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lundi 20 janvier 2025

Blotch

La modestie, c’est bon pour ceux dont le talent est modeste.


Ce tome regroupe des histoires courtes de cinq pages, mettant en scène Blotch, personnage fictif dessinateur de presse. Ces récits ont initialement été publiés dans le magazine Fluide Glacial, de 1998 à 2000. Ils ont fait l’objet d’une édition en deux albums : Le roi de Paris (1999) et Blotch face à son destin (2000), puis d’une intégrale en 2009, rééditée en 2024. C’est l’œuvre de Blutch (Christian Hincker), scénario & dessin. Ce recueil comprend un peu plus d’une centaine de pages de bande dessinée, en noir & blanc. 


Blotch est attablé à la terrasse d’un café, avec trois autres artistes travaillant pour Fluide Glacial. Il pérore sur ses collègues : La petite Binette avec sa série Les Bidoches, il va se ramasser ! On prend pas les Français pour des ballots… Savez-vous ce qu‘on murmure à propos de ce bon Hugolo ? Tenez-vous bien… Eh bien, L’enfant du zoo, c’est lui ! C’est de l’autobiographie. ! Remarquez ! Avec cette dégaine, on l’imagine aisément sur la paille ! Ce pauvre Goutelette ! Le malheureux est complètement à côté de la plaque ! Il est fini ! Dans son esprit, Blotch voit ses collègues s’extasier sur lui : Insurpassable ! Un génie ! L’honneur de leur profession ! La nuit venue, Blotch, bien aviné, hèle deux passantes en leur criant qu’il va leur rendre hommage, en tout bien tout honneur. Le lendemain matin, madame Gerboix, sa logeuse, vient frapper à sa porte pour lui réclamer son arriéré de loyer, c’est-à-dire deux mois. Il promet de régler demain, dernier délai. Il téléphone à son journal pour demander une avance, en vain. Il demande à son meilleur ami de lui acheter une toile, mais l’autre en a déjà jusque dans sa salle de bains de ses toiles. Il essaye d’en vendre à des touristes sur la voie publique, sans succès. À dix-huit heures aux Puces, il finit par échanger son lot de toiles contre une unique autre, parce que le vendeur lui raconte que sous la peinture, il y aurait un Rembrandt !



Une autre journée, Blotch se réveille en piètre forme à midi, dans sa petite chambre. Il commence par tousser tout ce qu’il peut au-dessus du lavabo. Après une toilette de fond en comble, il est enfin présentable. Il entend un bruit dans le couloir et il va coller son œil au trou de la serrure. C’est Lucienne la fille de la concierge… À peine dix ans, cette dévergondée tente de l’exciter en se laissant glisser sur la rampe de l’escalier, la culotte relevée. Chaque matin, il la repère au froissement de son tablier. Chaque matin, elle se croit maligne parce qu’elle lui exhibe son derrière menu et frais. Enfin, il sort, avec un carton à dessin sous le bras, et il croise la fillette en bas de l’escalier qui le regarde passer effrontément. Il hait les enfants. Il se rend dans les bureaux du magazine Fluide Glacial : la rédaction est le lieu où se côtoient les grands esprits et les plus modestes. Monsieur Delapiche, leur éclairé rédacteur en chef, sort de son bureau et demande aux artistes présents de se conduire avec dignité, car il reçoit ce jour la visite d’un jeune dessinateur étranger, un sujet belge qui vient de Bruxelles. À son bureau, la secrétaire annonce l’arrivant : M. Rémi.


Un homme bien mis, signant son nom avec style et classe… mais voilà que la première histoire en donne une idée bien différente. Le lecteur constate rapidement que cet ouvrage met en scène Blotch, un dessinateur de presse, dans le contexte des années 1930 en France, à Paris. Ce recueil se compose de vingt-et-une histoires de cinq pages chacune, autant de nouvelles, dont vingt consacrées à Blotch, et une à Georgette sa compagne. Il comprend qu’il se produit une forme de mise en abîme avec décalage, puisque Blotch soumet ses dessins à la revue Fluide Glacial, qui dans la réalité a été fondée en avril 1975, par Marcel Gotlib, Alexis (Dominique Vallet) et Jacques Diament. Cela le rend attentif à des consonnances similaires entre le nom de certains personnages et d’autres auteurs du magazine. Le Binette avec Les Bidoches apparaît comme une référence directe aux Bidochon de Binet. Ici, le rédacteur en chef s’appelle Monsieur Pierre Delapiche (peut-être un clin d’œil à Jean-Christophe Delpierre). En revanche, il ne fait pas de doute que le très chic, impressionnant et respectable Monsieur Marcel, fondateur du journal, rend hommage à Marcel Gotlib, même s’il n’y a aucune ressemblance physique. Le lecteur assidu de la revue Fluide Glacial pourra trouver d’autres clins d’œil et taquineries référentielles. Le lecteur novice en la matière ne se sentira pas exclus pour autant.



Donc voici ce monsieur peut-être trente ans ou plus qui réalise des dessins comiques, à l’humour ringard, misogyne et raciste. S’il porte beau en public, habillé avec goût, la deuxième histoire offre de le voir au réveil, affalé dans son lit en pantalon et marcel, pas rasé, pas coiffé, pas lavé : le spectacle est consternant et affligeant. Dès la quatrième case, il est apprêté, et il apparaît comme un homme du monde, aux manières raffinées. Au cours de cette vingtaine d’histoires, il se montre arrogant, condescendant, méprisant, suffisant, raciste, envieux, pleutre, lâche, misogyne, maître-chanteur, rétrograde, réactionnaire, menteur, maltraitant, mauvais perdant, ingrat, obséquieux, complaisant, traître, perfide, fourbe, imbu de sa personne, etc. Heureusement qu’il n’y a que vingt histoires qui lui soient consacrées… Son langage corporel est l’avenant avec une moue parfaite quand il dénigre la personne à qui il s’adresse ou qu’il se montre servile avec un autre. À quelques reprises, il perd toute contenance et s’emporte, son visage devenant alors un masque grimaçant et hideux. Le lecteur peut voir à sa posture que Blotch souffre quand il travaille pour produire un dessin à la ligne raffinée, tout en étant assez pauvre visuellement.


