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mardi 31 décembre 2024

Wika T01 Wika et la fureur d'Obéron

L’enchantement du monde s’épuise.


Ce tome est le premier d’une trilogie indépendante de toute autre, constituant une histoire complète. Sa parution originale date de 2014. Il a été réalisé par Thomas Day pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante pages de bande dessinée. L’artiste est également connu pour avoir illustré les cinq premiers tomes des Chroniques de la Lune noire (de 1989 à 1992, scénario de François Marcela-Froideval), et la série Requiem (scénario de Pat Mills). Il s’ouvre avec une carte sur deux pages, au dos de la couverture et la page en vis-à-vis, présentant le royaume elfique, le monde Pan, la forêt de l’oubli, les territoires Gobelins, l’archipel des périls, la mer du serpent, la chaîne des montagnes de fer, le royaume Nain, etc. Puis vient un texte introductif de deux pages, rédigé par Pierre Dubois, elficologue, en mars 2014. Il y développe le fait que ce récit soit un opéra en grimoire, un opéra Pan, pas comme les autres : un opéra-théâtre sur grand écran en abîme, entre les entrelacs élégants, broderies fines et titaniesques, les rostres cornus et anguleux, acier et roses, magie et sorcellerie, dents cruelles et lèvres sensuelles, clins d’œil, rapières et mousqueteries, chevalerie à vapeur, cimiers et gibus…


Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, dans un royaume à jamais ignoré des hommes – le monde de Pan – une fée du nom de Titania, épouse du duc de Claymore Grimm, mère de la petite Wika Grimm, à peine âgée de neuf ans… Mais le bonheur apparent de la duchesse, scellé d’un baiser, n’est qu’une illusion. Dans le silence des lèvres jointes, Titania sait sa famille menacée, sans doute condamnée. Des ombres progressent depuis le Sud, depuis la capitale, Avalon. Le prince Obéron a levé la flotte royale, plus de cent vaisseaux de guerre. L’ost blanc approche. Castelgrimm, depuis des générations et des générations, c’est la demeure des maîtres d’armes du royaume des Elfes. De père en fils, les ducs se sont succédé à la cour pour apprendre aux membres de la famille royale l’usage des armes : épée, hache mousquet canon, engins de siège. Maintes fois attaqué par des ennemis étrangers, jamais Castelgrimm n'est tombé.



Les deux grands félins Shannon et Grey observent l’attaque de Castelgrimm : l’heure n’est pas encore venue où ils interviendront. Le duc est en train d’haranguer ses troupes : Elfes des Hautes-Terres, Elfes de l’orage, l’ennemi approche, des elfes comme eux, des soldats de Wotan, ils ont été dupés par le prince. Il continue : Ils obéissent à un monstre, à un fou sanguinaire, et il faut maintenant les tuer. Pas de quartier, pas de prisonniers ! Pour Titania ! Pour Wika ! Pour l’honneur de Wotan ! Enfin, le duc de Castelgrimm défie Obéron, qu’il qualifie de prince dégénéré. Dans leur gigantesque aéronef, Rowena indique à Obéron ses exigences : elle veut se battre comme au temps où ils luttaient contre les Géants de glace, au Nord. Son époux répond : Que de nouvelles terres conquises pour son père, sans aucun remerciement en retour ! Et la colère des fées majeures qui gonfle comme le jabot d’un infâme dindon. Elle reprend la parole : Elle veut se battre, elle veut qu’il lui laisse la petite, elle veut sentir son sang couler dans sa gorge.


Pas facile de donner vie à un univers féérique : un genre littéraire très codifié, très contraint, nécessitant de mettre en œuvre de nombreuses conventions limitantes, à commencer par de mignonnes créatures avec des ailes, de la magie plus ou moins jolie, et la mise en scène d’une mythologie maintes fois utilisée. D’un côté, s’il connaît déjà Olivier Ledroit, le lecteur sait qu’il va en prendre plein les mirettes. De l’autre, s’il n’a jamais rien lu de lui, il lui suffit d’un coup d’œil sur l’illustration de couverture pour constater que l’artiste appartient à la catégorie de ceux qui en font plutôt trop que pas assez. En feuilletant rapidement le tome, il se rend compte que les pages intérieures sont à l’image de la couverture, même densité d’informations visuelles. Très impressionnant. Il lui suffit de prendre le temps de détailler l’illustration de couverture pour prendre la mesure de l’investissement de l’artiste, de sa puissance créatrice : la beauté de la tenue du duc, Claymore, de la robe de Titania, du vêtement du bébé, la sculpture du mur devant lequel ils se tiennent, en particulier le frontispice au-dessus de leurs têtes, les deux joyaux en forme d’œil de part et d’autre, la démesure de l’épée du duc, les ondulations de la chevelure flamboyante de la duchesse, et bien sûr la beauté saisissante de leurs ailes de fées.



L’intrigue : du très classique, un gros méchant (Obéron) assoiffé de pouvoir absolu fait exterminer tous ceux qui s’opposent à lui, tous ceux qui sont susceptibles de s’opposer à lui à moyen ou long terme, et tous ceux qui disposent d’un pouvoir susceptible de lui nuire. Au fur et à mesure de l’augmentation de son pouvoir, il peut s’attaquer à des ennemis plus puissants. Ainsi la famille de Wika a été éradiquée, et la jeune fille n’a pas conscience de sa lignée, ni même de sa nature de fée. Elle grandit dans une ferme isolée, et elle finit par arriver en ville, à Avalon, alors que son pouvoir ne s’est pas encore déclaré. D’un côté, Obéron prend conscience de sa réapparition et il demande à ses sbires de l’exterminer. De l’autre côté, les pouvoirs de Wika se manifestent et elle va devoir apprendre à les maîtriser… Et ce n’est pas tout. Le scénariste sait nourrir son intrigue avec d’autres éléments, en particulier Wika représente un enjeu pour d’autres factions que celle d’Obéron. C’est ainsi que Wika Grimm va rencontrer ses marraines, enfin c’est le nom qui leur est donné, un clin d’œil aux contes classiques. En outre, le scénariste met en œuvre un principe d’équilibre : à la beauté indicible des fées répond une noirceur aussi intense, dans un système de balance.


Comme l’indique la couverture, le récit est tout autant raconté par les dialogues et cartouches d’exposition que par la narration visuelle. L’apport d’Olivier Ledroit est primordial, pour donner de la consistance à ces personnages, à leurs particularités physiques, au monde dans lequel ils évoluent, à la féérie, à la magie. D’une certaine manière tout commence avec la carte du monde, encore que ce genre de document existe dans de nombreuses bandes dessinées. Puis vient l’adoubement de Pierre Dubois, elficologue reconnu. La planche Un reprend l’illustration de couverture. Les planches deux & trois offrent une case panoramique occupant la moitié supérieure de la double page, et quatre cases en-dessous. Le lecteur en prend à nouveau plein les yeux : dans cette case tout en largeur, il commence par voir les pentes herbues à proximité du château Castelgrimm, les feuilles orangées virevoltant au vent indiquant l’automne, et les sapins évoquant une région montagneuse. D’ailleurs dans la partie droite de l’illustration, il peut les apercevoir dans le lointain. L’imposante bâtisse est construite au bord d’un grand lac ou d’un large cours d’eau, un mélange d’architecture médiévale, de château de la renaissance, et de nombreuses tourelles élancées, quelques éléments de nature mécanique, une touche de gothique pour des pointes acérées : le lecteur prend son temps pour la détailler. Après coup, il se rend compte que le ciel est constellé d’étranges aéronefs à voiles, et d’explosions rendues petites par la distance. Il prend conscience que les fumées s’élevant du château correspondent à un incendie causé par l’affrontement.



Au fil du récit, le lecteur va ainsi se retrouver dans des endroits représentés avec une minutie obsessionnelle ce qui leur donne une consistance peu commune, des lieux palpables, tangibles, conçus dans le détail, des créations originales et complexes. Complètement ébloui, le lecteur contemple émerveillé les voiles diaphanes de l’aéronef d’Obéron, la chambre somptueuse de Titania, la lande fantastique où Wika est abandonnée, la découverte d’Avalon la capitale du royaume elfique d’abord dans une double page, puis avec un dessin central en double page, puis tout du long du séjour de Wika. L’artiste entremêle des éléments moyenâgeux avec des éléments Renaissance, des constructions terrestres avec des navires, le bois avec un peu de métal, une symphonie baroque d’une grande magnificence, d’une richesse inouïe, un plaisir rare de lecteur. Il s’investit tout autant dans ses personnages, dans leurs costumes, leurs accessoires, leur apparence globale. La narration visuelle comprend également sa part d’humour : le lecteur sourit de bon cœur en découvrant un petit groupe de harceleurs de rue, trois petits cochons (en fait ils sont assez gros et anthropomorphes). Tout autant qu’il peut frémir en se retrouvant face à face au répugnant Kabulguen. Il prend plaisir à regarder les sept enfants loups d’Obéron avec leur touche steampunk et gothique : Rage (le chef de meute), Scrooge (le rapace), Evann (aussi futée que dangereuse), Gorm (le vorace), Sati (la perverse), Shamain (qui prie la mort), Defoe (le vil). Il s’arrête dans sa lecture en découvrant Titania radiante de lumière en planche trente. Il frémit en voyant le sort réservé à Bran, l’illustrateur mettant en scène la noirceur avec la même intensité que le merveilleux.


