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lundi 1 décembre 2025

Alerte 2/2 Un besoin de vérité

Tous ont chèrement payé leur détermination à révéler une vérité dérangeante…


Ce tome constitue la deuxième partie d’un diptyque d’une histoire complète dont il faut avoir lu le premier tome avant Alerte 1/2 Le poids du doute (2024). Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Johan Massez pour le scénario, les dessins et les couleurs. En fin d’album l’auteur précise que : Avant d’être une bande dessinée, Alerte a été un projet de série télévisée, écrit par lui, avec Vincent Vanneste et Frédéric Faurt. Ce tome comprend quatre-vingt-seize pages de bande dessinée.


Deux policiers sont venus interroger Cathy Charlier chez elle, concernant ses liens avec le professeur Jean-François Anseel encore dans le coma, à la suite de l’agression dont il a été victime. Cathy a du mal à se concentrer. Son mari Cédric explique aux policiers qu’elle a subi un gros traumatisme il y a quelques jours à peine. La policière indique qu’ils sont au courant : leurs collègues les ont informés de ce qui s’est passé à la réception chez madame Borel. Ils ne savent toujours pas ce qui a poussé cet individu à s’introduire chez elle pour commettre l’irréparable. Son collègue masculin reprend le fil des questions : quand Cathy a-t-elle vu le professeur Anseel pour la dernière fois ? A-t-elle remarqué quelque chose de spécial ? D’inhabituel ? Elle répond calmement qu’elle l’a vu il y a quelques jours, ils ont déjeuné ensemble jeudi dernier, elle n’a rien remarqué de spécial. Leur fils Adrien entre dans le salon et pose quelques questions pour comprendre ce qui se passe. Cathy raccompagne les policiers dehors. Hors de portée, ces derniers en profitent pour poser quelques questions délicates supplémentaires, car ils savent que le dernier numéro appelé par le professeur était celui de Cathy, et que des voisins ont aperçu une voiture identique à celle de la chercheuse devant l’immeuble du professeur. Elle répète qu’elle est rentrée directement chez elle.



Le lendemain, Cathy Charlier reprend son travail dans le laboratoire de Pharmacom, et elle effectue des recherches sur la journaliste Feriel Rezadeh sur internet. Elle s’arrête quand son supérieur Georges Vermeer entre, et il lui demande des nouvelles de Jean-François Anseel. Elle répond qu’il est toujours dans le coma. Il lui demande s’il la verra bien à la réunion d’équipe, et elle répond par la négative car elle doit accompagner son fils pour un rendez-vous chez le médecin. Le soir, elle va assister à une conférence de la journaliste, en ayant pris le soin de rabattre sa capuche sur sa tête pour être le plus discrète possible. L’intervenante explique qu’elle va parler du statut juridique des lanceurs d’alerte, et des enjeux liés à ce statut et à la protection des données. Elle mentionne Edward Snowden, Julian Assange, Irène Frachon, Chelsea Manning, le fait que tous les lanceurs d’alerte célèbres ont chèrement payé leur détermination à révéler une vérité qui dérange, et en payent encore le prix aujourd’hui. Car c’est sans doute là que réside leur principale erreur, être devenus célèbres. Très peu ont pu préserver leur anonymat, comme Deepthroat lors du Watergate. C’est pourtant le conseil qu’elle donnerait à tout lanceur d’alerte.


Bien sûr, en entamant la seconde moitié de ce récit, le lecteur entretient une calme assurance que l’héroïne parviendra à ses fins, sans toutefois présumer du prix à payer. En effet, l’auteur avait fait la preuve d’une grande maîtrise dans la conception de la structure de son récit : une jeune femme, chercheuse brillante, découvrant que le médicament dont elle a été la principale conceptrice présente des dangers avérés pour la santé, son mari se trouvant dans de graves difficultés financières, son fils étant sous traitement pour une pathologie d’ordre psychiatrique, et son chef n’est autre que son beau-père, ayant avant tout à cœur les intérêts de l’entreprise Pharmacom. Ce deuxième tome se concentre sur la mécanique du lancement d’alerte, c’est-à-dire comment informer et convaincre les pouvoirs publics et l’opinion publique avec des preuves convaincantes. C’est ainsi que l’héroïne assiste à une conférence d’une journaliste spécialisée dans ce genre d’affaires. Celle-ci évoque des lanceurs d’alerte célèbres (Snowden, Assange, Frachon, Manning) pour autant d’affaires célèbres (programmes de surveillance de masse américains et britanniques, crimes de guerres commis par les États-Unis et leurs alliés en Irak, affaire du Mediator, exactions de soldats américains sur des civils irakiens). Ce passage sert à annoncer ce que va affronter la lanceuse d’alerte et à exposer sa vulnérabilité.



