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lundi 18 novembre 2024

Lefranc T28 Le Principe d'Heisenberg

Le simple fait d’observer quelque chose change la réalité de ce qui est observé.


Ce tome fait suite à Lefranc T27 L'Homme-oiseau (2016, par Roger Seiter & Régric) qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver. Sa première édition date de 2017. Il a été réalisé par François Corteggiani (1953-2022) pour le scénario, par Christophe Alvès pour les dessins, et la mise en couleurs a été réalisée par Bonaventure. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.


C’était au lieu-dit La Croix des trois évêques que le plateau parfois lunaire de l’Aubrac se partage entre trois départements. Dans le bois domanial de Brameloup, une Dodge Coronet 1952 attend sous les hêtres, contact allumé et chauffage en route… Ici, à la lisière de la Lozère et de l’Aveyron, passé le 15 août, le temps vire souvent à l’aigre. Et s’il ne neige pas en cette matinée, une fine couche de givre nappe déjà le sol. À l’abri des arbres, un paysan observe la voiture. Dans son habitacle, un homme se dit que ça fait quinze minutes que son collègue est parti, il espère que leurs informations étaient fiables et que c’est le bon endroit. Non loin de là, un autre homme au visage fermé avance avec précaution dans les bois. Il estime qu’il ne doit plus être très loin, il ne parvient pas à éviter de faire craquer une branche sous son pied. Dans une clairière à proximité, une campeuse s’adresse à son compagnon dans la tente, lui indiquant que quelqu’un vient. Un autre homme reste à couvert des arbres, et leur demande s’ils sont seuls. Ils répondent par l’affirmative, et ajoutent qu’il n’a rien à craindre. Ils lui expliquent ensuite le déroulé du voyage. Celui qui s’était approché depuis la voiture avance à découvert, un pistolet dans la main. Il abat le campeur, puis la campeuse, et il se tourne vers leur interlocuteur, le troisième larron, mais ce dernier a pris la fuite. Alors que l’homme armé s’apprête à lui tirer dans le dos, il est lui-même abattu d’une balle dans le dos, tirée par le campeur qui n’était pas encore mort.



L’homme qui est resté dans la voiture entend les coups de feu et il se précipite vers la clairière, l’arme au poing. Il découvre les trois cadavres, il doit faire disparaître les traces. Il pense d’abord créer un départ d’incendie. Puis il découvre une hache dans la tente, il se met alors à l’œuvre pour sa sinistre besogne : maquiller ça en crime de sadique pour brouiller les pistes. Le paysan observe la scène, toujours caché par les buissons. Quelques jours plus tard à Paris, dans les locaux du journal Le Globe, Guy Lefranc explique à son rédacteur en chef qu’il va se rendre sur le plateau de l’Aubrac, ce qui surprend beaucoup son interlocuteur. Ce dernier estime que cette histoire de tueur fou à la hache, c’est du grain à moudre pour des feuilles de chou comme Détective ou Radar, par pour comme un quotidien sérieux comme le leur. Lefranc répond que l’arbre cache souvent la forêt, et qu’il s’y rend à la demande de son ami l’inspecteur Renard qui est là-bas en vacances, et qui a donné un coup de main au chargé de l’enquête, le chef Castenholz de la brigade de gendarmerie de Saint-Geniez-d’Olt.


Houlà ! Mais c’est du jamais vu (ou presque) : cette aventure de Guy Lefranc se déroule dans la France profonde, et pas dans un endroit exotique. Même son rédacteur en chef le lui fait observer en ironisant sur le fait que cela reposera son journaliste, de ses aventures lointaines. Dans la dédicace, le scénariste remercie Elisabeth Reynes, sorcière de Born, sans qui cette histoire n’aurait jamais vu le jour, ainsi que son ami Angelo Di Marco, enlumineur de génie de la presse populaire à sensation (du coup, il apparaît comme personnage dans ce tome), et enfin Thierry Dubois pour lui avoir indiqué le bon itinéraire entre Paris et Nabinals. Sur la route, Lefranc croise une camionnette utilitaire Citroën Type H, avec l’inscription Transports Tilleux (1921-1978), en hommage au bédéiste. Un récit régionaliste ? Un petit peu en effet. Pages neuf et dix, le lecteur assiste au voyage en voiture de Guy Lefranc, étape par étape pour se rendre à Saint-Geniez-d’Olt : par la nationale 7 en direction de Fontainebleau. Passant par Montargis et Nevers. Avant de gagner Moulins et d’y traverser l’Allier sur le pont Régemortes… Pour ensuite emprunter la nationale 9… Les villes s’égrenant une à une, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Gannat, Riom… Jusqu’à la sortie de Clermont-Ferrand où, après un nouveau plein d’essence, le reporter part en direction d’Issoire, Massiac…. Pour après Saint-Chély-d’Apcher et Aumont, prendre la nationale 585 en direction d’Espalion… Au Lion d’Or, l’hôtel où il est descendu, il a l’occasion de déguster un bon aligot (purée de pommes de terre à la crème, au beurre et à l’ail, tomme de Laguiole), en compagnie de Marco Di Angelo, l’artiste de couverture à sensation.