En découvrant le caractère de Blotch et ses failles morales, le lecteur se dit que les autres personnages ne pourront qu’apparaître sous un bon jour. Les deux premiers collègues attablés avec lui boivent ses paroles, se délectant des ragots et des jugements négatifs. Sa logeuse donne l’impression de très bien savoir que son locataire ne pourra pas la payer, tout en étant sans état d’âme, même sa fille d’à peine dix ans semble nourrir des pensées méchantes. Son éternel rival, Jean Bonnot, distille moins de fiel, tout en étant prêt à en découdre avec Blotch. Le rédacteur en chef et le président de Fluide Glacial affichent la morgue de leur classe sociale. Il faut attendre la huitième histoire pour faire connaissance avec Nora Foster, une comédienne réellement admirative du travail de Jean Bonnot. Puis vient Arthur, un trompettiste de jazz afro-américain déclarant son admiration pour le dessinateur, et encore Georgette la compagne de Blotch. L’auteur met en scène avec conviction et art les personnages de cette comédie humaine, leur insufflant vie et plausibilité, sans rien cacher de leurs défauts et de leur mesquinerie morale.



Blutch réalise des cases chargées en traits de texture et d’ombrage, épaississant son trait pour les scènes nocturnes (l’assassinat du poète Saint Chamoux au couteau), recourant à de solides aplats pour le noir des costumes des messieurs lors d’une soirée. Ainsi les cases apparaissent chargées avec une sensation quasi tactile. Le lecteur voit qu’il ne s’agit pas d’un artifice pour donner l’impression de dessins denses. L’artiste représente soigneusement les tenues vestimentaires, en veillant à ce qu’elles soient conformes à l’époque, sans oublier les couvre-chefs de ces messieurs. Il plante le décor pour chaque scène avec des accessoires également d’époque, et des arrière-plans réguliers. Ainsi le lecteur se retrouve attablé à la terrasse d’un café parisien, dans un minuscule appartement parisien d’un quartier populaire, dans les bureaux de Fluide Glacial, à la réception ou dans le somptueux bureau du rédacteur en chef, assis sur un banc au bois de nuit, à baguenauder dans les rues de Montmartre, à manifester sur un grand boulevard, au théâtre, dans l’appartement chargé de Balthazar Léandru à la décoration exotique et hétéroclite, dans un club de jazz, dans un atelier d’artiste, dans un stade pour assister à un match de boxe, à regarder une opérette, à visiter l’atelier d’impression des éditions Cornélius, dans la chambre à coucher de l’appartement de Georgette, etc.


Rapidement, le lecteur prend goût à la forme d’humour qui se dégage du caractère et du comportement de Blotch, sans pour autant se mettre à le mépriser, parce qu’il ne souhaite pas se rabaisser à son niveau. Il se rend progressivement compte que le dispositif de mise en abîme produit son effet. Chaque nouvelle s’ouvre avec une case de la largeur de la page dans laquelle Blotch signe son nom en grosses lettres sur une toile vierge, avec dans un cartouche, un bref texte dans lequel il chante lui-même ses louanges de façon dithyrambique et démesurée. À mesure des nouvelles, l’auteur gagne en confiance pour ces introductions, parvenant à des sommets d’autosatisfaction. Par exemple : À la mort de Victor Hugo, j’avais un an. Quelle perte pour le grand homme : il ne m’aura pas connu. Le lecteur peut voir dans la mise en scène d’un artiste au talent médiocre vantant sans cesse ses propres mérites, une parodie de l’auteur lui-même, exposant ainsi les tentations de se griser de son succès (relatif ou réel), de gonfler son importance, et de croire à ses propres boniments pour assurer son autopromotion. Dans le même temps, personne n’est dupe dans l’entourage de Blotch. La mise en avant de soi-même fait partie des conventions sociales admises dans son milieu et personne n’y ajoute foi. Il est également possible de percevoir une fibre morale, dans la mesure où le comportement de Blotch ne lui permet que de faire du sur-place social, voire ne le préserve pas toujours de redescendre à un état de dénuement pécunier. Bien mal acquis ne profite jamais. Le lecteur ne plaint pas Blotch au vu de sa personnalité peu reluisante, mais il ne souhaite pas non plus sa déchéance, reconnaissant en lui ses propres tendances à des penchants avilissants.


Le portrait d’un artiste imbu de lui-même, au talent très relatif, au comportement méprisable. Une mise en abîme du métier d’humoriste bédéiste pour Fluide Glacial. Une parodie des années 1930 à Paris. Il y a de tout cela, avec une narration visuelle tactile, des personnages jouant la comédie sociale avec des attitudes empruntées. Un regard brut sur la gente humaine mesquine et peu reluisante. Il y a de tout cela dans cette vingtaine d’histoires courtes de cinq pages chacune, et aussi beaucoup d’humanité, le lecteur ne pouvant pas s’empêcher de ressentir de l’empathie pour Blotch, malgré tous ses défauts.



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