Différents mais complémentaires comme ce citron et cette bière.
Ce tome est le troisième d’une pentalogie formant le premier cycle sur trois de cette série. Il fait suite à Le Pouvoir des innocents T03: Providence (1996) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Laurent Hirn pour les dessins et la mise en couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.
Une voiture de police file sur un large chemin de terre entre deux champs. Le policier passager se tourne pour réveiller le jeune adolescent sur la banquette arrière. Le conducteur annonce à Steven Providence qu’ils sont arrivés au centre de Madame Ruppert. Le garçon trouve que c’est joli. En passant par le portail du domaine, il remarque une jolie adolescente avec un poussin sur son épaule gauche, en train de relever le courrier dans la boîte. La voiture s’arrête devant la demeure un jeune garçon en train de lutter pour ouvrir un paquet de chips se lève pour les accueillir. Il se présente : Jonas Dickley, c’est lui l’élève responsable, celui qui doit prendre en charge le nouvel arrivant. Le policier acquiesce : affirmatif, ils ont été informés de leurs petites bizarreries de procédures. Il a même pensé à prendre un stylo pour signer le document de prise en charge. La voiture de police s’éloigne et repasse le portail, Jonas tend son paquet de chips à Steven pour qu’il lui ouvre. Puis il le remercie en mangeant des chips, et l’informe qu’ils font désormais équipe et qu’ils vont partager la même chambre. Et en plus, il ronfle. Steven regarde la voiture de police s’éloigner et il se demande ce qu’il va advenir de lui.
Dans le somptueux manoir de Steven Providence, la majordome Isaac se présente à la porte de l’immense chambre avec salon où se trouve Xuan Maï Logan. Il toque, alors que Providence se tient dans le couloir sans se faire voir. Il explique à la dame que c’est monsieur Providence qui l’envoie, ce dernier tenant absolument à ce qu’elle reçoive ce petit cadeau avant son petit-déjeuner. Il lui suggère de l’ouvrir : le paquet contient un message, une demande réclamant une réponse rapide de sa part à elle. Dans le paquet se trouve un gâteau au chocolat et un carton avec un petit mot disant que : C’était la spécialité de sa grand-mère, il espère qu’elle aime le chocolat, et qu’elle voudra bien se joindre lui ce soir pour le souper. Elle jette la boîte à terre et exige qu’ils arrêtent de la prendre pour une imbécile. Elle sait pourquoi elle est là : elle est gênante pour le patron d’Isaac, pour un tas de gens. Elle sait qu’elle sait trop de choses. Alors pourquoi lui faire toutes ces gentillesses ? Est-ce pour essayer d’endormir ses soupçons ? Et dès que ce sera fait, ils l’élimineront ? À moins qu’ils ne soient fous à lier, tout simplement ? Isaac explique calmement que Steven est resté un enfant, et que comme les enfants il lui arrive de faire des choses cruelles. Et comme les enfants, il ne peut se résoudre à l’idée d’avoir fait de la peine. Isaac continue : En ce moment, Steven cherche à sa faire pardonner tout le mal qu’il pense avoir fait à Xuan Maï.
En entamant ce tome, le lecteur se trouve partagé entre deux envies : connaître la suite de l’intrigue, et en apprendre plus sur la si gentille et bienveillante Jessica Ruppert puisqu’elle donne son nom au titre. En lieu et place, il commence par découvrir la suite de l’histoire personnelle de Steven Providence. Plus déconcertant encore, il n’est pas question de la jeunesse de Jessica, de ses années d’enfance ou de son parcours scolaire ou universitaire, ni même de l’homme avec qui elle a eu une fille. M‘enfin ! D’un autre côté, la suite de l’histoire du boxeur mérite d’être lue. Grâce à un dispositif romanesque auquel le lecteur consent bien volontiers un supplément de suspension d’incrédulité (Xuan Maï Logan qui est sous le coup d’un syndrome de Stockholm), il peut continuer à raconter sa vie… parce qu’il a besoin de se confier à quelqu’un, alors pourquoi pas une inconnue, qu’il a fait enlever de surcroît. Le voici donc dans un centre de réhabilitation, confié à la tutelle d’un autre jeune ayant commis un crime financier, un détournement de fond, et jouissant d’un degré de liberté inimaginable. Dans cette institution sous le patronage de Madame Ruppert, Steven peut grandir tranquillement. Le dessinateur montre une demeure à l’écart de la ville, dans une zone de campagne, un grand bâtiment, des espaces verts, des adolescents au comportement plutôt normal pour la majeure partie, une sorte de résidence autogérée.
Steven Providence continue de raconter son histoire : le séjour inespéré dans un centre pour adolescents condamnés, qui l’autogèrent, l’accès à des études, et enfin la montée sur le ring, puis… l’artiste emmène le lecteur dans chacun des lieux correspondants. Tout d’abord la belle campagne, la vaste propriété avec un mur d’enceinte au milieu de nulle part, avec sa grille en fer forgé, son parc où Steven, Jonas et Meryl s’entraînent la nuit. Le lecteur peut également pénétrer dans les locaux avec les deux adolescents : le grand réfectoire avec une remise en peinture sur la base d’une palette assez osée, le bureau de la directrice, la chambre partagée des deux garçons, et même le poulailler. Il se trouve emporté par le plaisir simple et direct de Steven montant pour la première fois sur un ring de boxe, et il le retrouve avec émotion sur le ring où il combat Melvin Lewis au Madison Square Garden, au milieu d’un foule innombrable. Autant de moments visuels expressifs et certains très impressionnants. Comme établi dans les tomes précédents, le parcours du futur champion du monde des poids lourds croise la route de Jessica, celle du titre de ce tome.
