N’oublie jamais que tout est éphémère.
Ce tome est le premier d’un diptyque constituant l’adaptation du roman du même nom, écrit par Jostein Gaarder, publié en 1991. Il a été réalisé par Vincent Zabus pour l’adaptation en scénario, par Nicoby pour les dessins, et Philippe Ory pour les dessins. Son édition originale date de 2022. Il comprend deux-cent-cinquante pages de bande dessinée.
Dans une petite ville de banlieue, Sophie Amundsen et sa copine Coline marchent tranquillement sur la route, en se demandant s’il y aura beaucoup de personnes à la manifestation. Coline sait qu’il y a une centaine d’inscrits. Son oncle s’est même amusé à écrire des slogans. Par exemple : On est plus chaud que le climat, Les dinosaures aussi pensaient avoir le temps, Les calottes sont cuites. Elles se séparent alors que Sophie arrive devant chez elle, en se donnant rendez-vous dans trois jours pour la manifestation. L’adolescente entre et se rend à la cuisine pour donner à manger à son chat Shere Khan, prendre une pomme et regarder le courrier. Elle trouve une enveloppe marron avec son nom. Dedans se trouve un petit morceau de papier où il est écrit : Qui es-tu ? Elle trouve ça bizarre, ne sachant pas qui a pu lui envoyer cette carte. Elle se rend devant un miroir en pied et se tire la langue. Elle se dit que si elle avait pu choisir, elle se serait bien vue avec un autre nez et des cheveux bouclés par exemple. Elle se fait la réflexion que c’est dommage qu’on ne puisse pas choisir qui on est. En revenant dans la cuisine, elle découvre une autre enveloppe marron, plus grande, également à son nom. Elle se rend dans le jardin pour la lire. Son esprit fait remonter un souvenir d’elle enfant à six ans, sur la balançoire, poussée par son père. Cela l’attriste car elle n’a toujours pas compris pourquoi son papa était mort. Une petite fille bien triste de ne se souvenir ni de son visage, ni de sa voix. Elle s’allonge dans l’herbe et se rend compte qu’il y a une autre question au dos du carton : D’où vient le monde ?
Sophie ouvre la grande enveloppe : à l’intérieur se trouvent les premiers feuillets d’un cours de philosophie, avec la précision À manipuler avec grande précaution. Elle éternue dessus, et les lettres sautent de la page pour se retrouver flottant dans l’air. Elle est prise par surprise. Les lettres se réarrangent pour former un message : Bravo Sophie ! la première qualité du philosophe, c’est de s’étonner. Le texte flottant continue à s’assembler en répondant à ses réactions : Pour devenir philosophe, il faut commencer par se poser des questions. Ça continue : Il y a des questions que devraient se poser tous les êtres humains, c’est précisément l’objet de ce cours. Savoir qui nous sommes et pourquoi nous vivons, par exemple. Toutes les générations se sont posé ces questions et ont essayé d’y répondre d’une façon ou d’une autre. La meilleure façon de faire de la philosophie est de se poser des questions philosophiques. Comment le monde a-t-il été créé ? Y a-t-il une volonté ou un sens derrière ce qui arrive ? Existe-t-il une vie après la mort ? Comment faut-il vivre ?
Une belle gageure : adapter en bande dessinée une roman philosophique, un succès littéraire remarquable traduit en cinquante-quatre langues, qui se veut une introduction à la philosophie, à ses différents mouvements et à son évolution. Tout d’abord il s’agit d’un ouvrage ambitieux qui dépasse la simple vulgarisation, ensuite le lecteur pressent qu’il s’agira essentiellement de personnages en train de parler, c’est-à-dire un dispositif qui constitue un défi pour le rendre visuellement intéressant, pour aboutir à une vraie bande dessinée, plutôt qu’une enfilade de cases d’exposition de noms, de dates et de théories. Les auteurs disposent de cinq cents pages pour réaliser leur adaptation en deux tomes, et d’une accroche de nature à permettre la projection du lecteur ou son identification : Sophie, adolescente curieuse et refusant d’être cantonnée au rôle d’écolière docile recevant la bonne parole, béate d’admiration. Le lecteur relève également qu’il s’agit d’une adaptation, par des remarques de Sophie qui constituent un marqueur temporel postérieur à la date de parution originelle du roman. Ainsi, elle et son amie Coline se préparent pour participer à une manifestation pour éveiller les consciences à la réalité du réchauffement climatique et à la nécessité d’agir. S’il conserve quelques doutes sur la prégnance de ce sujet en 1991, le lecteur n’en conserve aucun quand il est question de l’épidémie de COVID en page soixante-seize, pandémie s’étant répandue en 2020.