Pour le reste, cette dimension touristique est assurée par les dessins. Tout commence avec ces deux pages consacrées à la nationale 7, qui est ici parcourue en Alfa-Roméo, avec d’autres modèles de voitures et camions (une marque de fabrique de la série), les paysages correspondant à chaque ville (avec en prime le viaduc de Garabit et Saint-Flour), jusqu’à la commune bien réelle de Saint Geniez d'Olt et d'Aubrac. Le lecteur ressent ce sentiment de nostalgie pour une époque révolue en observant les hommes dont la majeure partie sont en chemise blanche et cravate, et quelques-uns en pull. En bon héros récurrent, Guy Lefranc ne quitte pas son costume bleu-gris, sa chemise blanche et sa cravate rouge. Comme souvent dans les albums de cette série, il n’y a que peu de personnages féminins : la campeuse qui est en short, une photographe en jupe longue dans la rédaction du Globe, Mélanie Cardo, la jolie stagiaire de Flash Info, et une fermière en sabot. Le lecteur peut donc se promener sur le haut plateau de l’Aubrac, et dans l’hôtel restaurant du Lion d’Or. Ce dernier comporte deux étages. Guy Lefranc prend la clé avec la grande étiquette portant le numéro de sa chambre. Il prend ses repas dans la grande salle avec Marco Di Angelo et parfois Mélanie Cardo : des tables simples avec une nappe blanche, des assiettes et des couverts également simples, une décoration faite de grands rideaux et quelques tableaux accrochés, un lustre avec des ampoules en forme de bougie. Par la suite, d’autres intérieurs sont montrés : la salle des archives d’un journal local avec ses étagères lourdement chargées, une maison de fermier avec sa grande pièce principale et ses murs en pierres apparentes, une chambre d’hôpital très fonctionnelle, les grandes pièces abandonnées du Royal Aubrac. Le lecteur regarde chaque endroit avec curiosité, appréciant la minutie descriptive, sans nostalgie de la part de l’artiste.


Christophe Alvès apporte le même soin à représenter les espaces naturels, en particulier ceux du plateau de l’Aubrac. Le tome commence avec une case de la largeur de la page : un paysan mène son troupeau de vaches sur la route, au milieu de grandes étendues verdoyantes, avec la croix d’un calvaire en premier plan. Puis vient la scène dans la forêt, avec des essences d’arbres identifiables. Les paysages de campagne et de zones naturelles prennent en compte les aménagements de la main de l’homme (en particulier les routes, les ponts, les murs de soutènement), les reliefs montagneux et les grands plateaux (le Royal Aubrac dans cette grande étendue plane), les cours d’eau. Le lecteur se rend compte que le dessinateur est également sensible aux espaces verts aménagés : les arbres d’alignement à Paris, des jardinières en pleine terre à Moulins, les jardins du centre hospitalier Sainte-Marie à Rodez, etc. Le dessinateur respecte les spécifications de la ligne claire : traits de contour nets et précis, réalisme et détails, cases rectangulaires strictement alignées en bande. De temps à autre, une case utilise un effet particulier : la main tenant une hache sur un fond uniformément rouge en page 6, une vue en élévation d’une pièce en désordre après une fouille précipitée en page 17, une case ne contenant que du texte avec un gros point d’interrogation en bas dans la page 39, une silhouette en ombre chinoise en page 45, un facsimilé de la couverture sensationnaliste réalisée par Marco Di Angelo en page 47… Et bien sûr, les auteurs ne résistent pas à faire le coup des cellules de texte qui décrivent ce que montrent les images, en page 31.



L’intrigue mêle enquête et intervention de deux agents secrets œuvrant pour la sécurité de l’État, dans le cadre d’un meurtre sadique à la hache, mais aussi d’une exfiltration d’un individu dont l’identité n’est révélée que dans la seconde moitié du récit. Le lecteur attend patiemment la référence au principe d’Heisenberg : elle s’avère très ténue. Lefranc explique que : En mécanique quantique, c’est ce qu’on nomme le principe d’incertitude, le simple fait d’observer quelque chose change la réalité de ce qui est observé. Et c’est tout. Cette remarque semble s’appliquer à l’enquête officielle qui se fourvoie sur une piste sensationnaliste, alors que Lefranc a pris en compte l’ensemble des faits. Ceci ne constitue pas une application dudit principe, puisque l’observation ne modifie pas les faits dans ce cas précis ; c’est l’intention des enquêteurs qui en modifie leur interprétation. En filigrane, le scénariste évoque l’incidence de la presse à sensation sur le déroulement de l’enquête, ainsi que les opérations clandestines effectuées au nom de la raison d’État. Il semble également introduire un personnage féminin qui pourrait devenir récurrent et qui va même jusqu’à demander à Guy Lefranc s’il pourrait lui donner un exemple de ce à quoi il pense quand il dit qu’à deux, il y a beaucoup plus de possibilités !


Est-ce une punition ? Pour une fois, Guy Lefranc enquête en France, dans une région naturelle : le haut plateau de l’Aubrac. La situation s’avère compliquée à souhait, avec un triple meurtre, une enquête officielle orientée, et une interrogation sur un minerai radioactif. La narration visuelle est d’une solidité à toute épreuve comme d’habitude : à la fois une reconstitution historique consistante et détaillée, à la fois une lisibilité exemplaire. Le lecteur se prend au jeu de comprendre ce qui a pu aboutir à trois meurtres qui s’apparentent à des exécutions sommaires.



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