Une histoire de fées, avec tous les clichés associés à ce genre. Certes, toutefois, les auteurs possèdent une verve et un talent hors du commun. Le scénariste construit son récit sur la trame classique de l’orpheline qui ignore tout de son héritage et qui va devoir faire face à des adultes qui veulent l’exterminer, et certains qui voient en elle une opportunité d’une nature différente. La magnificence de la narration visuelle fait exister ce monde à un niveau extraordinaire, donnant à voir un monde pleinement réalisé, d’une consistance palpable, d’une richesse incroyable, aussi merveilleux qu’il peut être terrifiant. Une expérience de lecture réellement féérique.



lundi 30 décembre 2024

Lefranc T31 La rançon

Les autorités sud-africaines le soupçonnent de liens avec l’ANC.


Ce tome fait suite à Lefranc - Tome 30 - Lune Rouge (2019) par François Corteggiani (1953-2022), Christophe Alvès, Bonaventure. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, Regric (Frédéric Legrain) pour les dessins et Bruno Wesel pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.


Afrique du Sud, septembre 1954, dans la province du Transvaal. Le parc van Dijck est une réserve naturelle installée sur le domaine de Geert van Dijck, un riche propriétaire terrien. La plupart des employés du parc sont des Ndébélés que Geert Van Dijck traite avec équité et respect. Une attitude assez inhabituelle chez un Afrikaner. Geert est accompagné de José Tavares et Nkosana le responsable des gardes. Les trois hommes descendent de leur Jeep, leur fusil en bandoulière. Nkosana les guide vers le cadavre du rhinocéros : Van Dijck maudit les braconniers, ayant massacré cet animal innocent. Tavares fait observer qu’il ne croit pas qu’il s’agisse de braconniers : le rhinocéros a toujours ses cornes, jamais des braconniers n’auraient abandonné des trophées d’une telle valeur. Pour lui, ça ressemble davantage à un acte de malveillance : ce n’est pas le premier animal ainsi abattu da le parc ces dernières semaines. Il estime que leur but est de ternir la réputation du parc et de décourager les touristes. Depuis quelques jours, les désistements se multiplient et la trésorerie commence à s’en ressentir.



À la gare de Strasbourg, fin décembre, Lefranc est venu en Alsace pour y passer les fêtes de Noël. Jeanjean doit le rejoindre en train, et le journaliste n’est pas en avance pour accueillir son protégé. Il retrouve Jean Le Gall qui vient de descendre sur le quai. Il lui demande s’il a fait bon voyage. Le jeune garçon répond que c’est un peu long, mais il est content d’être de retour en Alsace, même si Axel Borg a fait en sorte que son dernier séjour ici soit un peu agité, il aime beaucoup cette région. Lefranc comprend qu’il parle de l’affaire de la grande menace. Il lui propose de d’abord aller à l’hôtel pour déjeuner, ensuite d’aller visiter la ville. Après le marché de Noël, place Broglie, ils rentrent à l’intérieur de la cathédrale. Alors qu’ils admirent le Pilier des Anges, un élément de construction unique qui soutient la voûte du bras sud du transept et porte douze sculptures d’évangélistes et d’anges, Jeanjean ramasse un foulard rose tombé à terre, et il court après la jeune fille qui l’a laissé tomber à terre : Eline Van Dijck. Cette dernière les présente à Ruth Lan, sa préceptrice, et ils sont rejoints par José Tavares, leur garde du corps et chauffeur. Ils finissent de visiter la cathédrale ensemble. Au même moment dans le Bushveld, Geert Van Dijck et Nkonasa servent de guide à une famille d’un couple d’Américains et leurs deux enfants. Alors que le mari observe un troupeau de koudous à la jumelle, un coup de feu retentit, et l’un des animaux s’abat au sol, atteint de plein fouet.


Quatrième album de la série réalisé par ce duo de créateurs : ils en maîtrisent les caractéristiques sur le bout des doigts que ce soit cette déclinaison de la ligne claire, ou l’aventure sous forme d’enquête dans des endroits exotiques, correspondant à un contexte géopolitique bien identifié. Comme à son habitude, Regric fait preuve d’un investissement de chaque page, de chaque case pour donner à voir les environnements et les personnages, avec clarté et précision. Comme dans les autres albums, il est mis à contribution en continu : le parc naturel en Afrique du Sud avec sa faune et sa flore, les différents types d’aménagements que ce soit Pretoria ou les bâtisses de la propriété Van Dijck, ou encore le village Ekangala des Ndébélés, les rues de Strasbourg, la place Broglie, la cathédrale et se piliers, la route menant au château du Haut-Kœnisbourg, une auberge à Sélestat, les pistes de ski de la station du Champ de Feu, Manhattan et ses gratte-ciels, etc. À chaque fois, le lecteur se sent en confiance : il sait que l’artiste a effectué les recherches nécessaires pour réaliser des descriptions conformes à la réalité de l’époque, que ce soient les constructions, les tenues vestimentaires, les véhicules et les avions, etc., un travail impressionnant donnant la sensation d’être présent dans chacun de ces endroits, en tant que résident, plutôt qu’en simple touriste de passage.



L’un des plaisirs de plonger dans un tome de cette série réside bien sûr dans le principe de retrouver ses caractéristiques et les personnages. Guy Lefranc est égal à lui-même : un jeune homme svelte et sportif, sans être musculeux, pantalon bleu et veste assortie, chemise blanche et cravate rouge, une personnalité se résumant à sa curiosité, son courage, son sens de la justice, un goût pour l’aventure, et des passages à l’action peu nombreux et limités dans le temps, tout en étant efficace. Il est présent dans trente-trois pages, et il mène une action dangereuse, en étant armé le temps de deux pages. Pour le reste, il visite le marché de Noël et sa cathédrale, il aide un automobiliste à changer sa roue crevée sur une route enneigée, il descend une piste de ski, il mange attablé à deux reprises. Puis il se relève en pleine nuit après avoir entendu un cri, il se rend sur la scène d’un enlèvement sous la neige, il rend visite à une personne hospitalisée, il prend l’avion. Il prend à nouveau un repas attablé. Il se fait interroger par la police, il prend un verre à une table. Il prend un taxi, avec une course-poursuite à la clé, et il participe à la libération d’une otage. Les auteurs font en sorte de garder les moments d’action dans un registre plausible. Comme il est d’habitude depuis Jacques Martin, l’adolescent Jeanjean est tenu à l’écart des situations dangereuses : au début du récit, grâce à lui, le héros entre en contact avec Eline Van Dijck. Et il sera présent dans la dernière page.


Le lecteur retrouve également la profession de journaliste de Lefranc, avec la mention du journal le Globe, et une apparition rapide de son rédacteur-en-chef. Conformément aux caractéristiques de la série, l’apparence des autres personnages s’inscrit également dans un registre réaliste, qu’il s’agisse de Geert Van Dijck, une bonne cinquantaine d’années peut-être plus, José Tavares la quarantaine, ou encore Eline une jeune fille et sa préceptrice. Comme à son habitude, le scénariste fait en sorte d’inclure des personnages féminins : Eline Van Dijck, Ruth Laan, et Mila Bossova. La seconde se fait tirer dessus, la troisième prend une part très active et cruciale dans l’action et la résolution de l’aventure. Le dessinateur reste dans un registre très respectueux dans leur représentation, sans aucune connotation sentimentale ou condescendance. D’un côté, les auteurs respectent les personnages féminins et montrent que les femmes font bien partie de la société ; de l’autre côté, leur récit prend en compte la place qui était faite aux femmes à cette époque dans la société française.



Le scénariste a choisi d’envoyer son héros en Afrique du Sud, après un passage par l’Alsace, en évoquant le régime de l’Apartheid mis officiellement en place depuis 1948. Le lecteur se rend compte que la narration visuelle apporte de nombreuses informations sur cet environnement, le scénariste pouvant ainsi consacrer les dialogues aux informations relatives à l’intrigue. Dans le cadre de cette aventure, l’intrigue mêle des éléments historiques à d’autres particularités de la série. Le scénariste va plus loin que l’évocation du régime de l’apartheid, celui-ci apparaissant au travers d’une forme de ségrégation, et de différenciation de citoyenneté en fonction de la race. Il met également en scène le développement de l’ANC (African National Congress) et ses relations avec le communisme russe. Il reprend aussi un thème chronique dans la série, la course aux étoiles, ce qui en fait une incarnation de l’opposition des blocs Est et Ouest, et aussi une préoccupation présente dans l’inconscient collectif d’une partie significative de l’humanité.


