Mens agitat molem.
Ce tome contient une histoire complète, de nature biographique. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Nicolas Barral pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation Marie Baral pour les couleurs. Il comprend cent-trente-et-une pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de Simño Cerdeira. Il se termine avec une photographie de la malle remplie de manuscrits de l’écrivain, et une page comprenant une bibliographie recensant trois ouvrages sur l’écrivain, et huit ouvrages de l’écrivain, ainsi que la liste des ouvrages de Barral chez le même éditeur et chez d’autres éditeurs.
Lisbonne, en 1935, Fernando Pessoa est en consultation chez son médecin qui lui annonce que son foie est très abimé. Le poète regarde le chantier de la cathédrale Sainte-Marie-Majeure. Il demande au docteur s’il a déjà pris l’ascenseur. Il explique que celui-ci a été créé par un ingénieur français, Raoul Megnier, et appartient à la compagnie des tramways électriques. Il dessert le Largo du Carmo. Le billet pour accéder tout en haut est un cher, mais quel panorama ! Le médecin ne se laisse pas distraire : il indique qu’il est très sérieux et qu’il va falloir qu’il hospitalise Pessoa. Ce dernier lui répond qu’il doit lui faire une confidence : il est immortel. Le médecin ne s’en laisse toujours pas conter et il ajoute qu’en attendant il adresse l’écrivain à un confrère à l’hôpital Saint-Louis des Français, il lui conseille de prendre ses dispositions. Pessoa sort du cabinet, et il salue un homme habillé de tout de noir dans la salle d’attente. En descendant dans l’escalier, il tousse et crache un peu de sang dans son mouchoir. Il sort dans la rue, et il marche sur le motif pavé de vagues de la place du Rossio. Son esprit se met à vagabonder.
Fernando Pessoa se souvient d’un épisode de son enfance, en 1936 sur un navire de ligne au large du cap de Bonne Espérance. Il était dans une cabine avec sa mère et elle lui lit une histoire pour l’endormir : celle du chevalier de Pas qui plonge dans les douves pour échapper aux gardes du château, et qui reste sous l’eau en utilisant un roseau pour respirer. Le jeune garçon s’endort paisiblement en suçant son pouce. La mère va s’assoir sur le lit en face, regarde le portrait d’un homme qu’elle a sorti de ses affaires, et sort un calepin où elle écrit un court poème destiné à cet homme. Puis elle prend son châle, et elle sort prendre l’air. Le bruit de la porte réveille Fernando et il lit le poème d’amour. Il déchire le poème car il comprend qu’il est destiné au nouvel amoureux de sa mère alors qu’elle avait promis de n’aimer qu’un seul, son défunt mari, le père de Fernando. La mère rentre dans la cabine à ce moment et elle est prise de colère. Elle récupère la feuille déchirée, et elle jette le ballon de son fils par le hublot. Geste qu’elle regrette immédiatement et elle demande pardon à son fils. 28 novembre 1935, à Lisbonne au petit matin, dans la salle de rédaction du Diario de Lisboa, le rédacteur-en-chef M. Da Silva comprend qu’il va falloir rédiger une nécrologie. Il la confie à Simão Cerdeira.
Fernando Pessoa (1888-1935), écrivain et poète portugais : pas forcément un auteur connu du lecteur, une référence dans son pays d’origine. En fonction de sa familiarité avec cet auteur, le lecteur comprend immédiatement que le récit commence à quelques jours de son décès, et il constate qu’il revient en arrière de temps à autre. Il apparaît plusieurs personnages au temps présent : Pessoa lui-même, Simão Cerdeira un jeune pigiste et écrivain débutant, qui va à la rencontre de personnes ayant connu le grand homme, Rosa la secrétaire du journal Diario de Lisboa, Henriqueta Nogueira la sœur de Fernando Pessoa, et quelques personnages plus secondaires comme son barbier, M. Da Silva rédacteur-en-chef du quotidien, ou Artur Portela qui a connu Pessoa, le ministre António Ferro (1895-1956), la jeune secrétaire Ofelia Queiroz. Dans le passé, apparaissent rapidement la mère de Fernando, les amis avec lesquels il a fondé la revue Orpheu, le second époux de sa mère. Le lecteur ne prête pas forcément attention au monsieur dans la salle d’attente du médecin. Il est représenté avec la même approche réaliste que les autres personnages : un visage un peu simplifié pour en faciliter la lecture et l’identification, une morphologie tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Il est surpris de le retrouver en page cinquante-cinq alors que Pessoa se promène dans un cimetière.