Au fil de cet album, Providence rencontre à plusieurs reprises sa bienfaitrice : tout d’abord quelques jours après son arrivée au centre, puis après l’obtention de son diplôme, ensuite à l’occasion d’un repas sur le toit du centre, les réunissant avec également Jonas, Maureen et Méryl. Le lecteur peut apprécier les talents de metteur en scène du dessinateur, qui a conçu un plan de prise de vues passant d’un convive à l’autre, les suivant dans leurs mouvements, accompagnant leurs gestes. La future candidate à la mairie de New York est vue par les yeux de Steven, ce qui conduit le lecteur à y voir plutôt l’histoire de l’adolescent que celle de la directrice. Pour autant le cumul de ces rencontres, auquel s’ajoutent également les scènes d’action caritatives qu’elle mène, en particulier dans le dispensaire tenu par les sœurs, finit par dresser le portrait de Jessica Ruppert. Elle apparaît à la fois comme une femme de convictions, comme une citoyenne à l’abri du besoin, et également comme une psycho-sociologue, l’adolescent précisant qu’elle en est une de tout premier plan et qu’elle avait écrit toute une série de bouquins très dérangeants sur la société moderne et sa nécessaire évolution. Dans le même temps, les dessins montrent une femme âgée, aux cheveux blancs, au sourire gentil irradiant l’empathie et la compassion, sans rien attendre en retour. Lorsqu’elle exprime ses convictions lors du repas sur le toit terrasse, le lecteur éprouve la sensation que celles-ci pourraient bien être celles du scénariste.
Totalement impliqué dans l’histoire de ces deux personnages et de leur relation, le lecteur n’en oublie pas pour autant les autres, au premier desquels Joshua Logan. Il ressent bien que les auteurs le font languir en lui consacrant de courtes scènes pour qu’il soit au bon endroit au moment de la résolution. Dans le même temps, la chronologie des événements et le temps propre à chaque situation s’imbriquent de manière cohérente dans la structure du récit, le scénariste restructurant avec élégance et intelligence les différentes temporalités. En tant qu’ancien membre des SEAL, le lecteur veut toujours voir en lui le héros d’action qui va tout sauver, et il se retrouve toujours déstabilisé par son regard et ses expressions de visage qui passent instantanément d’un début de confiance en soi au désarroi le plus total sous le coup du syndrome de stress post-traumatique, en cohérence avec son comportement depuis le début du récit, et ce qu’il a enduré. Le lecteur est toujours pris à rebrousse-poil par le personnage d’Angelo Frazzy qu’il aime à détester de tout cœur, tout en s’indignant contre la chance qui ne l’abandonne jamais, il n’y a de la veine que pour les crapules comme disait ma grand-mère. Il se sent privilégié de pouvoir découvrir Maureen O’Neal et Jonas Dickley avant qu’ils n’adoptent d’autres identités, de comprendre d’où ils viennent de les voir grandir et devenir adultes sous ses yeux. Le dessinateur sait les faire exister en montrant leur personnalité, et le scénariste se montre d’une élégante habileté en créant des échos, par exemple Steven et sa call-girl en miroir à Jonas dans une situation similaire.
Et puis il y a également l’intrigue : les auteurs ont annoncé l’enjeu dès le premier tome, à savoir l’élection à la mairie de New York, et à ce stade du récit le résultat semble acquis d’avance. Le lecteur voit bien les ficelles du récit, ou plutôt sa mécanique sophistiquée : jeu sur l’intrication de différentes temporalités, un récit choral qui permet de mettre à l’écart certains personnages qui n’en reviendront qu’avec plus de force quand le lecteur ne s’y attendra plus, un complot mené sur plusieurs années, une longueur du récit qui permet de faire oublier momentanément certains faits (Mais où a-t-il été question de Jonas Dickley déjà ?), du grand art. Des événements qui viennent s’ajouter inopinément, entre arbitraire et aléas, et aussi la velléité des auteurs. Dans le même temps, c’est un récit raconté avec une honnêteté palpitante, des personnages étoffés dont le caractère ressort aussi bien visuellement que dans leurs actes, et une intention tellement réconfortante, celle de construire une société bienveillante pour tout le monde. Malgré quelques compromissions pas jolies-jolies (on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs), l’objectif semble à portée de main, jusqu’à ce qu’Angelo Frazzy se procure un atout pour un nouveau chantage ignoble. Vite le dernier tome !
Toutes les qualités narratives des auteurs ressortent et font de ce tome une expérience de lecture inoubliable. Ils jouent franc jeu en affichant explicitement le mécanisme de leur récit aux yeux du lecteur, aussi bien le récit choral que le complot. Dans le même temps, la narration visuelle reste toujours aussi solide et savamment construite, l’attachement du lecteur pour les personnages continue de grandir, et pire que tout, tout se passe trop bien pour que ça puisse bien finir. Heureusement que Jessica professe des valeurs humanistes pour redonner espoir. Passionnant.





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