Loin… Ce ne sera jamais assez loin…
Ce tome fait suite à Santiag, tome 1 (1991) qu’il faut avoir lu avant pour comprendre les relations entre les personnages récurrents. Son édition originale date de 1992. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Renaud (Renaud Denauw) pour les dessins, et Béatrice Monnoyer pour la mise en couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Ces deux auteurs ont également créé le personnage de Jessica Blandy, et réalisé sa série qui compte vingt-quatre tomes de 1987 à 2006, et une trilogie intitulée La route Jessica, de 2009 à 2011.
Dans une zone désertique en territoire Navajo, deux hommes sont en train de courir, Moe et Brett, l’un d’eux pieds nus, l’autre avec une unique basket. Ils fuient à perdre haleine, étant poursuivis par huit policiers et quatre chiens qui les traquent. Les évadés arrivent devant un cours d’eau sinuant devant une falaise. Ils décident de traverser avec de l’eau jusqu’à mi-poitrine. Les policiers arrivent sur la rive et s’arrêtent : ils comprennent immédiatement que les deux prisonniers ont dû traverser et Malloy, policier blanc, ordonne que Ben garde les chiens, et que les autres le suivent. Chamaro, inspecteur du Bureau des Affaires Indiennes, s’y oppose : il estime qu’il est devenu inutile de les poursuivre, ils se sont avancés trop loin, pour eux tout est fini. Malloy demande des explications : ces deux individus ont tué un gardien en s’évadant, ils ne peuvent tout de même pas les laisser filer ainsi. Le Navajo s’explique : il comprend la colère de son collègue car c’est également la sienne. Mais il y a des choses que le Blanc ne verra jamais. Les deux hommes se sont aventurés sur les terres du Gardien de la Nuit… Et personne, jamais, n’en est revenu vivant !! Les policiers peuvent rentrer chez eux à présent… Chamaro attendra seul…
Moe et Brett sont parvenus au pied des falaises, de l’autre côté du bras de rivière. Ils commencent à monter car il y a des maisons indiennes en haut, ils pourront s’y reposer. Le premier explique au second qu’il faut qu’ils tiennent le coup, Loyson viendra les chercher. En effet, après toutes ces années, il ne pense toujours qu’à la même chose : récupérer son pognon, et pour ça il a besoin des deux évadés. Ils sont arrivés au niveau des habitations et ils pénètrent dans l’une d’elles : le mur du fond est tapissé de crânes humains. Nonobstant cette décoration macabre, Brett s’assoit et déclare qu’il ne peut plus bouger il en est incapable. Moe se range à sa position : mieux vaut se reposer d’abord. D’ailleurs il est aussi crevé que son compagnon, mieux vaut qu’ils dorment, ils aviseront après. Le soleil se couche et la nuit s’installe. Moe réveille Brett : il a entendu marcher, quelqu’un vient par ici. Les deux hommes se relèvent et Moe a sorti son pistolet. Un individu torse nu, avec un masque sur le visage s’avance vers eux. Moe le menace de son arme à feu… sans aucun effet. L’individu continue de marcher vers et il lève son bras droit, abattant sur Moe, sa main munie de quatre lames tranchantes, comme des griffes.
Le premier tome semblait auto-conclusif, avec le sort du personnage principal, réglé de manière définitive. Le lecteur se demande donc comment les auteurs peuvent poursuivre leur série, et si le personnage dénommé Santiag y jouera vraiment un rôle, ou plutôt comment il y jouera un rôle. L’élément surnaturel mis en scène dans le premier tome est repris : le spectre de Santiag intervient dans le récit. Le scénariste a opté pour un dispositif très brut : il est possible de contacter l’esprit de Santiag en utilisant un poste de radio, reliant ainsi un phénomène relevant du spiritisme avec un objet technologique, en l’occurrence un poste émetteur-récepteur. Tout aussi fort, le spectre de ce personnage peut intervenir comme un être humain fait de chair et d’os, et communiquer avec les esprits, en l’occurrence le Gardien de la Nuit annoncé par le titre de ce tome. Un peu gros à avaler ? Un deus ex machina bien pratique qui intervient à la fin pour sauver les victimes, éviter qu’elles ne succombent à un sort atroce, et châtier les criminels et les individus moralement corrompus de surcroît ? Oui, Santiag sert à tout ça dans ce tome… En même temps, le lecteur peut lire cette histoire comme un conte, un récit fantastique où Santiag agirait comme une allégorie. Littéralement, l’esprit de ce mort intervient dans les affaires des vivants, l’influence qu’il a eue sur les autres au cours de sa vie perdure, comme une forme de rémanence des répercussions de ses actions, de son influence sur ceux qui l’ont côtoyé.
