Moi, je suis juste fatigué de nager à contre-courant.
Ce tome constitue la deuxième partie du diptyque, faisant suite à Connexions 1 Faux accords (2020). La première édition date de 2024. C'est l'œuvre d'un auteur complet : Pierre Jeanneau pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de Philippe Ory pour ces dernières. Il s'agit d'une bande dessinée de 200 pages. Comme le premier tome, celui-ci comporte six chapitres, chacun portant le titre d’une chanson.
Chapitre 7 : Seven stop hold restart. Un quartier de la ville, une usine désaffectée, appelée Shipyard. Dans une grande cour jouxtant la voie ferrée qui traverse cette immense parcelle, une voie appelle Julian à plein poumon. Un type répond qu’il se trouve là-bas, en pointant le fond de la cour, avec la meuf en hoodie. Dans la même journée, Julian est appelé par le patron du bar dans lequel il bosse : il lui demande de venir plus tôt aujourd’hui, car il y a encore une grosse réservation pour le soir. Dans l’après-midi, il est reçu par un professeur qui lui fait remarquer que c’est sa sixième absence ce semestre. Il ajoute qu’il va lui falloir être plus assidu car l’année prochaine, c’est le diplôme. Il continue : il lui a déniché un appel d’offres pour la reconversion d’une friche industrielle, ça lui fera un bon exercice pour les vacances. Plus tard, le père de Julian l’appelle pour lui reprocher de ne pas faire beaucoup d’efforts pour le voir. Pendant que Julian continue de se rapprocher d’Audrey, assis adossés à un bâtiment de la cour, d’autres amis ou connaissances, en duo ou seul, voyagent par les transports en commun, se donnant rendez-vous, se résignant à un travail mal payé parce que c’est mieux que pas de travail, râlant contre le prix du ticket qui va encore augmenter en septembre.
Rentré chez lui, Julian se souvient de sa relation avortée avec Assia, et le fait qu’elle lui avait laissé son bonnet comme souvenir en le quittant. Il reçoit un texto d’Audrey lui annonçant qu’ils ne seront que tous les deux à leur rencard du soir, car sa colocataire va à un concert. Il sort de chez lui pour se rendre à son rendez-vous avec son père, tout en téléphonant à Audrey pour savoir si elle veut qu’il ramène quelque chose. Devant chez lui, Judith s’apprête à prendre sa moto, en cherchant un deuxième casque pour son copain. Julian se rend à pied au café et s’assoit à une table en terrasse : il a deux minutes d’avance. Il patiente une demi-heure que son père arrive, et Audrey lui envoie un texto pour lui demander de ramener des bières, ce qui le fait sourire. Son père arrive enfin et s’installe comme si de rien n’était. Julian lui fait observer que lui s’est dépêché, et en guise de réponse son père lui dit que c’est bien comme ça ils ne perdront pas de temps. Le père regarde sa montre en demandant à son fils si ça va bien, le boulot, les études ? Julian répond que les études c’est un peu la galère et qu’il pensait arrêter. Son père lui conseille d’arrêter les soirées étudiantes. Julian lui fait observer que c’est son boulot au restaurant qui lui prend du temps. Son père passe à autre chose, et demande : Sa mère, ça va. Avant que Julian ne réponde, ils sont rejoints par la nouvelle compagne du père.
Le lecteur a tout intérêt à avoir le tome un bien en tête, s’il veut avoir un espoir de reconnaître les personnages, car ils ne sont que très rarement nommés. En outre, l’auteur joue avec la temporalité, puisque l’accident qui a coûté une jambe à un personnage à la fin du premier tome, ne s’est pas encore produit au début de celui-ci. D’un autre côté, le lecteur se reconnecte immédiatement avec la mise en page si particulière : des constructions axonométriques, structurées sur la forme de l’hexagone. Cela commence dès la première page, de façon un peu atténuée : comme une case sur une carte de jeu de plateau, avec des côtés irréguliers, la voie ferrée qui dépasse de part et d’autre dans le noir du fond de cette case en pleine page, et une parcelle de terrain au bords tracés en fonction des bâtiments. La double page suivante respecte bien le principe du dessin construit selon un axe vertical et deux axes pour le plan, sans reprendre le motif de case hexagonale, permettant de découvrir un peu plus de terrain autour du Shipyard. La double page suivante permet de connecter les deux portions territoires de la double page précédente et l’hexagone réapparait, dans la forme d’un phylactère sur la moitié gauche, et de deux cases sur celle de droite, comme un effet de loupe.
L’auteur ayant choisi une forme très caractéristique et inhabituelle pour sa mise en page, un effet ludique se manifeste : par réflexe, le lecteur se met à enregistrer comment l’artiste met à profit les possibilités de ce dispositif visuel. Pour commencer, il observe les cases hexagonales en insert, comme apposées sur la représentation en élévation de la trame de la ville, comme un fond de plan. Cela permet de juxtaposer, ou d’épingler, des personnages à différents endroits de la ville, pour un effet de simultanéité et de concomitance sur une même page, une disposition qui fonctionne à merveille, par exemple pour la double page 14 & 15, avec des duos à différents endroits du réseau de transports en commun. Comme dans le tome un, l’artiste s’en sert également pour un effet de découverte progressive du l’environnement, comme si la lumière s’allumait au fur et à mesure de la progression du personnage dans un lieu, à l’instar d’un jeu vidéo traité comme un jeu de plateau. Le fait d’avoir des dessins en légère surélévation inclinée permet au également de jouer sur la transparence des murs pour donner à voir dans une même case ou un même dessin ce qui se trouve de part et d’autre d’un mur de séparation.