Le récit s’ouvre avec un dessin qui occupe les deux tiers de la page, sous le rappel du titre : une vue du sommet de l’échafaudage qui entoure le sommet d’une des deux tours de la cathédrale en rénovation, et une vue des derniers étages et des toits de ce quartier de Lisbonne. L’artiste prend soin de représenter la ville telle qu’elle était à cette époque, avec une approche descriptive et réaliste : les motifs du pavage de la place du Rossio, différentes rues de Lisbonne avec son tramway, un café, les installations portuaires, un grand parc, les quais, un cimetière, la cathédrale, et plusieurs intérieurs comme l’appartement de Pessoa, le cabinet du docteur, la salle de rédaction du Diario de Lisboa, une chambre d’hôpital, etc. Ces dessins peuvent devenir très détaillés pour insister sur un élément : par exemple, la métallerie de la construction permettant d’accéder à la tour de la cathédrale. Il fait preuve du souci de l’authenticité historique, à la fois dans les éléments urbains, à la fois dans les accessoires de la vie quotidiennes et dans les tenues vestimentaires. Le dessinateur utilise des traits de contour pour délimiter les personnages et les éléments du décor, avec une épaisseur parfois un peu plus appuyée, et un souci de lisibilité, de ne pas surcharger les cases. Il réalise une mise en couleurs naviguant entre le réalisme et une approche plus impressionniste, en particulier pour accompagner Pessoa et ses états d’âme, restreignant alors sa palette majoritairement des tons ocre et marron. Il fait preuve d’une sensibilité particulière pour la direction d’acteurs, en particulier pour le langage corporel du poète qui apparaît comme fragile et précautionneux, posé et mesuré.
Dès le départ, le lecteur apprécie la place laissée à la narration visuelle. Il remarque que la troisième planche est muette, laissant ainsi les dessins porter toute la narration. L’auteur a ainsi réalisé vingt-quatre planches muettes, avec des moments insoupçonnables comme une filature (Simão Cerdeira emboîtant le pas à Pessoa pour savoir où il se rend), et une tuerie à l’arme à feu dans cette structure métallique autour de la cathédrale. Le dessinateur met à profit des dispositifs visuels comme le motif du pavage qui rappelle les vagues à Pessoa, suscitant ainsi la remontée d’un souvenir d’enfance. Ou encore la possibilité d’inclure un personnage fiction, le chevalier Pas se tenant aux côtés de Fernando enfant. La mystérieuse présence de papillons virevoltant dans la chambre de son appartement : entre symbole et métaphore de la manifestation de l’inspiration et de la liberté fragile de création. Des pages où la mise en couleurs se restreint à des teintes bleutées correspondant à des scènes dans le passé. Ou encore la vie d’un personnage de fiction, Bernardo Soares, représenté dans le même registre réaliste que celle de Fernando Pessoa, l’auteur. Soucieux de la compréhension de son lecteur, l’auteur fait expliquer la notion d’hétéronyme par Artur Portela à Simão Cerdeira. Le lecteur se souvient alors de l’homme dans la salle d’attente du médecin.
Dans un premier temps, la démarche de l’auteur apparaît comme étant de relater les derniers jours de l’écrivain, de le mettre en relation au regard des personnes qu’il côtoie. Dans un second temps, le lecteur comprend que la scène en 1936 du voyage en bateau, celle de la rencontre avec Ofelia Queiroz, ou encore d’un repas de famille correspondent à des moments que Nicolas Baral a jugés comme déterminant dans la vie du poète, à la fois dans la construction de sa personnalité, à la fois dans sa vocation d’écrivain et de ce qu’il souhaite exprimer. Dans un troisième temps, il saisit également leur fibre psychanalytique, particulièrement émouvante concernant le ballon jeté par le hublot en page quatorze, un acte qui traumatise le jeune garçon comprenant que sa mère le punit en lui faisant mal. Toutefois en page soixante-six, Pessoa entreprend d’expliquer l’importance de la littérature à son barbier, en lui demandant de décrire un ballon, ce qui apporte une tout autre perspective audit traumatisme. En page trente-deux, Artur Portal explique la notion d’hétéronyme à Simão Cerdeira, une marque de fabrique de l’écrivain. Ainsi le lecteur néophyte peut comprendre ce qui se joue au cimetière, puis dans plusieurs scènes après. L’auteur met ainsi en scène les déclarations mêmes de Pessoa quant à la réalité de ces hétéronymes, ce qui a pour effet de donner à voir au lecteur ce pan de sa vie tel que l’écrivain lui-même le ressent. Avec ces différentes composantes, ce récit biographique amalgame les faits avec la vision d’auteur de Fernando Pessoa, et sa méthode d’écriture.
Les auteurs de bande dessinée biographique naviguent entre la transcription factuelle et académique des faits, parfois alourdie par de copieux cartouches, et une interprétation à l’aune des œuvres de l’artiste. Ici, l’auteur sait combiner ces deux façons d’appréhender une telle biographie, avec une narration visuelle descriptive consistante et légère à la fois, et un tour de main élégant mêlant harmonieusement les faits avec les intentions de Fernando Pessoa, l’impact émotionnel et psychologique de certains événements et le carburant créatif qu’ils constituent. Inspirant.
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