Ces thèmes sont portés par une narration enthousiasmante, grâce à l’interaction entre scénariste et dessinateur. Même un lecteur aguerri, voire blasé, ressent la tension à déterminer la position exacte des braconniers, à secourir une personne agressée, à vivre une course-poursuite brève et intense (le temps d’une page) dans l’habitacle du véhicule, à s’infiltrer clandestinement dans un camp tenu par des hommes armés. C’est à tout à l’honneur de ce duo de créateurs de savoir ainsi insuffler de la vie et du sens dans un genre aussi exploité que celui de l’aventure, avec une sensibilité contemporaine. De page en page, le lecteur se surprend régulièrement à ralentir sa lecture pour savourer à loisir une case ou une séquence qui peut être anodine : s’arrêter devant le pilier des Anges dans la cathédrale de Strasbourg, aider quelqu’un à changer sa roue sur une route enneigée, regarder un objet aussi banal qu’un couteau suisse, admirer un pont au-dessus de l’eau, regarder un verre se remplir de vin, (re)voir un magnétophone à bande, etc.


Le lecteur est presque surpris de retrouver un tel plaisir de lecture avec cet album : une forme très classique, une Ligne Claire soignée et discrète, une intrigue structurée et solide. Il est vite pris par l’intrigue et la narration visuelle, toutes les deux intelligentes et posées. Les différentes saveurs se combinent pour un récit copieux et délicieux : l’aventure, l’enquête, la reconstitution historique de lieux variés (de l’Alsace à la province du Transvaal), des personnages agréables à côtoyer, une situation géopolitique complexe, entre apartheid, convoitises de ressources en minerais, alliances de circonstance, protestation naissante. De la belle ouvrage.



jeudi 26 décembre 2024

L'art d'en bas au musée d'Orsay: La fantastique collection Hippolyte de L'Apnée

Elles n’ont eu pour seul tort que d’avoir marqué un pas de côté.


Ce tome correspond à une collection d’œuvres d’art, un catalogue de pièces non exposées. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Plonk & Replonk. Il comprend environ cent-quarante pages, et présente quatre-vingt-trois œuvres, dont une deux fois. Il s’ouvre avec une introduction de trois pages, rédigée Anatole de Pompales, commissaire d’exposition SGDG, intitulée : La collection Hippolyte L’Apnée. Elle commence par évoquer l’ouverture des portes du Musée d’Orsay au public, le neuf décembre 1986, la place qu’occupe la singulière collection Hippolyte de L’Apnée, legs enregistré en 1910 au musée du Luxembourg. Puis la disparition de ce legs, sa redécouverte en 1982 par Gontran Le Rubulfier, les artistes et leur condition modeste. Viennent ensuite un développement sur Hippolyte de L’Apnée et la photographie, un autre sur la figure d’Hippolyte de L’Apnée, et un entretien de quatre pages de Gontran Le Rubulfier, des propos recueillis par Plonk & Replonk. Puis le lecteur découvre la collection proprement dite. En fin de tome, sur deux pages, se trouve l’index alphabétique des artistes, avec leurs œuvres, et le numéro de page correspondant.


Quelle étrange histoire que la singulière collection Hippolyte de L’Apnée, legs enregistré en 1910 au musée du Luxembourg et dont il ne fut jamais rien monté. On en perd même toute trace dès 1911. Dans un contexte politico-culturel plus serein, la collection de L’Apnée aurait dû, après un siècle d’absurde confinement, provoquer un véritable séisme. Les toiles en particulier, qui suivent un fil rouge des plus surprenants. Signées par des artistes abusivement taxés de mineurs pour avoir malencontreusement passé leur vie à l’ombre des titans, elles n’ont eu pour seul tort que d’avoir marqué un pas de côté. Un tout petit pas qui leur valut l’exclusion du tableau d’honneur. C’est la singularité de cette collection. La majorité de ces artistes négligés était de modestes cousins, des compagnons de volée ou de simples admirateurs cherchant à reproduire la manière de leurs prestigieux modèles. C’est là une entreprise à la fois grandiose et pathétique dont la vacuité apparente ne diminue toutefois en rien l’intérêt.



La présentation des œuvres commence avec un tableau de Paul Octave Spoutenique Lindingres, intitulé : L’âge de bronze idiot (Allégorie), de 1857, une impression à la louche diffuse sur débris de bois flotté de l’Atlas, répertorié Inv. HA 1910-28. Il s’agit d’un pas de côté à partir du tableau La source (1856) de Jean Auguste Dominique Ingres. Fin connaisseur des mœurs balnéaires de ses contemporains, Lindingres lance ici un avertissement discret sous couvert de mythologie érogène. La nymphe Mélanome s’offre au dieu Apollon (et au visiteur du musée d’Orsay charmé) sans le moindre indice de protection. Une certaine unanimité s’est récemment dégagée en faveur des sources de crèmes solaires de Kaya en tant que véritable décor de cette exhibition délicieusement impudique.


Dans un premier temps, le lecteur peut entretenir un doute : un catalogue d’exposition sur des œuvres mineures retrouvées lors de l’inventaire préalable à l’ouverture du musée d’Orsay, pourquoi pas ? En effet, cet ouvrage se présente comme un vrai catalogue d’exposition : une introduction établissant le contexte de la collection, un entretien avec le découvreur du fonds. Puis la présentation de chaque tableau ou photographie, avec le titre, le nom de l’artiste, un texte informatif sur l’œuvre, et la référence de la toile originale dont il s’agit un pas de côté. En fonction de sa familiarité avec l’exposition permanente du musée d’Orsay et les grands peintres correspondants, le lecteur peut s’interroger. Certains peuvent lui être inconnus, comme Joseph Granié (1861-1915), Adolphe-Félix Cals (1810-1880), Félix Valoton (1865-1925), Émile Bernard (1868-1941), Alexandre Schoenewerk (1820-1885), Maxime Faivre (1856-1941). Il peut découvrir certaines toiles. Le doute est levé lorsqu’il découvre une référence comme Portrait de l’artiste (1889) de Vincent Van Gogh, ou encore Raboteurs de parquet (1875) de Gustave Caillebotte. Il prête alors une attention plus soutenue aux noms des artistes Paul Octave Spoutenique Lindingres pour Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867), Henri de Toujourslezautres pour Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), Alphonse Bledur pour Claude Monet (1840-1926), Federico Paparrazzi pour Jean-Léon Gérôme (1824-1904), Samuel Onvamieu-Cematin pour Jean-François Millet (1814-1975), Maurice Dilate pour Gustave Courbet (1819-1877), Paul Relent pour Paul Cézanne (1839-1906), Henri Pantin-Lepion pour Henri Fantin-Latour (1836-1904), Désiré Petitcoin pour Vincent Van Gogh (1853-1890), etc.



Les auteurs (Plonk & Replonk, à moins qu’il ne s’agisse d’une seule et même personne, ou peut-être d’un collectif) s’ingénient à détourner des œuvres de maître appartenant réellement au fonds du musée d’Orsay, à des fins comiques, tout en respectant la présentation formelle d’un véritable catalogue d’exposition. Ils jouent donc sur les noms des artistes : souvent en en reprenant la forme, et en introduisant un jeu de mots basé sur les sonorités ou sur un proche, plus parfois en rapport avec l’œuvre détournée. Le titre lui-même de l’œuvre imaginaire tourne en dérision le sujet. Par exemple pour la première présentée, le titre L’âge de bronze idiot agrège L’âge de bronze, avec le principe de Bronzer idiot, l’idiotie se trouvant dans l’absence d’usage de crème solaire, et dans le nom de la nymphe Mélanome. L’humour repose régulièrement sur l’absurde (Froncement de sourcil dans une porte ouverte), mais aussi sur un effet poétique (La sieste tibétaine), sur un rapprochement inattendu (L’élégante Lady Casus de Belli), sur un décalage avec l’œuvre (L’arrachage des mauvaises herbes, en vis-à-vis du tableau Coquelicots – 1873 – de Claude Monet), sur la mise en valeur d’une incongruité (Les castagnettes, accessoires ajoutés dans le tableau Les oréades, de William Bouguereau), sur un autre titre (Sept nains sur la neige blanche), sur un effet anachronique (Photographie instantanée officielle de la reculade du Grand Condé, alors qu’il s’agit d’un tableau peint), sur une interprétation moqueuse de ce qui est représenté (Angelot pervers tripotant une gargouille sans défense, en vis-à-vis d’une photographie d’un homme se tenant derrière une gargouille de Notre-Dame de Paris), etc.