Le lecteur retrouve avec plaisir ces dessins à la façon de la ligne claire : un détourage des formes avec une ligne mince et précise, parfois un peu raide pour les formes des personnages, très tranchante et rectiligne pour les éléments fabriqués comme les constructions en béton ou le mobilier. Cela donne des dessins à la lisibilité immédiate : des formes faciles à lire, une variation de densité qui s’adapte à chaque séquence, plan fixe sur un personnage en train de parler, ou décors développés pour installer une scène dans un environnement. Le lecteur constate que l’artiste donne l’impression de dessiner les visages plus vite : pas toujours harmonieux, certaines expressions un peu forcées. Pour autant le langage corporel des personnages apparaît d’une grande justesse, dans un registre réaliste et correspondant à des adultes, ne devenant plus marqué que lors des moments en tension, une excellente direction d’acteur. Comme dans la première partie, l’artiste fait également montre de grandes qualités de metteur en scène : il conçoit des prises de vue vivantes, y compris pour les discussions sur plusieurs cases, avec des mouvements de caméra montrant le lieu, des déplacements de personnages en fonction des obstacles et des aménagements. Il sait même rendre vivantes les conversations téléphoniques, en particulier celles de l’héroïne quand elle effectue son jogging, avec des oreillettes.


Le lecteur ressent bien qu’il s’agit de l’œuvre d’un artiste complet, scénariste + dessinateur, car l’auteur conçoit chaque séquence dans ses différentes dimensions : intrigue racontée et par les dialogues et par les dessins. Cette réalisation intégrée insuffle une belle dynamique à la narration. Des cases de souvenir du suicide de Milan Slojik intercalées pendant les questions des policiers, donnant une bonne idée de l’état d’esprit de la chercheuse. Le dispositif de création d’une entreprise par Cédric Vermeer à proximité de la maison ce qui donne lieu à des va et vient d’un bâtiment à l’autre. Le fait que Cathy Charlier se rende au travail en courant, moments où elle peut réfléchir ou téléphoner, ou encore faire passer sa frustration ou sa colère en l’évacuant par le sport. La diversité des lieux de rendez-vous : dans un bureau, dans le salon d’un pavillon, sur un parking, dans un espace vert, dans le bureau d’une proviseure, etc. Comme dans le premier tome, le créateur place deux ou trois scènes d’action pour relever le goût du récit, juste ce qu’il faut, bien dosé pour éviter de basculer dans le thriller d’action : une agression physique au lycée, un accident hors champ, une prise de photographies à la dérobée, une brève course-poursuite haletante. Il ne peut pas non plus s’empêcher d’inclure une relation sexuelle entre deux femmes, le temps d’une page, assez brève avec ce qu’il faut d’émotion pour éviter l’effet racoleur.



Dans le premier tome, le lecteur sentait bien que l’enjeu de l’intrigue réside dans le fait de savoir si l’héroïne pourra mener à son terme sa démarche de lanceuse d’alerte, ou si elle serait broyée avant. D’un côté, la détermination de Cathy Charlier ne laisse pas beaucoup de place pour le doute, ne serait-ce que parce qu’elle doit savoir la vérité du fait qu’elle ait donné ce médicament à son fils. De l’autre côté, la firme Pharmacom et ses dirigeants disposent de moyens très efficaces, et ont plusieurs longueurs d’avance sur elle. Dans la première partie de cette seconde moitié, le lecteur peut presque voir la mécanique de l’intrigue en action, entre les manipulations de Georges Vermeer profitant de l’avantage que lui donne sa position hiérarchique supérieure sur sa bru, utilisant son fils comme un pion, et la santé de son petit-fils qui dégénère. Dans la seconde moitié, l’aspect mécanique de l’intrigue s’enrichit parce que la position de l’héroïne devient plus complexe, parce que le danger se précise, parce que le caractère d’un ou deux personnages s’étoffe. Il devient plus évident que la résolution ira plus loin que vaincre ou périr, les dilemmes se complexifiant. Dans le même temps, l’intrigue est également nourrie par cette fuite en avant dans laquelle la lanceuse d’alerte doit trouver des moyens de mettre la main sur d’autres preuves, ce qui devient le cœur du récit. Par voie de conséquence, les questions d’éthique, les enjeux économiques, les possibilités de voie médiane passent à l’arrière-plan, voire disparaissent. Il ne reste plus qu’un seul personnage dont le caractère est développé, et ce de manière incidente. Cathy Charlier s’étoffe en tant qu’être humain, lorsque le lecteur prend le recul nécessaire pour considérer ce qui la motive.


Une seconde partie d’un thriller à la mécanique redoutable, avec une narration visuelle facile à lire, tout en étant consistante, riche et diversifiée. Le lecteur se laisse volontiers prendre au suspense, tout en ayant conscience des rouages narratifs à l’œuvre. Puis le positionnement de l’héroïne devient à la fois évident, à la fois plus difficile à tenir, et le plaisir de lecture l’emporte complément.