La notion de faux met en étroite relation les quatre termes suivants : copie, imitation, faux et contrefaçon.
Ce tome fait suite à Lefranc - Tome 31 - La Rançon (2020), par Régric & Roger Seiter, qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par François Corteggiani pour le scénario, par Christophe Alvès pour les dessins, et par Bonaventure pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.
Il est une heure du matin. Gand, la capitale de la Flandre-Orientale, s’est endormie sous la pluie qui tombe régulièrement depuis plus de trois heures, le château de Gérard le Diable veillant sur son sommeil. Sur le fond d’un ciel opaque zébré par intermittence d’éclairs fulgurants, la cathédrale Saint-Bavon découpe son altière silhouette. Tout semble calme à l’intérieur de l’ancienne collégiale qui, placé en son temps sous le vocable de Saint-Jean, n’était à sa création qu’une chapelle érigée en ce lieu, au dixième siècle, par Transmarius, évêque de Tournai et de Noyon. Mais, alors qu’à l’abri des solides murs, le gardien de service achève sa ronde d’inspection parmi les majestueux couloirs sombres de l’édifice gothique, sa torche éclairant son parcours. Tout à coup… Non loin de la chapelle Vijd où repose le polyptyque de l’Agneau mystique, œuvre des frères Hubert et Jan Van Eyck, un intrus s’avance sur le gardien et l’assomme d’un violent coup sur le crâne. L’assaillant s’étonne qu’il y ait encore un gardien. Aussitôt, le voleur traîne le corps du gardien dans un recoin tranquille. Puis après avoir ligoté et bâillonné ce dernier, il repart vers son but, s’étant emparé de sa torche, hésitant quelque peu dans les couloirs. Finalement il parvient devant son objectif : le polyptyque de l’Agneau mystique.
Trois quarts d’heure plus tard, l’homme ressort de Saint-Bavon avec un volumineux et mystérieux paquet enveloppé dans une toile cirée, le dissimulant aux yeux d’éventuels curieux. Puis, se retournant pour contempler une dernière fois la cathédrale à laquelle il vient de dérober un de ses joyaux, il s’éloigne, la pluie ayant cessé depuis peu, sur le sol humide et glissant, sans se douter que, dissimulé derrière un mur du bâtiment religieux, quelqu’un l’observe… puis discrètement le suit. Ce dernier observe le voleur aborder le conducteur d’une voiture Nash Airflyte Wagon Street Rod. Celui-ci tire sur le voleur après avoir récupéré le paquet emballé. Le corps tombe la rivière La Lys. Quelques jours plus tard à Paris, Guy Lefranc est pris dans les embouteillages, au volant de son Alfa-Romeo. Il est en retard pour son rendez-vous avec Mélanie, la secrétaire du journal Le Globe. Cette dernière attend dans la rue, devant les énormes rouleaux de papier à destination des presses. Elle est abordée par un dragueur à la mise impeccable, qu’elle rembarre gentiment. Enfin, Lefranc arrive et klaxonne, la libérant de l’importun. Ils se rendent à la galerie Marleb, pour l’exposition Machiel : elle regroupe les tableaux qui lui ont été dérobés et avaient disparu durant la dernière guerre et ont été retrouvés par l’armée américaine, en avril 1945.
Les juges intègres : en fonction de sa culture, le lecteur identifie immédiatement ce que désigne le titre, ou il s’interroge sur qui sont ces juges. Le récit lève le doute dès la séquence d’ouverture : il s’agit du panneau inférieur du retable de L'Adoration de l'agneau mystique (1432), des frères Hubert & Jan van Eyck, volé le 10 ou 11 avril 1934. Le lecteur découvre rapidement qu’il s’aventure dans une histoire avec une dimension historique prépondérante et dense. Il ressent vite que le sujet passionne le scénariste, et que celui-ci éprouve des difficultés à tout faire tenir. Il est question de tableaux de maître et de peintres remarquables : L’adoration de l’agneau mystique, Pieter de Hooch (1629-1684/94), Carel Fabritius (1622-1654), Frans Hals (1580/83-1666), de la pratique de Michel-Ange copiant des dessins de maîtres, Les époux Arnolfini de Jan van Eyck, et même des tableaux fictifs comme La duchesse van Hamramon dans son boudoir. En cours de route, le lecteur bénéficie d’une explication sur les distinctions à établir entre copie, imitation, faux, contrefaçon. Il est également question des Monuments Men (Monuments, Fine Arts, and Archives program, groupe créé en juin 1943 par le général Eisenhower), de Rose Valland (1898-1980), et d’un groupe dénommé Oustachi. Arrivé à la dernière page, le lecteur a encore en tête cette immersion dans une époque très particulière, et il peut peut-être passer à côté de l’hommage à Erwin Drèze (1960-2020) qui est présenté à Guy Lefranc.
