J’ai bien peur qu’un excès de testostérone altère votre jugement.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, mettant en scène le personnage de Eva Rojas. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Jordi Lafebre, pour le scénario, les dessins et les couleurs. La traduction a été réalisée par Geneviève Maubille, la relecture par Loriane Ernst-Peysson, et le lettrage par Stevan Roudaut. Il comprend cent-cinq pages de bande dessinée. Ce personnage est également le personnage principal de Je suis un ange perdu (2025), le présent tome initiant une série intitulée : Un polar à Barcelone.
À Barcelone à l’époque contemporaine, par un beau ciel bleu, Eva Rojas est montée sur le rebord de la terrasse du cabinet du psychiatre Llull et elle regarde passer les voitures de police en bas dans la rue. À l’arrière, l’imposante silhouette effilée de la Sagrada Familia. Llull enjoint à sa patiente de ne pas bouger. Dans sa tête, la jeune femme voit sa grand-mère dans sa cuisine lui indiquer que : Le sang et la mémoire, c’est ça, la famille. Après être restée un temps immobile, Eva se retourne vers son médecin en lui indiquant qu’elle aimerait lui poser une question, entre professionnels : Qui pourrait tuer Zeus ? Elle redescend tranquillement du parapet, et retourne s’assoir bien sagement sur le canapé du psychiatre. Ce dernier lui rappelle pourquoi elle est là : Sa licence lui a été retirée parce que certains de ses patients se sont plaint de de son comportement quelque peu erratique ces derniers temps. Elle est ici parce qu’une enquête a été ouverte ; ils cherchent seulement à l’aider. Il continue : un test ne suffira pas, elle sait pertinemment que poser un diagnostic nécessite plusieurs séances, il devra déterminer si son comportement relève ou non de la pathologie. Elle lui répond avec malice qu’elle dort très peu, qu’elle passe d’un sujet à l’autre sans raison apparente, qu’elle parle sans filtre et elle tire des conclusions hâtives, parfois simplistes.
Finalement le docteur Llull demande à Eva Rojas de lui raconter sa semaine de préférence dans l’ordre chronologique. Elle commence : Lundi, elle était complètement déprimée en sortant d’ici. Comme tous les patients de Llull, suppose-t-elle. Pour se remonter le moral, elle part faire du shopping. Elle s’achète une paire de chaussures fabuleuses qu’elle avait repérée, et deux ou trois autres bricoles. Et donc lundi en sortant du magasin de chaussures, elle reçoit un message de Pénélope qui la met de super bonne humeur. Dans son message, sa copine lui fait une proposition qu’elle ne peut pas refuser : passer deux jours avec sa famille. Elle explique : Sa grand-mère va procéder à la lecture de son testament de son vivant. Toutes les personnes concernées seront accompagnées par leur avocat ou par une personne de confiance. Mais Pénélope n’a pas d’avocat et, à vrai dire, Eva est la seule personne en qui elle a confiance. Eva lui répond positivement, et elle fait un crochet par la bibliothèque pour emprunter cinq volumes sur le droit des successions. Elle rentre chez elle, elle dépose ses affaires, elle prend une douche express. Elle embarque les livres et elle va manger un bout au Wilco où la serveuse Lucia s’enquiert de ses occupations.
Une couverture pour le moins cryptique : une mince jeune femme blonde, la clope au bec, qui inscrit une étrange déclaration au rouge à lèvres sur le miroir d’une salle de bain. Une étrange affaire : une jeune femme, Pénélope Monturós, demande à sa psychiatre de l’accompagner pour la lecture du testament de sa grand-mère, celle-ci étant âgée de cent-deux ans et encore vivante, c’est-à-dire un testament sans défunt. Au cours de la journée et pendant la réception en soirée, Eva Rojas fait la connaissance de la majorité de la famille : Josep Monturós, œnologue et un des oncles de Pénélope, Francesc Monturós un autre oncle et chef de l’entreprise familiale de cava, Natalia Ricard l’épouse de Francesc, la grand-mère, Maria la mère de Pénélope. Et plus tard dans la journée suivante, elle rencontre Joan Monturós le responsable des ventes et de la comptabilité de l’entreprise familiale. C’est au cours de la nuit suivant la réception que l’héroïne fait la découverte du cadavre, se retrouvant ainsi directement impliquée dans l’enquête de police. L’auteur a pris le temps de bien construire son point de départ pour faire en sorte qu’Eva soit au cœur du drame, et se retrouve ainsi tout naturellement impliquée dans l’enquête. Le lecteur peut relever les conventions propres au genre polar ainsi que les moments nécessitant une augmentation de la suspension d’incrédulité consentie comme la capacité de cette femme de trente-deux ans à être plus maligne que la police, et capable de plus d’initiatives que tout le monde. Par exemple : sauter sur un petit yacht en pleine mer depuis un canot à moteur, et puis à pratiquer une trachéotomie de manière improvisée sur le même yacht, sa capacité à obtenir des confidences spontanées de chacun des Monturós, le coup de chance extraordinaire d’apercevoir une étiquette de vin chinois, ou encore la pratique d’une autopsie au nez et à la barbe de tout un hôpital.