Le principe de cases contigües sur un jeu de plateau fait également des merveilles pour les dialogues menant d’une case à l’autre, pas toujours de gauche à droite, évoquant ainsi les changements de direction dans une discussion à bâton rompu. À plusieurs reprises, le dessinateur utilise également le fait de ne révéler qu’une partie de l’environnement où évoluent les personnages, laissant le reste de la page sur fond noir, ce qui donne la sensation d’isolement du lieu, ou des personnages coupés du reste du monde. Le lecteur constate également que l’artiste utilise des cases hexagonales détachées du dessin principal pour montrer ce qui se passe alentour, ou encore des cases hexagonales à l’intérieur du dessin comme un effet de loupe ou pour évoquer un souvenir ou un moment du passé. Le chapitre onze se termine sur une séquence de dix-neuf pages dépourvues de tout mot, soit neuf dessins en double page et un en pleine page. La prise de vue mélange des travellings arrière avec un effet de glissement du fond de plan par rapport au cadre fixe de la double page, ainsi que d’écoulement accéléré du temps, relativisant ainsi les actions humaines et leur pérennité.
Par la force des choses, au premier contact, l’attention du lecteur se focalise sur l’identité graphique singulière donnée par l’utilisation systématique de la perspective isométrique. Ce n’est que dans un second temps qu’il s’intéresse aux caractéristiques de dessin : un registre réaliste et descriptif avec un degré de simplification restreint, et une grande attention portée aux textures. L’artiste s’investit pour représenter les éléments du quotidien : ameublement, décoration, accessoires, etc. Au fil des séquences, le regard du lecteur prend le temps de s’installer, de découvrir chaque lieu et son aménagement : la terrasse du café où Julian attend son père (les tables, les chaises, les clients la serveuse avec son plateau, les jardinières hors sol, le climatiseur sur le mur au premier étage, l’enseigne lumineuse, etc.), l’appartement d’Audrey avec ses quelques marches menant de la porte d’entrée à la pièce principale (les livres sous l’escalier, le tapis, le plateau de bois posé sur une malle pour faire table basse, le coin cuisine avec sa vaisselle, la hotte au-dessus de la cuisinière, la caisse de bières, etc.), la librairie dans laquelle travaille Audrey avec ses rayonnages et sa réserve, la casse pour automobile visitée par Judith, les appartements de l’immeuble squatté par des sans-papiers, et pour finir l’appartement de Dyta, la mère de Faustine, alors qu’elle se prépare à manger.
Dans ce second tome, le lecteur recroise des personnages vus dans le premier comme Julian, Faustine, Judith ou Assia. Il fait la connaissance de nouveaux personnages. Cet ensemble choral continue de se croiser en se donnant rendez-vous ou en fonction des hasards de la vie. Certaines situations se répondent, soit en phase, soit en opposition de phase. L’auteur donne l’impression de dérouler un récit décompressé : les pages où une case occupe moins d’un quart de la place sur un fond noir, les pages sans texte, les dialogues plutôt concis, la banalité du quotidien. En même temps, il voit bien qu’il découvre des situations qui ne se produisent pas tous les jours : prendre un verre en terrasse avec son père, prendre une cuite à en vomir sur le trottoir, devoir décider avec son frère quoi faire des cendres de son père incinéré, se rendre en pèlerinage dans une casse d’autos pour dire adieu à sa moto avec laquelle on a eu un accident qui a coûté une jambe, continuer à vivre à contrecourant de la société, donner un biberon tout en repensant à ses rêves de rencontrer du succès avec son groupe de rock et de vivre la vie qui va avec, aider des familles dans un squat pour profiter des mesures favorables de la loi, faire vivre un lieu associatif, parvenir à faire accepter à sa mère qu’on mène une vie différente de celle qu’elle a souhaitée pour sa fille, etc. Au fur et à mesure, le lecteur ressent comment les tout petits riens de la narration aboutissent à des interactions complexes et plausibles, des émotions délicates et fugaces, des instants de déception et des instants de grâce. En fonction de sa sensibilité musicale, le lecteur pourra leur trouver une résonance dans les morceaux donnant leur titre à chaque chapitre : Seven stop hold restart (Bear vs shark), Adventure, stamina & anger (This town needs guns), Home away from here (Touché Amoré), Blind youth industrial park (Metz), Fake empire (The National), May be nothing but happiness come through your door (Mogwai). Il achève sa lecture avec la réponse à la question initiale du premier : Mais que font les affaires de Faustine chez Javier ?
La dimension ludique de la construction des pages en perspective isométrique induit la participation du lecteur, à la fois par son originalité, et le parti qu’en tire l’artiste, donnant un goût unique à la narration visuelle. Le quotidien des personnages apparaît dans sa banalité et dans l’unicité de chaque situation : très parlant, et même temps spécifique à chacun d’entre eux. Les points de connexions entre chacune de ces vies se font par attraction, par similitude, par opposition, les faisant changer de direction, mettant un terme à certains projets, d’autres apparaissant alors. Certes, chaque projet de vie peut s’apparenter à un château de sable, construit sur de faux accords (titre du tome 1), mais chaque individu est touchant et le lecteur voit plutôt leur trajectoire de vie comme une progression.
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