Le détournement pictural des œuvres d’art fait preuve de la même inventivité et de la même diversité de forme de comique. Ainsi le lecteur peut voir apparaître les marques de bronzage sur la nymphe du tableau La source (1856, Ingres), la fermeture éclair d’une housse à habit dans Intérieur femme en bleu fouillant dans son armoire (1903, Félix Valloton), la transformation d’un marbre en motte de beurre avec ajout d’un couteau à beurre pour Jeune Tarrentine (1871, Alexandre Schoenewerk), le rajout d’un personnage entre Hulk et Géant Vert sur Fléau 1 (1901, Henri Camille Danger), un camion de pompier traversant le tableau Romains de la décadence (1847, dit aussi L’orgie romaine, de Thomas Couture), un téléphone portable dans les mains de la jeune femme recomptant ses moutons dans Bergère avec son troupeau (1863, de Jean-François Millet), un amalgame entre Les joueurs de cartes (1890-95) et La femme à la cafetière (1895) de Paul Cézanne, un scaphandre d’astronaute dans la toile Eugène Boch (1888, de Vincent Van Gogh), etc. Ces détournements produisent un effet ludique, incitant l’esprit du lecteur à se souvenir de l’original, à détecter l’ajout iconoclaste, à se référer au titre qui rehausse l’effet comique, et à parcourir la notice.



Les textes explicatifs pastichent également les cartouches qui se trouvent à côté d’œuvres exposées dans un musée, entre gentille moquerie et humour absurde, sans aller jusqu’à reproduire le sabir spécifique au monde l’Art. En fonction de la sensibilité du lecteur et en fonction de celle des auteurs, ces textes poussent la réinterprétation très loin. Les rapprochements de sens ou visuels s’aventurent dans beaucoup de directions, souvent avec bonheur. Par exemple, La muse Mélanome et son risque de cancer de la peau. Par exemple, La question de la garde alternée : Le thème mythologique représenté ici évoque une discussion, entre la poire et le fromage, au sujet du prochain repas de Noël dans le cadre de la garde alternée, grand classique chez les anthropophages divorcés à l’amia-miable. L’artiste a su représenter l’attitude pittoresque de la matriarche présentant les menus à son futur invité. Par exemple, La véritable raison de l’accident ferroviaire de la gare de l’Ouest : Voici ce qui se serait réellement passé le 22 octobre 1895 si l’on en croit une vieille légende parisienne désormais auréolée d’une solide crédibilité : en approche, le train aurait été accosté par un troupeau de vaches appartenant à un garde-barrière anarchiste, Francis Baggenstos. La meneuse, Marguerite, sautant à bord du convoi avec une souplesse inattendue de la part d’un animal de cette complexion, en aurait pris le contrôle. Mais elle n’aurait pas su maîtriser la locomotive, d’un maniement malheureusement délicat. La loufoquerie s’avère souvent irrésistible.


Un catalogue d’exposition sur un fonds d’œuvre injustement relégués dans l’oubli ? En effet, le lecteur tient en ses main un catalogue d’exposition, avec introduction contextualisant l’exposition, des reproductions des œuvres, et un texte explicatif. Même naïf, le lecteur finit par relever des références qui le détrompent : il s’agit d’œuvres détournées dans un registre comique. Les auteurs mettent à profit les formes d’un catalogue, s’amusant à la fois sur le nom des pseudo-artistes, sur le titre des œuvres, sur le détournement des toiles de grands maîtres, et sur le texte explicatif. Le lecteur effectue une visite de musée original et imaginaire, entre absurde et mise en perspective de ces tableaux dans un contexte humoristique et contemporain. Il en ressort avec l’envie d’aller admirer les originaux.



mercredi 25 décembre 2024

Le Caravage T01La palette et l'épée

En vérité, la peinture est source de plus de souffrances que de joies… Il vaut mieux chanter !


Ce tome est le premier d’un diptyque consacré à Michelangelo Merisi da Caravaggio (1571-1610), dit le Caravage. Ce tome est initialement paru en 2015, le second en 2018. Il a été réalisé par Milo Manara pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs, assisté de Simona Manara pour les couleurs, la traduction a été réalisée par Aurore Schimd. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée.


Fin de l’été 1592, aux premières lueurs du crépuscule, barrage du pont Salario à deux milles de Rome. Un paysan avancement tranquillement sur la route, juché sur le dos d’un de ses deux bœufs qui tirent la charrette pleine de légumes. Il discute avec le jeune homme qui est assis à l’arrière. Il lui indique que voilà le pont, ils ont réussi. Il continue : Le soleil ne s’est pas encore couché, il pense qu’ils vont les laisser passer. Il prévient son passager qu’il ne le connaît pas, qu’il l’a juste dépanné et qu’il ne répond pas de lui. Donc au barrage, l’étranger doit s’arranger avec les gardes ; le paysan ne veut pas qu’ils l’empêchent de passer à cause de lui. Michelangelo répond qu’il ne lui a rien demandé, et que le paysan pense à conduire à ses bœufs. Il lui suggère de regarder plutôt là-bas, en arrière, ce qui arrive. Une voiture tirée par des chevaux arrive à vive allure. Le paysan descend à terre et encourage ses bêtes à aller plus vite, car il sait que si l’autre attelage les dépasse, il est bon pour passer la nuit sur ce pont. À la barrière, les soldats s’amusent : les deux groupes de voyageurs savent qu’ils n’en laisseront passer qu’un seul aujourd’hui. L’un d’eux estime que ça sent mauvais pour le paysan, les chevaux sont trop rapides. À la minute près, le paysan arrive le premier, et il fait signe au cocher juste derrière de s’arrêter, de ne plus avancer, il est arrivé avant eux.



Le paysan et le cocher sont descendus et ils se hurlent dessus, près d’en venir aux mains. Le voyageur est descendu de la charrette, prêt à asséner un coup de bâton. Le capitaine sort du logement au-dessus pont et exige de savoir ce qu’il se passe. Un soldat répond que ces hommes se chamaillent pour savoir qui passera le gué ce soir, il ajoute qu’ils sont arrivés en même temps. Le paysan plaide sa cause auprès du capitaine : sa carriole est pleine de légumes, demain ils seront tout gâtés et plus personne ne les achètera. Une femme descend du carrosse et explique qu’elle voyage avec sa fille et une de ses amies. Elles viennent de Sienne et elles ne peuvent pas passer la nuit ici. Elle brandit un rouleau : leurs papiers, et elle ajoute qu’elle est attendue à Rome ce soir-même. Le capitaine lui demande de monter l’escalier jusqu’au poste de garde, qu’il puisse examiner les papiers. Elle pénètre çà l’intérieur en se présentant : elle se nomme Cinzia dei Melandroni, sa famille est plutôt en vue à Sienne, ils ont plusieurs connaissances bien placées à Rome, bien sûr. Le capitaine la fait rentrer en lui assénant une tape sur les fesses. Les autres, soldats et voyageurs, attendent le résultat de l’entrevue. Michelangelo regarde qui est à l’intérieur du carrosse : deux jeunes femmes qu’il qualifie de devergoigneuses qui cherchent la fessée.


La promesse de la rencontre de deux grands maîtres : Le Caravage et Milo Manara. En fonction de sa familiarité avec l’un ou avec l’autre, le lecteur commence déjà à se faire des films sur la vie sulfureuse du peintre, sur les tableaux érotiques qu’elle va susciter chez le bédéiste, sur la débauche à Rome à cette époque, etc. La scène d’introduction le prend au dépourvu : un voyage des plus prosaïque, dépourvu de toute forme de romantisme dans une charrette avec des légumes, et Michelangelo désagréable dans sa façon de parler. Un capitaine responsable du péage qui profite des charmes de la dame de Sienne, des soldats qui attendent tranquillement que ça se passe. La narration visuelle enchante l’œil par sa finesse des traits de contour et leur précision, par l’étrange ambiance lumineuse de fin de journée, et les deux péronnelles semblent bien aguicheuses. Voilà une entrée en la matière inattendue : le bédéiste a donc choisi de faire commencer son récit avec l’arrivée du Caravage à Rome, sans évoquer son passé, dont il ne sera pas non plus question par la suite. Il consacre neuf pages à cette séquence, ce qui attire l’attention du lecteur sur l’importance qu’il lui donne. Il y voit une forme d’autorité (le capitaine et les soldats) qui se sert en premier lieu, avant tout souci d’ordre et encore moins de justice, un paysan, Michelangelo venant lui de Milan, et des représentantes de la gent féminine destinées à pratiquer le plus vieux métier du monde.



Au cours de la réalisation de la série Borgia (2004, 2006, 2008, 2010) avec Alejandro Jodorowsky, Milo Manara a effectué des recherches sur la période correspondant à sa qualité de pape de l’Église catholique sous le nom d’Alexandre VI de 1492 à 1503. Il met à profit ces travaux pour la réalisation de la présente bande dessinée : le pont Salario, la porte Nevia à Rome, les rues de Rome et ses bâtiments, l’aménagement des tavernes, les ruines antiques, l’aménagement des ateliers de peintre, l’hôpital de Santa Maria della Consolazione, la prison de Tor di Nona, le palais Madama (résidence du grand cardinal Francesco Maria del Monte), la place où se déroule les exécutions capitales, une berge du Tibre, etc. La narration comprend plusieurs renvois à des notes en fin de volume, comme des mots de vocabulaires, par exemple Lanzi, Grottesche. L’auteur utilise avec parcimonie quelques mots tirés du parler médiéval comme Devergoigneuse. D’autres notes renvoient à des personnages historiques comme Giordano Bruno, Pedro Montoya, Beatrice Cenci. Enfin certaines vient développer les toiles intégrées au récit, comme Madeleine repentante, Le martyre de saint Matthieu (1599-1600), La vocation de saint Matthieu (1599/1600), La mort de la Vierge (1600). Le lecteur peut voir le soin apporté également aux tenues vestimentaires, aux ustensiles et accessoires, etc.


