients habitués, les trois pilotes (Frank Tinkbaum, Roman Kapulov et Jean Dary, surnommés les trois mousquetaires), les membres de la brigade de la Mort, des nonnes, un septuagénaire indigné refusant de se soumettre, puis l’irruption des femmes de l’association Mujeres Libres est d’une lisibilité épatante, grâce à une gestion experte du nombre des intervenants et de leur placement. Le lecteur garde longtemps en souvenir Lulia Montago agenouillée sur la berge d’une rivière pour faire la lessive, humiliation terrible pour cette combattante, malgré la luminosité d’une belle journée. André Juillard maîtrise tout autant les scènes d’action, et le lecteur a encore en tête la course-poursuite en automobile sur une route déserte.

Lisibilité de l’action et qualité du découpage sont deux de l’école de Bruxelles, et Juillard ne fait pas exception à ces règles fondatrices. Tout s’enchaîne à la perfection, le lecteur ne ressent pas la moindre friction, du début à la fin.


Regard sur l’histoire et histoire d’amour

La reconstitution historique occupe donc une place importante, centrale même, dans une intrigue dont le déroulement dépend entièrement de cette situation complexe entre plusieurs belligérants aux objectifs très disparates. Les personnages subissent l’histoire tout en en étant les acteurs, un schéma déjà appliqué dans Mezek. Et comme dans Mezek, les forces armées que l’auteur met en scène comptent également des étrangers motivés par des raisons diverses, chacun avec leur histoire personnelle.

Au vu de la couverture, le lecteur s’attend à une belle histoire d’amour (destinée à mal finir ?) entre la républicaine espagnole et le pilote militaire russe. Ils se rencontrent pour la première fois en planche 26, et la seconde en planche 34. Leur histoire d’amour s’avère assez restreinte en termes de pagination, à la fois réaliste, et à la fois avec une composante romantique dans le plus pur stéréotype du coup de foudre. Elle fait écho à celle de Frank Tinkbaum, que la cupidité de sa maîtresse a poussé à s’engager. Dans un parallèle né de l’opposition, le lecteur associe également la nudité de Roman Kapulov lors d’ébats avec Lulia, à celle de Tinkbaum alors qu’il est torturé par ses geôliers nationalistes, les auteurs mettant ainsi en avant comment des circonstances incontrôlables emmènent les individus dans des directions opposées.

Le récit met également en scène comment les petits chefs se sentent légitimes pour imposer des ordres s’apparentant à des brimades, entre mesquinerie et sadisme, à l’instar du commissaire Fripiatov, du lieutenant-colonel Orlov ou encore du milicien républicain Mariano Abad. Yann fait apparaitre les conséquences de la politique de Joseph Staline (1878-1953) sur le peuple espagnol et expose à quel point les idéaux sont dévoyés.



Conclusion

Un récit ambitieux, présentant d’un côté un moment de la guerre civile espagnole avec les enjeux correspondants, des figurants de choix, et de l’autre une histoire d’amour, lointainement inspirée de Roméo et Juliette, la fameuse tragédie shakespearienne, en une variation très particulière sur le thème principal, pour ainsi dire. Le scénariste développe son propos, la particularité de chaque protagoniste impliqué, leurs motivations personnelles, l’incidence de la politique de Staline, la présence de la presse étrangère, le financement des armes, etc. De son côté, la narration visuelle effectue un travail colossal de reconstitution historique, de direction d’acteurs, de mise en scène de moments d’échanges et de moments d’action, avec une lisibilité exemplaire. Une grande réussite qui s’achève sur une note pleine d’espoir : l’amour triomphe de tout.



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