Charge donc au dessinateur de doser ce qu’il souhaite montrer, à quel point il rend explicite ces manifestations du surnaturel, ou au contraire s’il représente les faits de manière naturaliste. Par exemple, lorsque Moe et Brett découvrent ce mur recouvert de crânes, il s’agit d’un simple empilement d’ossements tout ce qu’il y a de plus naturel, une sorte de décor funéraire macabre pour des rituels des morts. De même pour sa première apparition, le Gardien de la Nuit ressemble à un être humain des plus normaux, avec trois accessoires navajos plausibles, voire authentiques. Quand il tente de joindre Santiag ou d’établir une connexion avec lui, Chamaro pénètre dans un vieux bâtiment désaffecté, monte dans un bureau à l’étage, avec une belle couche de poussière et il se place devant un micro d’un ancien modèle, le tout représenté de manière prosaïque, ce qui fait d’autant plus ressortir l’incongruité du comportement du policier, soulignant à la fois son incrédulité quant à ce qu’il est en train de faire, et son état d’esprit désespéré pour qu’il en vienne à une telle extrémité. De manière plus ouvertement paranormale, il y a cette carcasse de voiture en train de brûler au beau milieu du désert, la spirale dans l’œil de Tossie, l’étrange nuage de sable.
Le lecteur s’aperçoit qu’il retrouve tout de suite l’ambiance si particulière de cette série, grâce à la palette de couleurs. Une façon assez personnelle de rendre compte de la lumière : parfois un peu boueuse, avec des dégradés rehaussant les reliefs et rendant compte des textures, avec un soin particulier pour la pénombre. Le dessinateur a conservé ses caractéristiques visuelles : traits de contour très fin et précis, personnages au physique normal, tenues vestimentaires banales et diversifiées, décors bien consistants, plans de prises de vue à la lisibilité parfaite. Dès la première séquence, le lecteur ressent la dextérité avec laquelle l’artiste a conçu le décor : la disposition du bras du fleuve, la falaise rocheuse, le bosquet d’arbres, la pente pierreuse pour accéder au sommet, et les maisons de pierres sèches. La géographie des lieux permet de voir comment les deux fuyards parviennent à échapper au regard des policiers, comment il peut y avoir des habitations sommaires nichées sur les flancs de la montagne, etc. Puis vient la séquence où Loyson et son porte-flingue se heurtent au propriétaire du terrain sur lequel ils attendent Moe et Brett : une séquence sèche qui met en évidence le comportement de psychopathe de Loyson. À chaque fois, l’artiste sait froidement montrer l’horreur d’une situation, la monstruosité d’un comportement, la froideur implacable de la mort. La tête qui vole, le pendu, le corps empalé sur une branche d’arbre, autant d’images qui restent longtemps avec le lecteur, après qu’il a refermé ce tome,
Certes, Santiag apparaît bien opportunément pour châtier les criminels et sauver les innocents, pour autant le scénariste a conçu une intrigue bien ficelée à partir d’un point de départ classique : deux individus ont réalisé un vol pour un commanditaire, et ils se sont fait pincer, mais l’agent est toujours planqué. Ils viennent de s’évader et la chasse à l’homme peut commencer, à ceci près qu’ils disparaissent en cours de route. Le lecteur peut voir comme l’auteur a tissé sa trame, et l’habileté élégante avec laquelle il fait s’entremêler le parcours de ses personnages, à la fois dans ces grands espaces, à la fois avec très peu d’habitants. Il utilise une légende indienne, peut-être inventée par lui, un individu surnaturel qui s’en prend aux vivants qui ont le malheur de séjourner sur son domaine. Le lecteur suppute que le déroulement du récit aboutira au même dénouement que dans le tome un, et c’est bien le cas les coupables de tout genre connaissent un sort peu enviable, mais très satisfaisant et cathartique.
Dans le même temps, le récit développe un peu plus les éléments récurrents de la série, laissant supposer que le sort de Santiag connaîtra un dénouement à l’issue de la série. D’un côté, il semble cantonné au rôle d’artifice narratif pour punir. De l’autre côté, trois autres personnages reviennent également. L’inspecteur du Bureau des Affaires Indiennes sert de dispositif narratif pour contacter Santiag et pour exposer la légende Navajo. Il se fait également la remarque que Santiag est un homme blanc, ce qui introduit un étrange biais : finalement ces histoires reposant sur les croyances indiennes se dénouent grâce à l’intervention d’un Blanc. C’est également le retour de Santilla, l’épouse de Santiag, et de Tossie, leur fille. La première essaye de trouver un nouveau mode de vie satisfaisant après la mort de son mari, la seconde fait montre d’un talent encore embryonnaire, à nouveau surprenant dans la mesure où son ascendance se partage entre Navajo et Blanc. Le lecteur pressent l’importance qu’aura la relation père-fille, sans pouvoir deviner quel sera leur sort.
Deuxième tome : le personnage donnant son nom à la série revient… d’une certaine manière. La narration visuelle raconte avec clarté l’histoire, bénéficiant d’une mise en couleurs aux atours naturalistes, avec une qualité expressionniste. Le scénario mêle intrigue policière bien troussée avec des touches de surnaturels, permettant au lecteur d’y voir comment la mémoire d’un défunt continue d’habiter l’esprit des vivants et de les influencer. Troublant.





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