Le lecteur confronte vite ses a priori sur la narration à ce qu’il voit, et lève ou non les réserves qu’il pouvait entretenir. L’artiste réalise des dessins dans un registre descriptif, avec un degré de simplification qui l’éloigne du photoréalisme, sans aller jusqu’au dessin tout public pour enfant. Cela induit une facilité de lecture, l’œil captant immédiat les éléments d’une case. Dans le même temps, les dessins montrent une grande diversité d’environnement : l’avenue principale d’une petite ville de banlieue avec quelques habitations et les champs alentours, un pavillon à l’écart avec son jardin et sa balançoire, la cachette douillette au milieu de la haie, plusieurs pièces du pavillon dont la chambre de Sophie, la cuisine, le salon, un chalet isolé au bord d’un lac avec sa barque, dans lequel se trouve un studio de dessinateur. Au fil des rencontres chronologiques avec des philosophes, l’artiste représente des décors épurés correspondant à chaque époque : des champs pour commencer, un temple grec avec une inscription sur son frontispice (Connais-toi toi-même), une vue du ciel de l’Acropole, du Parthénon, du théâtre de Dionysos, la cour de justice sur l’Aréopage, l’Académie de Platon à Athènes, une grande avenue à Alexandrie, une abbaye, une église et des catacombes, un château de la Renaissance, un tribunal de l’Inquisition, une grande bibliothèque, etc. Les traits de contours sont fins et fragiles, avec quelques irrégularités imperceptibles, un niveau de détail simplifié, avec assez de particularités pour rendre compte des volumes, des dimensions, des époques, etc.
D’un autre côté, le lecteur se retrouve également rapidement devant des pages où Sophie Amundsen et son guide Alberto Knox devisent ensemble, où Knox expose le contexte historique, présente des pensées philosophiques, et bien évidemment ils rencontrent des philosophes avec lesquels ils discutent ou ces derniers expliquent leur système de pensée. En fait, elle commence par se retrouver devant les sept philosophes de la nature qui apparaissent comme des géants assis, par rapport à elle toute petite qui sautille sur leur tête et sur leurs épaules. La seconde apparition revêt une forme originale : Démocrite (-460 à -370) est jugé sur le dos d’un éléphant dans la chambre de la demoiselle, l’homme et l’animal étant composés de Lego. Puis elle rencontre Socrate et ils devisent en marchant. Alors qu’il s’éloigne, elle est rejointe par Platon, et ils réfléchissent en marchant. Le dispositif de la marche se retrouve dans la plupart des rencontres, celle-ci apparaissant propice à la réflexion, et permettant également de passer d’un décor à un autre, d’interagir avec des accessoires, de se retrouver dans des environnements métaphoriques (par exemple pour le mythe de la caverne) ou de se retrouver dans une mise en scène conçue pour l’occasion (par exemple des enluminures comme suspendues dans l’air pendant que Saint Thomas d’Aquin parle), allant jusqu’à un cas très singulier (une double en page avec un arbre au milieu, à gauche les neuf racines indo-européennes de la philosophie, à droite les neuf racines sémitiques de la philosophie). Bien sûr, le lecteur peut avoir l’impression que cette bande dessinée constitue une longue enfilade de discussions en marchant, toutefois un peu de recul permet de voir la diversité des mises en scène.
Les auteurs ont choisi de réaliser une transposition fidèle et très proche du roman : mêmes personnages, même dispositif des missives apparaissant comme par enchantement, et passage en revue par ordre chronologique des grands philosophes. Ce premier tome comprend onze chapitres : 1. Qui es-tu ?, 2. Mythes et philosophes de la nature, 3. Atome et destin, 4. Athènes et Socrate, 5. Platon, 6. Aristote, 7. L’Hellénisme, 8. Deux cultures, 9. Saint Augustin et Averroès et Saint Thomas, 10. La Renaissance, 11. Le Baroque, ce qui correspond au dix-sept premiers chapitres du livre. Sophie Amudsen rencontre les trois philosophes de Milet, Parménide, Héraclite, Empédocle, Anaxagore, puis Démocrite, Hérodote, Socrate, Platon, Aristote, Diogène, la pensée des stoïciens, Épicure, Saint Augustin, Averroès, Saint Thomas, Galilée. Le lecteur bénéficie ainsi d’une remise dans l’ordre de ces philosophes, d’une indication de la filiation de pensée qui peut exister, et de la mise en perspective de l’importance déterminante des penseurs grecs. Il peut s’interroger sur cette vision très européenne de ce domaine. En fin et en début de chapitre, Sophie revient au temps présent, ce qui est pour elle l’occasion de se poser d’autres questions. À commencer par se demander qui lui adresse ces lettres. Puis à s’interroger sur son mystérieux guide, et vers la fin de ce tome sur ces lettres alphabétiques qui flottent dans l’air, sur ces mises en scène commodément pédagogiques, etc. Le processus philosophique fait son œuvre et elle questionne son environnement, et même un peu plus.
Il est probable que le lecteur ait choisi cette bande dessinée en toute connaissance de cause, c’est-à-dire qu’il sait qu’elle constitue un exposé sur la philosophie, qu’elle fait œuvre de vulgarisation, et que la narration visuelle sera assujettie dans sa forme à ce principe didactique. La lecture au fil de l’eau le conforte dans cet a priori : un ouvrage pédagogique, avec des discussions régulières, en marchant. Progressivement il se rend compte que la narration visuelle s’avère plus variée que cette première impression, mettant à profit les possibilités infinies de mises en scène offerte par des effets spéciaux qui ne coûtent pas un centime de plus. Il prend également conscience petit à petit que le cadre de départ, une adolescente contemporaine, ne sert pas qu’à incarner un dispositif d’identification pour le lecteur. Le mystère du guide inconnu incite incidemment Sophie à questionner cette situation, à adopter d’autres points de vue pour considérer son expérience de vie, et donc sa réalité.
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