L’artiste met en scène la vie quotidienne – enfin la vie quotidienne du jeune peintre – dans une veine naturaliste : mangeant dans une taverne et en butte au comportement grossier des proxénètes du coin, accueilli dans l’atelier d’un peintre et dormant dans une alcôve de pierre, travailler dans l’atelier d’un peintre de renom, se retrouver en cellule, être reçu dans les appartements du cardinal, aller chercher une prostituée comme modèle, etc. L’intégrale bénéficie d’une introduction de deux pages, rédigée par Claudio Strinati, historien de l’Art. Il écrit que : Les images qu’offre Manara se révèlent puissantes et habitées. Il énumère plusieurs lieux et disent que tous deviennent des personnages à part entière. Il développe : Le premier protagoniste du récit reste bien la Ville, cette cité gigantesque et démesurée qui surpassent tous les hommes […] en les entrainant vers un inquiétant destin duquel éclot pourtant la fleur suprême de l’Art et de la Beauté, née d’un combat à mort. Il continue : La Ville de Manara s’inspire autant du Piranèse que d’une sorte de science-fiction reflétant les espaces inventés par Métal Hurlant. Le lecteur suit Le Caravage dans une Rome très concrète, passant du magnifique au sordide, d’un milieu bourgeois à la pauvreté, avec une aisance fluide d’une rare élégance, aussi bien pour une case établissant un environnement que pour une action dépeinte sur une succession de cases.



L’introduction attire également l’attention du lecteur sur le fait qu’il s’agit du récit d’un auteur adaptant un point de vue personnel. Milo Manara présente un moment de la vie du peintre, très limité dans le temps, de 1592 à 1606, c’est-à-dire son séjour à Rome. Le lecteur voit un bel homme, un artiste doué et exigeant, conscient de sa valeur, un homme aimant le plaisir des bonnes choses, que ce soit le vin ou la compagnie des femmes, côtoyant aussi bien les gens du peuple, de la prostituée au jeune artiste désargenté, que les gens d’église, ses commanditaires. C’est également un homme déterminé, refusant de courber l’échine ou de se soumettre à la menace des brigands, en particulier Ranuccio Tomassoni. Pour Strinatti, le bédéiste met en scène Le Caravage comme un artiste très proche de sa propre sensibilité et de ses intentions créatives, un rebelle intransigeant. Le lecteur voit un homme habité par sa vocation, qui déclare à Pedro Montoya, un castrat, que : En vérité, la peinture est source de plus de souffrances que de joies… Il vaut mieux chanter. Il voit un artiste qui veut atteindre une forme de vérité passant par plus de réalisme, laissant de côté les poses dramatisées qui sont en vogue à son époque. Un artiste qui veut mettre en scène la beauté des personnes qu’il peut rencontrer, quelles que soient leurs origines ou leurs occupations professionnelles : pour lui, la beauté ne provient pas de la position sociale. Ou de la nature du sujet : il peint des toiles au thème religieux uniquement par souci qu’elles puissent bénéficier d’une exposition leur permettant d’être vues par le peuple. Dans le même temps, il refuse de céder à la menace physique, allant jusqu’à se battre en duel contre Ranuccio Tomassini.


Bien évidemment, le lecteur s’attend à ce que Milo Manara impose sa personnalité graphique à la vie du Caravage. Il reconnaît facilement son trait, tout en constatant que le bédéiste a ajusté son approche à son sujet. Il se met au service de la vie du jeune peintre, plutôt que de calquer artificiellement ses marottes, créant une ville de Rome entre réalisme et interprétation, mettant en scène des acteurs superbes et émouvants. Michelangelo Merisi s’incarne comme un artiste extraordinaire et un être humain faillible, un peintre merveilleux et un individu aux fortes convictions.



mardi 24 décembre 2024

Qui m'aime me suive : Bienvenue dans le monde des influenceurs

Quand on a fini de scroller, on a l’impression de sortir d’une faille temporelle.


Ce tome contient un exposé complet qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour être apprécié et compris. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Gurvan Kristanadjaja pour le scénario, et par Joseph Falzon pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec une page référençant les seize sources citées, et une photographie du chien Sirius.


Le narrateur est confortablement installé sur son lit, en train de scroller. Un jour, il s’est fait avoir. C’était en 2019, au moment où Instagram prenait une place de plus en plus importante dans les vies. Quand il s’ennuyait, il regardait des stories pour tuer le temps. Il voyait constamment la même pub pour un sac à main végan. Il était présenté par une marque assez connue sur les réseaux sociaux, qui montrait régulièrement de jolis objets. À force de le voir, il a fini par l’acheter pour sa copine. Il ignore pourquoi, il sait seulement qu’il n’avait pas d’idée cadeau et que ça lui est venu comme ça, sans réfléchir. Le jour de Noël venu, il offre le sac et sa copine lui rappelle qu’il sait bien qu’elle déteste la couleur orange. Quand elle lui a rappelé ça, il est tombé de haut. Ce sac, il pense qu’il ne l’aurait jamais acheté sans Instagram. C’est comme si quelqu’un lui avait soufflé plusieurs fois par jour au creux de l’oreille directement à son cerveau : Achète ce sac… Bref, il a réalisé qu’il avait été sous influence. Oui, il s’est fait avoir par une pub, quoi… Hé bien pas tout à fait. La publicité ça a toujours plus ou moins existé. On pourrait trouver trace du premier affichage publicitaire à Thèbes, en Égypte antique, 1000 avant Jésus-Christ. Ou dans la Rome antique. En France, les années 1960 marquent un premier tournant avec l’arrivée de la télévision dans les salons.



Dans l’hexagone, la publicité a toujours été considérée comme abrutissant, immorale. Pourtant, sous l’impulsion de ces nouveaux modes de diffusion, elle gagne du terrain. Les marques et les diffuseurs vont désormais cibler leur public. Avant un dessin animé pour enfant, ils vont vanter les mérites d’un nouveau jouet. Avant le JT, à l’heure du dîner, ceux d’un nouveau robot mixeur. À la bascule des années 2000, la publicité connaît une autre révolution. Secrètement, dans leurs open spaces, les cadres se prennent à rêver. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, qui marque l’entrée dans une nouvelle ère de communication, ce sont des algorithmes qui font la loi. Ce sont des petits programmes informatiques qui indiquent à l’ordinateur comment effectuer une tâche. Les algorithmes vont suggérer, en fonction de nos goûts, ce que l’on doit voir ou non. Les cadres de la pub se sont servis de ces nouveaux usages pour faire de la publicité ciblée. Ils vont suggérer à Brendan et Monique d’acheter des produits proches de leurs goûts. C’est l’émergence des influenceurs, dans les années 2010 qui a bouleversé le monde tel qu’on le connaît aujourd’hui. Sur Instagram, Youtube ou TikTok, des personnalités ont acquis une popularité telle qu’elles sont à même de faire bouger les foules.


La couverture très réussie montre une influenceuse suivie par une foule formant un cœur comme pour Liker, avec une zone libre pour le titre, et avec le recul, le lecteur constate qu’il peut y voir Sirius en bonne place, le chien du narrateur, l’animal de compagnie pour lequel il crée un compte Instagram au nom de sirius_lekiki. L’ouvrage est de nature didactique et vulgarisateur. Il se compose d’une introduction, et de sept chapitres dont les titres sont : 1 – À la recherche du premier influenceur, 2 – Dans l’intimité des influenceurs : derrière la vie de rêve, la pression du Like, 3 – Notre monde façonné par l’influence, 4 - -Au fait combien ça rapporte ?, 5 - Les influenceurs peuvent-ils faire élire le prochain président de la République ?, 6 – L’influence, un modèle de soft-power de l’Occident, 7 – Sommes-nous tous l’influenceur de quelqu’un d’autre ? Comme souvent dans ce genre d’ouvrage, la narration visuelle repose sur des dessins avec une saveur humoristique : une exagération des visages, de leurs expressions, des corps simplifiés, des décors représentés de manière simplifiés, des couleurs agréables à l’œil, des cases sans bordures, avec souvent un texte au-dessus (une ou deux phrases assez courtes), et l’illustration en-dessous qui vient montrer un exemple, ou qui sert à humaniser le propos avec des personnages se livrant à des pitreries, exagérant ou subissant dans une comique.



