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mardi 21 janvier 2025

Grégory

Toute cette boue, cette haine… Remuer encore tout ça. Les mêmes questions, toujours…


Ce tome constitue une reconstitution de l’affaire du Petit Grégory, aussi appelée Affaire Villemin, réalisée avec l’assentiment et la participation de Jean-Marie Villemin. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Pat Perna pour le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et les couleurs, avec une préface de deux pages, écrite par Jean-Marie Villemin. Dans celle-ci, il revient sur le déroulement des faits, le rôle toxique de certains journalistes, les dysfonctionnements de la justice, la genèse du projet de bande dessinée. Il estime que malgré des raccourcis nécessaires à la narration, le fond demeure authentique, rien n’est inventé, et que cette bande dessinée honore la mémoire de Grégory, ce dont il est heureux. L’ouvrage se termine avec une postface de trois pages, rédigée par Jacques Expert, grand reporter à France Inter, un plan de Lépanges-sur-Vologne, et un de Docelles, et enfin un arbre généalogique de la famille Villemin et de la famille Laroche, ainsi que la liste des sources utilisées.


En 1984, Christine Villemin mout son café au son de Billie Jean qui sort de la radio. Elle va prévenir son fils Grégory, quatre ans, que c’est Mickael Jackson qui passe. Il se trouve dans la cour au pied de l’échelle sur laquelle est monté son père Jean-Marie pour refaire le bardage du mur. Ce dernier demande au petit de s’écarter car c’est dangereux. L’enfant s’éloigne contrarié, sa mère le sert dans ses bras et le réconforte. Il repart jouer dans le jardin et appelle sa mère car il a découvert un joli crapaud. Le père a fini ses travaux et il descend pour emmener son fils faire un tour. Un coup de vent emmène le chapeau de l’enfant. 16 octobre 1984, le chapeau de cowboy se trouve toujours dans la pelouse et des feuilles commencent à le recouvrir.



31 octobre 1993, à Évry, cité des Pyramides, Christine Villemin rejoint l’appartement qu’elle partage avec son époux, sous le nom de Dintinger. Celui-ci termine de préparer sa valise. Il la serre contre lui et la réconforte, puis il s’en va en lui disant qu’ils se retrouveront là-bas lundi. 2 novembre 1993, Jean-Marie est couché sur le lit de sa cellule qu’il partage avec deux autres détenus. Ils discutent ensemble, Jean-Marie a conscience qu’il y a un risque qu’il soit condamné. L’un des prisonniers le réconforte en lui disant que dans ce cas-là, il sera sorti au bout de cinq ans. La discussion continue et Villemin indique qu’il sait qui a tué son fils, il le sait depuis que Murielle Bolle a parlé, il suffit de se poser les bonnes questions. Qui pouvait avoir accumulé tant de haine, de jalousie, de rancœur pour assassiner un enfant de quatre ans et le jeter à la Vologne ? Il dispose de six semaines pour faire éclater la vérité, et aussi pour qu’on comprenne son geste. Il ne dit pas pardonner, mais comprendre. Le 3 novembre, le journaliste de RTL commente les événements. C’est aujourd’hui que s’est ouvert aux assises de Dijon le procès de Jean-Marie Villemin pour l’assassinat de son cousin Bernard Laroche.


C’est un peu délicat : une bande dessinée sur un drame atroce bien réel, dont les principaux intéressés sont vivants au moment de la parution, qui a donné lieu à de nombreux débordements médiatiques… Y a-t-il encore besoin d’en rajouter, de remuer la boue une nouvelle fois ? Certes, la participation et l’accord du père de l’enfant laissent à penser que cette version présente plusieurs intérêts. Et puis tout le monde n’a pas suivi les différentes phases de cette affaire, n’était pas né ou en âge de comprendre au moment des faits. La nature de ce meurtre ignoble, l’emballement médiatique et les errements de la justice, tout cela augure d’une lecture difficile. La préface donne l’assurance d’une version conforme aux souvenirs et au vécu du père. La postface vient attester du sérieux de l’ouvrage. Un feuilletage rapide montre que les auteurs se tiennent à l’écart du sensationnalisme : pas de scène de l’assassinat du petit garçon, pas de scène de l’assassinat de Bernard Laroche. En revanche, la mise en scène de la douleur des parents, de leur détresse face à l’acharnement, de la douleur d’autres personnes impliquées, en particulier Marie-Ange Laroche. La narration s’inscrit dans un registre réaliste et descriptif, avec des traits de contour un peu appuyés et comme griffés, des traits plus fins pour les textures et les ombrages, sans effet ou apparence photographique, ce qui crée une distance salutaire, sans impression de voyeurisme ou de pseudo reconstitution d’époque.