Comme d’habitude dans cette série, le dessinateur a fort à faire, entre reconstitution historique, situations diverses et variées, et quelques discussions copieuses, avec exposition. Le lecteur sourit dès la séquence d’ouverture, car les auteurs prennent un malin plaisir à manier des cases avec un texte redondant par rapport ce que montre déjà l’image. Le summum étant atteint dans la troisième case de la deuxième planche, et le cartouche : Aussitôt, le voleur traîne le corps du gardien dans un recoin tranquille ; c’est exactement ce que montre l’image. Dans le même temps, le lecteur se dit que les images en montrent beaucoup plus. Elles donnent à voir le château de Gérard le Diable, sa façade donnant sur un canal qui est l'ancien cours du fleuve Escaut ; puis elles montrent l’intérieur du château en s’attardant sur une sculpture de saint, sur un escalier, sur les boiseries d’une porte, et enfin sur le retable. Une fois le voleur ressorti dans la rue avec son butin emballé sous le bras, le lecteur peut voir les rails du tramway, ainsi que les façades des maisons avoisinantes fidèlement reproduites, ou encore la balustrade en fer forgé protégeant d’une chute dans la Lys. Son appétit visuel ainsi mis en éveil, il se repaît des cases montrant avec soin et fidélité les rues de Paris, l’église de la Madeleine dans la perspective d’un boulevard, le Louvre avec ses jardins à la française au premier plan, puis une autre façade du Louvre vu depuis la Seine, les grilles du jardin des Tuileries, une rue de Bruges, un hôtel proche d’un canal de Gand, les abords de Laethem-Saint-Martin, une vue imprenable sur le château (fictif) de Varlech (une version relocalisé du château breton bien réel de Fort La Latte, déplacé en Normandie) et de plusieurs de ses salles.
Dans l’horizon d’attente du lecteur figure également les véhicules d’époque. L’artiste représente fidèlement les différents modèles que le scénariste prend soin de nommer dans les cartouches de texte afin que le lecteur puisse se renseigner dessus s’il ne les connaît pas : Alfa-Romeo (voiture de Guy Lefranc), Nash Airflyte Wagon Street Rod, fourgon Renault Goélette, Dauphine, Jaguar 2.4 MK1, Ford Anglia, DC Citroën. Parmi les caractéristiques de la série, se trouve également l’apparence même du personnage principal : Guy Lefranc est impeccablement vêtu de de sa veste bleue, de sa chemise blanche et de sa cravate rouge, avec sa coiffure qu’aucune péripétie ne vient déranger. Une fois n’est pas coutume : il ne voyage pas trop loin puisque son aventure l’emmène en Belgique et en Normandie. Outre l’investissement conséquent et constant pour représenter chaque lieu, chaque environnement, le dessinateur met en scène des acteurs normaux, à la tenue vestimentaire correspondant à leur position sociale et à leur profession, comme la toilette sophistiquée de Marie Portefaix conservatrice du Louvre, une tenue blanche d’infirmière, un uniforme strict de policier belge, les uniformes militaires américains de la seconde guerre mondiale, les uniformes de pompier belge, le costume cravate onéreux d’Arnold Fischer, ou encore les différentes toilettes de Mélanie. En termes de narration visuelle, le lecteur ressort fort impressionné par la capacité de l’artiste à concevoir des prises de vue intéressantes et variées pour les discussions comprenant des expositions développées.
De son côté, le scénariste respecte également d’autres caractéristiques de la série, à commencer par la place des femmes, réduite à la portion congrue. Enfin… D’un côté, la mise en scène de Mélanie, la secrétaire du Globe, confine à la carricature, quand elle annonce à Guy Lefranc qu’avant de se lancer dans les recherches qui lui a confiées, elle doit aller chez le coiffeur car elle a besoin de se changer les idées. D’un autre côté, c’est elle qui a pris l’initiative de l’emmener à l’exposition Machiel à la galerie Marieb. En outre, elle exécute ses missions professionnelles avec rigueur et diligence, tout comme le font l’infirmière, la réceptionniste, etc. Par ailleurs, la conservatrice Marie Portefaix apparaît comme une experte dans son domaine, personne ne lui arrivant à la cheville, faisant preuve en outre d’un courage remarquable après son agression qui l’a envoyée à l’hôpital, et d’humour, déstabilisant ainsi Lefranc qui s’attendait à trouver une pauvre victime fragile prostrée. Dans un autre ordre d’idée, le scénariste incorpore une légère touche de continuité avec le personnage de Marco Di Angelo apparu pour la première fois dans Le principe d’Heisenberg (2017). Les auteurs rendent également un discret hommage à un autre reporter avec une houppette, la couverture et la séquence en canot à moteur évoquant visuellement L’île noire (1938/1966). Pour finir, l’intrigue s’avère palpitante, reposant sur l’énigme du vol de tableaux identifiés comme des faux, dans un objectif plausible et très bien trouvé. Il ne demeure qu’une question : que voulait dire Bob Garcia à Guy Lefranc en page vingt-deux ?
Excellente pioche que ce tome trente-deux, à la fois pour la narration visuelle impeccable et minutieuse, et pour l’intrigue très prenante. L’implication des auteurs rayonne littéralement de chaque page, entraînant le lecteur dans une enquête riche et sophistiquée, et une narration visuelle nourrie et roborative. Une réussite du genre.
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