Sur le rabat intérieur, le scénariste se présente en tant que journaliste, publiant depuis plus de dix ans des enquêtes et des reportages sur la vie numérique et ses effets sur les vies. L’entrée en la matière de la bande dessinée laisse deviner une position assez claire : le pouvoir pernicieux des influenceurs capables de faire fléchir la volonté du premier venu, à des fins commerciales, vendus au grand capital. Le premier chapitre se positionne à l’identique : créer un compte Instagram pour son chien participe de la dérision, toutefois dépourvue de méchanceté. Les auteurs soulignent le mélange des genres entre influenceurs, célébrités, artistes, posts insignifiants et navrants de banalité, cette même banalité qui est très humaine. Le deuxième chapitre continue dans la même veine : les influenceurs vivent d’accords commerciaux avec des marques pour des placements produits, et enfoncent encore un peu le clou. En pages quarante-deux et quarante-trois, les auteurs y vont franchement : Beaucoup de jeunes qui grandissent dans un quartier pauvre veulent devenir footballeurs ou influenceurs parce qu’il y a une quête de réussite et d’amour et que ça leur permet de réussir rapidement, explique le psychanalyste Michaël Stora. Ils continuent : Pour beaucoup d’apprentis influenceurs, le virtuel est devenu la seule échappatoire à la réalité du monde. Plus un être est heureux dans le monde réel, moins il aura besoin d’aller s’épanouir dans le monde virtuel. La course aux Like permet à certaines personnes de combler une faille narcissique. Arrivé à ce stade le lecteur craint que la suite aligne les clichés et les jugements réducteurs.


Le lecteur remarque également que régulièrement la lecture provoque des sensations similaires à la un exposé agrémenté d’illustrations. D’un côté, la forme relève bien de celle d’une bande dessinée : des cases disposées en bande, des personnages et des décors, des cartouches de texte (sans bordure le plus souvent), des phylactères. D’un autre côté, de temps à autre, il suffit de lire le texte dans les cartouches pour disposer des éléments d’analyse et de réflexion. Pour autant, la narration visuelle s’avère agréable : l’idée de mettre en scène un jeune homme avec son chien présente une vraie originalité, avec le principe de lui créer un compte Instagram ce qui constitue une mise en pratique et une illustration. Le dessinateur opte pour l’exagération ce qui donne une allure particulièrement ordinaire au personnage principal : oreilles décollées, mèche lui tombant sur les yeux, réactions émotionnelles amplifiées. Les autres personnages participent de la même approche, y compris le chien Sirius. Le lecteur se rend compte que le traitement des décors s’inscrit dans un registre un peu différent : plus réaliste, décalage qui rend les personnages plus vivants et plus expressifs.



Au fur et à mesure des séquences, le lecteur prend conscience de l’interaction entre le texte et les images, nettement plus élaborées que de simples illustrations conçues à partir d’un texte déjà finalisé : les images sur l’écran du téléphone du narrateur, les évocations historiques (Égypte ancienne, Rome antique), une forme anthropomorphe pour incarner un algorithme, une promenade dans le parc pour le chien Sirius et son maître, une visite touristique des endroits instagrammables de Dubaï, les pitreries du président Macron pour séduire l’électorat des moins de trente ans, la reproduction de l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), etc. D’ailleurs, à partir de ce dernier exemple, il se rend compte que l’artiste met à profit les possibilités de la bande dessinée pour composer des planches fonctionnant de manière diversifiée : une image centrale avec des images en médaillons (illustrant le scrolling du narrateur), des dessins en pleine page, des compositions conceptuelles (une rue où chaque espace est occupée par des enseignes de marques, sur le trottoir, la chaussée, les immeubles, partout), un marionnettiste géant avec des anonymes au bout de ses fils, une case aspirée par le trou noir d’Internet, des individus tous identiques avec le logo d’Instagram à la place de la tête, des émoticons, des fac-similés de photographie, des métaphores visuelles, etc.


En fait, le discours lui aussi s’aventure plus loin qu’une collection de clichés, ou qu’une vulgarisation basique. De chapitre en chapitre, les auteurs passent en revue de nombreuses facettes de la notion d’influenceurs. Après les bases de l’inscription et de la création de posts réguliers, ils expliquent des notions techniques comme la pratique du dropshipping, ou la distinction entre l’envie de partage (par exemple une mamie mettant en avant son chien) et une pratique professionnelle (générer des revenus à partir des posts sur son chien) sans oublier le côté addictif (consulter incessamment l’évolution du nombre de Like). Une facette psychologique : des personnes se créent une forme d’injonction à publier souvent. Le rôle de l’influenceur renverrait à la petite enfance, quand bébé naît et que tout le monde le trouve trop mignon mais qu’on ne s’intéresse pas vraiment à son discours parce qu’on l’estime dénué d’intérêt. Et son corollaire : Quand une femme poste une nouvelle photo, on lui parle comme à une enfant avec un corps sexualisé. C’est son image qu’on valorise, pas elle. La nature d’Internet : un média comme les autres avec ses codes, et le développement d’une forme d’immunisation contre la propagande spécifique des réseaux sociaux, comme elle s’est développée également vis-à-vis de la télévision. Une professionnalisation : influenceur considéré comme un métier, des compétences à développer pour trouver le bon dosage entre actions commerciales (partenariats) pour disposer d’une autonomie financière et authenticité pour continuer à intéresser sa communauté. Une industrialisation avec l’envers du décor : Dubaï et ses décors instagrammables au prix d’une main d’œuvre maltraitée. Jusqu’aux enjeux culturels sous-jacents : Instagram, Facebook ou Snapchat participent au puissant soft-power des États-Unis, TikTok et ses règles portent en lui la culture chinoise. Ainsi, des pièces se mettent en place pour le lecteur, entre notions et conséquences évidentes pour lui, et prises de conscience formalisées. Par exemple, en page soixante-treize, deux gigantesques yachts sont à quai, un instagrammeur sur un pont supérieur sur chaque, et une foule de followers occupant toute la place sur le quai. Un instagrammeur crie qu’il doit tout à la foule, qui lui répond qu’il n’est rien sans eux : une illustration magistrale de la fortune financière d’un unique individu faite sur le dos de dizaines de milliers d’anonymes.


Une BD de type Les influenceurs pour les nuls ? Dans un premier temps, le lecteur peut ressentir certains passages ainsi, avec l’impression également de découvrir un texte complet qui a été confié, clé en main, à un dessinateur. Or rapidement, il prend goût au principe d’un narrateur ouvrant un compte Instagram pour son chien, il découvre des visuels variés et inventifs. Il perçoit comment les auteurs présentent des facettes variées du phénomène, y compris certaines auxquelles il ne s’attendait pas, avec une analyse plus profonde et révélatrice du système.



lundi 23 décembre 2024

Le Monstre

Son haleine fétide est déjà sur vous.


Cette anthologie regroupe quatre récits courts de l’auteur. Son édition originale date de 2018. Elles ont été réalisées par Paolo Eleuteri Serpieri (1944-), pour le scénario et les dessins, ainsi que pour la couleur des deux dernières histoires. Ce tome comprend cinquante-et-une pages de bande dessinée.

Trois femmes, paru en 1979, quatorze pages. Un homme bien habillé se tient devant six autres et leur tient ce langage : Messieurs, Raton est encore une ville frontière et la vie n’est pas facile dans ces contrées. C’est pour cela que les pionniers ne voulaient ni femmes, ni enfants, mais la situation a changé, tout est calme. C’est pour cela que leur société a été chargée de trouver des jeunes femmes qui aient le goût de l’aventure et des facultés d’adaptation et qui soient disposées à devenir les compagnes de ces hommes courageux ! Abilene, à la fin du dix-neuvième siècle, c’est désormais une grande ville qui a prospéré grâce à ses marchés aux bestiaux. Dans la ville, deux hommes discutent accoudés à la barrière d’un enclos à bétail. Le premier dit à l’autre que ce troupeau doit arriver sur pieds à Raton, et il lui recommande de ne pas trop les fatiguer, ils payent un demi-dollar la livre et ce n’est pas rien. Son interlocuteur le rassure : il connaît son métier et Allen aussi.



Serpieri est peut-être plus connu pour sa série Druuna, mêlant science-fiction et érotisme. Auparavant, il a réalisé de nombreux récits de western, dont ce tome en présente un échantillon. Le lecteur commence par découvrir des dessins en noir & blanc, un peu austères pleins de textures, avec un niveau de détails impressionnant, bien dosé. Il commence par s’attacher à la représentation des tenues vestimentaires : les hommes d’affaires en habit de ville, les cowboys, et les femmes en robe, en jupe et même une en pantalon. Il apprécie le soin apporté à rendre la texture du tissu, différente pour les jeans et pour les foulards, ou encore pour les Stetsons. Il regarde aussi bien les ceinturons, les holsters et les revolvers que la selle des chevaux, leur harnachement, et les accessoires accrochés comme une gourde. Il remarque que l’artiste préfère dessiner les grands espaces que les zones urbaines, tout en prenant soin de placer le bon accessoire. Le dessinateur sait montrer des individus avec des morphologies diversifiées, des visages uniques, les rendant immédiatement indentifiables, même si tous les personnages ne sont pas nommés.