Entre la gêne du voyeurisme et l’inquiétude de la partialité, le lecteur entame cet album. Tout commence par une scène aussi intime que banale : un enfant joueur et curieux, des parents attentionnés. La narration visuelle se positionne sur un plan factuel : sans enjoliver ou romantiser les personnages, avec des traits encrés qui apportent la marque d’une réalité un peu rugueuse, présentant des aspérités et des traces de l’usure du temps. La page douze est occupée par un dessin en pleine page : le chapeau d’enfant abandonné, la maison en arrière-plan, les couleurs sont un peu ternes, engendrant un sentiment de tristesse. La tristesse s’accentue encore avec la page en vis-à-vis : une vue en élévation d’une zone de HLM, la banlieue dans ce qu’elle a de plus morne et d’habitat concentré. Le lecteur se fait la réflexion que le récit est passé de 1984 selon toute vraisemblance à 1993. S’il est familier de cette affaire criminelle, le lecteur replace tout suite ces deux séquences dans la chronologie, sinon il attend de découvrir ce qu’il en est, tout en se doutant de ce à quoi elles correspondent. Il comprend que les auteurs ont choisi une structure prenant comme point central la procédure de jugement de Jean-Marie Villemin, pour le meurtre de Bernard Laroche. Le père retourne donc en prison, puis il est emmené au tribunal de Dijon. Le récit se déroule à partir de là avec les témoignages successifs et des retours en arrière.


De ce fait, la trame temporelle du récit se cale sur celle des témoignages pouvant revenir à des dates différentes en fonction de qui est à la barre. Le lecteur s’adapte ainsi à chaque intervention pour suivre l’ordre chronologique, tout en voyant le développement d’un point de vue de différent. Ainsi les circonstances de l’assassinat de Bernard Laroche (29 mars 1985) sont exposées avant que les rétractations de Murielle Bolle (début novembre 1984). Le scénariste parvient à rendre compte des faits, des développements de l’enquête et de ses errements de sorte à ce que le lecteur néophyte puisse s’y retrouver, tout en montrant les conséquences sur les parents du petit Grégory. La narration visuelle se retrouve entièrement assujettie aux témoignages et aux déclarations. Le lecteur constate que scénariste et artiste ont travaillé en coordination pour éviter de longues dépositions avec uniquement une enfilade de têtes en train de parler. En particulier, le lecteur voit systématiquement où se déroule chaque déclaration, l’état émotionnel de la personne en train de parler, éventuellement la réaction d’autres personnes. Seules deux dépositions se limitent à une succession de têtes en train de parler le temps d’une page : celle du commandant Sesmat, et celle de la journaliste Laurence Lacour. Il garde à l’esprit qu’il s’agit d’une version du point de vue de Jean-Marie Villemin, et aussi qu’il existe des archives sur le déroulement des auditions, en particulier sur ce qui a été dit.



D’un côté, le lecteur a conscience qu’il s’agit d’une affaire criminelle non élucidée, avec des personnes encore vivantes accusées ou innocentées. D’un autre côté, il se rend compte qu’il est incapable de réprimer son empathie pour la mère ou pour le père de l’enfant. Ils sont montrés accablés par la douleur de leur deuil, des êtres humains en souffrance. Les autres acteurs du drame sont également représentés avec respect et dignité sans être diabolisés. Les dessins conservent une forme de distance, une façon de respecter l’intimité des uns et des autres, même lorsqu’une personne perd contenance et s’écroule en larmes. Il constate l’honnêteté de la démarche par exemple lors de la déposition de Murielle qui reste factuelle et conforme à la réalité, sans omettre le fait qu’elle a appris qu’elle était enceinte le jour de l’assassinat de son mari. Il ressort toutefois une personne dont la mise en scène du comportement constitue un jugement de valeur sans appel : le juge Jean-Michel Lambert. S’il prend l’envie au lecteur d’en savoir plus, par exemple en consultant une encyclopédie en ligne, il voit que l’ouvrage ne recherche pas l’exhaustivité, et que l’affaire criminelle se poursuit bien après 1993, ce tome se terminant d’ailleurs par un À suivre…


En fonction de son âge et de sa familiarité avec l’affaire, l’intérêt du lecteur peut s’avérer de différente nature. Une simple curiosité sur un fait divers : il découvre alors à quel point l’expression Fait divers est inappropriée. Une interrogation sur la réalité humaine d’une affaire judiciaire, de son instruction : il en perçoit alors différentes facettes, tout en ayant conscience que l’exposé n’est pas exhaustif. Un questionnement sur ce qui a abouti à un atroce imbroglio : là aussi, il en perçoit des éléments variés. Le caractère arbitraire d’un tel crime : il est le témoin de l’impact à vie du crime et de l’instruction sur le père de l’enfant, sur la mère de l’enfant, sur les personnes mises en cause, sur quelques personnes de manière incidente, telle la nounou de Grégory. Il se dit que la lecture de cette bande dessinée et sa réalisation ne s’apparentent pas au voyeurisme d’un accident de la route, mais à un témoignage humain d’un drame horrible et atterrant.


Une bande dessinée pour parler d’une des affaires criminelles françaises les plus médiatisées, avec un parti pris, celui du père de l’enfant. Les auteurs affichent explicitement ce choix dès la couverture, et le lecteur entame cet ouvrage en toute connaissance de cause. Il découvre une narration visuelle entièrement au service du témoignage et de la reconstitution, présentant la distance nécessaire pour éviter le voyeurisme malsain, la compassion attendue envers les personnes qui souffrent, un degré élevé de neutralité pour éviter toute sensation de vengeance ou de revanche. À partir des déclarations de Jean-Marie Villemin, le scénariste a dû opérer des choix pour rendre l’affaire intelligible au néophyte, et assez expliquée pour intéresser le lecteur qui en a entendu parler. Il parvient à l’objectif fixé, en contextualisant les faits, l’artiste montrant des êtres humains, en laissant de côté la majorité des reproches nominatifs relevant au mieux d’incompétence, au pire de malveillance. Poignant.



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