La narration visuelle séduit immédiatement le lecteur : les belles couleurs du ciel de Barcelone, l’air expressif mêlant une forme d’assurance lunaire et de comportement très idiosyncratique d’Eva, les décors agréables, et les petites exagérations discrètes apportant une sensation de légèreté, qui désamorce pour partie le tragique des situations. Visuellement, l’héroïne est immédiatement attachante : une silhouette longiligne, une forme de classe décontractée et étudiée sans en avoir l’air, allant de pantalon moulant avec un pull moulant, une magnifique tenue blanche pantalon et veste, quelques chaussures particulières. Elle sait jouer avec sa tenue que ce soit des lunettes noires masquant totalement ses yeux, ou un imperméable digne d’un détective privé à la dure. Sans oublier sa coiffure en pétard, assez piquante. Cette allure est renforcée par ses grands yeux bleus qui soulignent sa franchise et sa spontanéité. L’artiste met en œuvre le même mélange de naturel, de sens de l’observation des caractères humains, et de tenue vestimentaire en phase avec l’individu. Le docteur Llull est remarquable pour ses habits à la fois décontractés et très normalisés, sa belle barbe, les quelques gouttes de sang sur son teeshirt, et ses mimiques qui attestent du fait qu’il n’arrive pas à rester professionnel et détaché, que ses émotions prennent souvent le dessus. Le lecteur découvre les différents membres de la famille Monturós, chacun avec leur personnalité, leur comportement social, pouvant voir à chaque fois comment l’argent leur donne leur assurance.
L’auteur a situé son récit à Barcelone et dans la région de Penedès, une partie du vignoble de Catalogne située entre Barcelone et Tarragone. Il rend hommage à ces paysages au travers de quatre dessins en pleine page : l’horizon de ciel bleu au-dessus des toits de Barcelone en ouverture en page cinq, le même horizon avec un cadrage un peu décalé qui fait entrer la basilique Sagrada Familia dans la planche en page cent-neuf, avec la même proéminence du beau ciel bleu qui occupe les deux tiers de l’image. En page trente-trois, c’est une magnifique vue nocturne de la propriété des Monturós, dans des tons parme, avec les rangs de vigne au premier plan. En page quatre-vingt-dix-neuf, le cadrage a totalement changé : dans cette scène nocturne, le ciel occupe maintenant les quatre cinquièmes de la hauteur, ce sont d’immenses cyprès qui se trouvent au premier plan, montant vers le ciel. Enfin, en page soixante-dix-neuf, le lecteur découvre un yacht luxueux de profil, sur une mer d’huile, sous un ciel embrumé par les nuages. À chaque fois, ces dessins en pleine page correspondent à la fois à un état d’esprit intense de l’héroïne, à la fois à un moment clé de l’intrigue. Le dessinateur se tient à l’écart d’une approche tourisme de masse, tout en donnant à voir des lieux concrets au lecteur, avec cet équilibre remarquable entre détails et lisibilité immédiate : le cabinet accueillant et peu personnel du docteur Llull, la bibliothèque municipale, le café Wilco, la magnifique propriété des Monturós, de la grande salle de réception à la cave en passant par le grand bâtiment abritant les cuves de vinification, le port et les bureaux de l’entreprise, la salle d’autopsie, etc.
Ayant conscience qu’il s’agit d’un roman policier avec quelques licences créatives (la liberté d’action de l’héroïne, la facilité avec laquelle ses interlocuteurs lui racontent leur vie, les compétences professionnelles assez floues de psychiatre), le lecteur s’attache à la fois au plaisir ludique d’essayer de découvrir le coupable accompagné par la bonne humeur d’Eva, à la fois à apprendre à la connaître, et aussi à ce que l’intrigue dit de la société. Essayer de devancer l’histoire pour identifier le coupable s’avère difficile car le scénariste sait jouer avec le rythme de révélation des indices. Eva est éminemment sympathique, juste ce qu’il faut de facétie, la présence de trois voix qui lui parlent (celles de sa grand-tante Maria-Dolores, de sa grand-mère, et celle d’une autre grand-tante milicienne, morte pendant la guerre civile), ses ressources en inventivité souvent non conventionnelles, et l’art et la manière avec lesquelles elle provoque verbalement ses interlocuteurs en jouant sur leur personnalité. En filigrane, le récit évoque l’industrie vinicole, l’appétit sans fin pour l’argent, les abus de position dominante des riches et puissants, la force inattendue de l’héritage familial, inscrivant ainsi cette histoire dans le registre du polar.
Une bien étrange couverture qui ne dit rien du récit, si ce n’est que son personnage principal affiche une personnalité affirmée. Le lecteur plonge dans un polar agréable, dont le caractère non-conformiste d’Eva Rojas dédramatise les aspects sordides. La narration visuelle met à l’honneur les paysages de la région, Barcelone et Penedès, ainsi que la comédie humaine. Le lecteur accompagne bien volontiers cette enquêtrice dans ses intuitions, son opiniâtreté, son esprit d’aventure et sa bonne humeur, sans oublier les voix dans sa tête. Une héroïne non conventionnelle.





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