Cette première nouvelle se base sur un fait réel : l’appel aux femmes pour rejoindre les colons sur la Frontière, une position peu flatteuse pour elles. En effet, elles sont traitées comme du bétail : elles doivent arriver en bon état à la livraison, tout comme les cowboys accompagnant un troupeau de vaches doivent les ménager pour ne pas obérer leur valeur marchande. En peu de pages, l’auteur présente cinq femmes aux origines sociales différentes, aux caractères différents, et aux motivations différentes, une rare efficacité narrative. Le lecteur pressent qu’il s’agit d’une histoire à chute, avec une justice immanente à la clé, ou une fin ironique. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir un récit féministe prenant en compte les diktats d’une société accordant beaucoup de valeur à la virilité, ou bien l’introduction à une série qui serait très prometteuse, mais jamais réalisée.


Un vieux peintre de l’ouest, 1979, douze pages. Dans une zone sauvage un cowboy se tient bien droit assis sur un rocher, son chapeau sur les genoux. En face de lui un homme âgé est train de peindre son portrait sur une petite toile posée sur un chevalet. Le cowboy se déclare très satisfait du résultat. Dans le bureau du shérif de Strawan, Buck est interrogé : il répète qu’il ne sait rien de l’attaque de la diligence, ce jour-là il était à Abilene à la foire aux bestiaux. Le shérif lui décoche un coup de poing au visage, puis un crochet du droit dans le ventre. Il exige le nom du complice ; Buck finit par lâcher le morceau : Track Stockie.


Le changement dans la continuité : toujours l’ouest américain et la prédominance des grands espaces sauvages, mais plus aucune femme à l’horizon, sauf dans la foule des curieux venus assister à la pendaison. L’auteur surprend son lecteur d’entrée de jeu avec un personnage à la profession inattendue : un vieil homme exerçant le métier de portraitiste. Quelle curieuse idée, et en même temps pourquoi pas : un peintre itinérant au far-west. Un chasseur de primes un peu trop confiant, et une sombre histoire de vengeance bien tordue, d’une forme différente de celle de la première histoire, un plat qui se mange plus froid. Le lecteur retrouve l’évocation de l’ouest sauvage attendue : des grands espaces, magnifiés par la présence incongrue d’un être humain perdu dans cette immensité, ou par une chevauchée paisible. Les tenues de Western : pantalon en tissu résistant, chemise informe et gilet de rigueur, chapeau pour se protéger du soleil, les bottes, le ceinturon avec les cartouches, le holster et le revolver, la couverture attachée à l’arrière de la selle, tout est conforme à l’imaginaire associé à ce genre. Le lecteur apprécie également le sens du détail : le petit tabouret avec paillage pour le peintre, les gants du chasseur de primes, les tenailles du maréchal-ferrant, la cafetière à même le feu de camp, le tonnelet sur le comptoir, etc.


À nouveau, l’auteur raconte une intrigue bien dense en un nombre compté de pages. Le lecteur le ressent : il faut que ça avance. Pour ça, le scénariste intègre des faits passés dans la discussion, ne pouvant pas tout montrer dans sa narration visuelle. Il joue habilement avec les conventions du genre : le beau chasseur de primes avec une vraie morale, mais peut-être pas si futé que ça, le vieux peintre peut-être pas si inoffensif que ça, et à nouveau une ouverture finale inattendue. L’auteur raconte une histoire surprenante sur la base des conventions de genre Western, avec une narration visuelle consistante assurant une reconstitution historique solide.



L’homme qui n’avait pas de pouces, 1980, dix-neuf pages. L’étrange caravane, à peine visible, avance lentement dans la plaine. Des spectres errant épuisés, sans but, en silence… Angie, une femme blanche habillé en Indienne, repense à son histoire, comment elle en est arrivée là : la dureté de son père fermier, son mariage à Jeune Bison des Crow Absaroka, son viol par Face Jaune… Au temps présent, elle voit arriver un cavalier : un homme à qui il manque les deux pouces.


L’arrivée de la couleur : un changement d’autant plus saisissant que Serpieri mêle élégamment un discret détourage par un trait souvent coloré, et la technique de couleur directe, avec une palette originale. La couleur du ciel oscille entre une approche réaliste et une approche expressionniste. Le rendu de l’herbe de la prairie est incroyable : entre réalisme et composition se mariant avec le ciel, effet monochrome avec nuances d’une même couleur pour le passé (vert d’eau) et expressionnisme pour la rage qui habite Angie pour finir (entre orange et sépia). Les représentations restent dans un registre réaliste et descriptif, composant une reconstitution historique très solide et consistante, habitée par des émotions qui colorent les cases.


Dans un premier temps, le lecteur peut se focaliser sur les aspects sensationnalistes de la narration : des formes de sadisme psychologique, d’humiliation d’une femme et de nudité féminine. Ces composantes sont bien présentes de manière explicite. Dans un second temps, il ressort que ces comportements correspondent à l’époque et au lieu, une société violente, où les conflits se règlent avec des armes à feu. Dans le même temps, le récit est raconté du point de vue d’Angie, qui ne se perçoit pas comme une victime : elle a intégré les conséquences d’un fonctionnement où règne la volonté du plus fort, elle s’y est adaptée, acceptant les relations sexuelles imposées, et elle agit en conséquence. Dans le même temps, le prix à payer par elle, par les autres finit par dicter leur comportement. Un récit qui peut apparaître racoleur en apparence, qui s’avère sophistiqué et intelligent.



Le monstre, 1984, six pages. Dans une zone sauvage montagneuse, Mike et Zeb, deux cavaliers approchent de leur destination. Zeb indique que ce coin lui fiche la trouille, il a comme un pressentiment. L’autre le rembarre sèchement : l’or est tout proche et il ne se laissera pas impressionner par des superstitions. Mike détecte une construction bizarre qui ressemble à un vieux temple mexicain : il est certain qu’il doit cacher l’entrée de la grotte. Zeb sens une odeur, une infection plus ils avancent. Il se demande où sont planqués Jim et Sam.


Le récit le plus court, avec une trame très classique : l’obsession du trésor qui aboutit à la ruine des individus, avec une touche surnaturelle, sans élément érotique. Le rendu du paysage montagneux est magnifique : entre la texture des rochers qu’ils soient naturels ou taillés, la couleur de la roche avec les effets de luminosité qui rehausse les reliefs. La mise en scène est d’une efficacité exemplaire, pour cette scénette avec trois personnages. Leurs visages burinés expriment la dureté de leur vie, et leur personnalité rigide qui en résulte. Le lecteur se sent complètement emporté par la détermination de Mike à aller jusqu’au bout, par le doute de Zeb qui est prêt à renoncer devant le dernier obstacle, par le calme du vieil homme, une assurance et une sagesse qui proviennent de l’expérience. La chute est à la fois sans surprise, et à la fois inéluctable, d’une justesse évidente.


Quatre histoires brèves de type Western : le lecteur y trouve les conventions de genre qu’il vient y chercher, comme les cowboys, les grands espaces, les chevauchées, les (Amér)Indiens, les troupeaux de bétail, et une société où règne la loi du plus fort. Il y trouve également les dessins ciselés de Serpieri, une femme à la beauté incroyable, la réalité d’une violence sadique s’exerçant contre les uns et les autres. Emporté par la consistance de la reconstitution historique, il s’immerge dans des histoires courtes et denses, avec des personnages étoffés, une savante mise en œuvre de la psychologie et de la nature humaine, et des pages magnifiques.



jeudi 19 décembre 2024

Djinn T08 Fièvres

L’exigence demeure, on ne s’enfonce pas dans des territoires inconnus en amateur.


Ce tome fait suite à Djinn T07 Pipiktu (2007) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le troisième tome du cycle Africa, composé de cinq albums. Sa parution originale date de 2008. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, indiquant que la série Djinn, c’est avant tout l’histoire d’un blason, blason des corps, blason des cartes. Il développe les premiers voyages, ceux de l’enfance, par les livres et le guides que sont les auteurs, la carte du premier cycle de Djinn, celle du second, en révélant quelques événements survenant dans le présent tome, ce qui fait qu’il vaut mieux lire l’introduction après avoir lu l’histoire.


Dans son immense salle d’audience, Zymba Motta parle, et tout le monde l’écoute. Ils le considèrent tous comme leur père. C’est lui qui leur apportera gloire et prospérité. Cependant il n’aime pas être dérangé. Quelqu’un frappe sur la porte de la salle, Motta prononce un unique mot : Oui. La visiteuse s’avance et vient lui murmurer une information à l’oreille. Sur un fleuve agité par des rapides, les hommes de l’expédition de Kim Nelson luttent contre le courant pour maintenir la pirogue à flot. Causé par la présence de rocher, un remous plus violent que les autres projettent Kim Nelson à l’eau. Elle parvient à maintenir sa tête hors de l’eau. Dans la pirogue, Jagger lui crie de saisir la branche d’arbre au-dessus de l’eau. Les jumeaux Kunawa se retournent et ils repèrent un crocodile sur la rive, qui avance doucement pour se mettre à l’eau. Un Kunawa se jette à l’eau, avec un couteau à la main gauche. Kim a fini par repérer l’approche du saurien et elle panique, appelant à l’aide. Alors que le crocodile se dirige élégamment vers les jambes de la jeune femme, Kunawa passe sous son ventre et l’ouvre d’un coup de couteau qu’il tient des deux mains. Il s’agrippe à l’animal pour tenter de l’achever. Le crocodile se cabre et sort la tête hors de l’eau. Il est abattu d’un coup de fusil tiré par Jagger depuis la rive.



L’expédition a pris pied sur une rive, mais Kim Nelson s’est retrouvée sur la rive opposée, seule. Jagger lui crie depuis l’autre côté qu’ils vont remonter par le petit affluent qui se trouve plus bas. Elle se remet lentement de l’épreuve, se relève et s’enfonce dans la forêt. Elle arrive dans une zone dégagée, devant un arbre : celui-ci lui est apparu dans un cauchemar. Le pire des cauchemars ! Fièvres ! Fièvres du passé, d’un autre temps. Le roi Kavi Mobo et son peuple viennent à la rencontre de la déesse Anaktu. La puissance du roi semble évidente. Il a revêtu le manteau de pourpre, le manteau de sang, le manteau de la femme blanche connue autrefois sous le nom de Lady Nelson. Parmi les hommes qui l’attendent, il y a Kémono, le vaillant guerrier de la tribu Orushi. La déesse devait se trouver à ses côtés. Mais, pour des raisons mystérieuses, elle n’est pas présente. Certains ne s’expliquent pas cette absence… Comment pourraient-ils deviner ? Deviner que la déesse reste chez elle…


Le tome cinq était consacré aux époux Nelson dans les années 1920, le tome six à Kim Nelson dans les années 1970, le sept aux époux Nelson, donc le lecteur anticipe de quel fil narratif il sera question dans celui-ci. Tout faux : il commence bien avec la temporalité de Kim Nelson pendant sept pages, puis il passe aux époux Nelson et à Jade. Le scénariste manie l’entremêlement des fils narratifs avec un art consommé, et une grande élégance. La première planche semble être là uniquement pour rappeler l’existence du parrain Zymba Motta, avec un décor magnifique, cette très grande pièce et sa hauteur sous plafond gigantesque, le sol tapissé de rouge, les fidèles sagement assis sans bouger et la femme en robe orange qui s’avance. Il faut attendre la page quarante pour voir Suwani, le sycophante de Motta. Puis la dernière page : deux bandes de trois cases, celle supérieure avec Kim Nelson, et celle inférieure avec Zymba Motta, et la jeune femme qui lui délivre le message qu’elle lui apportait dans la première page. D’un côté, le lecteur voit bien que le scénariste applique la recomposition chronologique comme un outil pour augmenter le suspense et mettre en relation des passages spécifiques. D’un autre côté, il ne s’agit pas d’un artifice utilisé mécaniquement ou qui sort de nulle part. Depuis le début de cette série, Kim Nelson est à la recherche des traces de son passé pour le comprendre, et le lecteur le découvre en même temps qu’elle avec l’avantage de suivre en direct les époux Nelson et Jade dans le passé, ce qui rend ce fil narratif plus vivant et lui en apporte une compréhension plus importante.



En entamant ce nouveau tome, le lecteur se rend compte qu’il éprouve autant d’impatience à découvrir la suite de l’histoire, qu’à se laisser emmener dans ces contrées exotiques, grâce à la narration visuelle magnifique. Au fil des scènes, il constate que l’artiste a encore gagné en confiance, et que le scénariste conçoit plus de séquences dans lesquelles la narration est portée majoritairement par les dessins. Lors des quatre pages où Kim Nelson se débat dans l’eau tumultueuse, le lecteur pense bien sûr aux rapides affrontés par Tintin dans L’oreille cassée, tout en voyant le faible nombre de phylactères, tous très concis. En page quinze, Charles Augery a réussi à grimper sur un train de marchandise en marche, et les cases montrent le long convoi au milieu d’une forêt luxuriante, ainsi que l’homme épuisé sur le plancher en bois d’un wagon vide, avec un seul phylactère. L’impressionnante vue du camp de détention, avec ses cases innombrables en page dix-neuf. La vue de ce même camp après une répression inhumaine. La découverte du passage pour accéder au village du moine Ortegaz. Comme dans le tome précédent, le lecteur se retrouve fasciné par la capacité de l’artiste à rendre la végétation palpable. Elle marie des traits encrés très fins et cassants pour le détourage, et de la couleur directe pour figurer les feuillages : la rive en arrière-plan de la rivière (allant même jusqu’à uniquement des taches en couleur direct en page huit), la superbe jungle vue du ciel de part et d’autre de la voie ferrée, la dense végétation en arrière-plan alors que Kim Nelson se rhabille tout en discutant avec Jagger (un mélange changeant entre zones détourées et taches de couleurs), et de nouvelles vues du ciel en page quarante-et-un où le vert met en valeur la blancheur de la chute d’eau et de son écume.


À nouveau ce tome offre de multiples visions mémorables. L’arrivée au village du roi Kiva Mobo porté par ses hommes, accompagné de ses guerriers équipés de leur lance et de leur bouclier, dans un ciel orangé : le lecteur se souvient des propos du scénariste expliquant qu’il faut savoir accepter les clichés et s’aventurer au-delà. Le pauvre Charles Augery dans un piteux état avec ses vêtements en lambeaux dans le vaste bureau du commandant confortablement installé, le lustre, les soldats s’affairant. Kim Nelson rejoignant les jumeaux Kunawa pour une étreinte torride dans l’eau du fleuve. Anaktu enflammant le sol d’un geste de la main. etc. Fidèles à l’un des thèmes centraux de la série, les auteurs mettent en scène la nudité des héroïnes, ainsi que des relations sexuelles. Parée de motifs peints, Jade en impose à tous : une silhouette sculpturale, une présence hiératique relevant plus de l’incarnation d’un concept (une déesse) que d’une femme mortelle, à quelques rares exceptions où sa posture change du tout au tout. Kim Nelson, toujours aussi fluette, toujours aussi assurée, répondant du tac au tac à toute menace d’ordre physique, rembarrant une seconde fois Jagger qui la dépasse d’une bonne tête, lui retournant même une gifle qui claque bien, sauf quand elle manque de se noyer ou qu’elle se réconforte avec une bouteille. Ni l’une ni l’autre ne s’offre aux hommes : elles choisissent leur partenaire, le moment, les circonstances, rendant impossible le risque d’être victime.



Le texte d’introduction dévoile donc des événements clés de ce tome. Même s’il l’a lu avant de se plonger dans la bande dessinée, le lecteur n’est pas préparé à ce qu’il découvre. La recomposition chronologique crée des échos d’une époque à une autre, d’un comportement à un autre, mettant en lumière les différences et les similitudes. Le lecteur se souvient qu’il s’agit en fait du troisième cycle du point de vue chronologique, que celui-ci se déroule après le cycle India, et qu’il s’agit donc du dernier de la série. Pour autant, il n’a pas forcément anticipé ce que cela signifie. Il découvre donc comment s’assemblent certaines pièces du puzzle narratif, en particulier l’intérêt manifesté par Kim Nelson pour les boucles d’oreille de la déesse, une intrigue habilement construite. Il retrouve certains des thèmes courant tout le long de la série : le pouvoir féminin, la force intérieure découlant d’une absence de peur de la sexualité pour Jade et Kim Nelson, ce qui fait d’elles des djinns, la sensation d’un destin qui se répète pour Kim. Dans ce tome, les auteurs mettent également en scène la haine générée par le colonialisme, la prise de conscience du carnage de la répression exercée par les armes, comment les épreuves surmontées marquent à jamais le corps. Il apparaît dans ce tome que la présence du Djinn en Jade la transforme en déesse, un être que des tribus entières sont prêtes à suivre aveuglément, une personne dont l’humanité passe en arrière-plan, pour céder la place à une figure publique, une fonction plus qu’un être humain. Elle dispose d’un pouvoir de vie et de mort sur ses guerriers, prêts à la suivre quels que soient ses ordres. À une échelle plus réduite, Kim Nelson fait montre de la même transformation, qui lui pèse également, la fonction primant sur la femme.


À chaque tome, Ana Mirallès donne l’impression de gagner en confiance, en aisance, en élégance dans sa narration visuelle. Sa personnalité insuffle une vie propre aux stéréotypes visuels d’une aventure en Afrique, la transformant en une véritable expérience, unique et personnelle, une perception particulière des différents endroits, aussi bien au cœur de la jungle que dans des habitations diverses. La construction de l’intrigue et le tissage des fils temporels attestent d’une maîtrise saisissante du scénariste. Les deux créateurs ne font plus qu’un pour une histoire exotique et envoutante, gardant à l’esprit la force exceptionnelle de ses héroïnes, et le prix à payer. Ensorcelant.