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mardi 30 décembre 2025

Je suis un ange perdu (Un polar à Barcelone II)

L’euphorie de seize milles terminaisons nerveuses.


Ce tome fait suite à Je suis leur silence (2023) qu’il vaut mieux avoir lu avant pour apprécier pleinement le personnage principal. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Jordi Lafebre, pour le scénario, les dessins et les couleurs. La traduction a été réalisée par Geneviève Maubille, la relecture par Loriane Ernst-Peysson, et le lettrage par Stevan Roudaut. Il comprend cent-cinq pages de bande dessinée.


Quelque part sur un chantier d’une zone sportive en banlieue de Barcelone, l’inspecteur adjointe Alemany arrive en voiture, assez rapidement. Elle en sort accompagnée par deux policiers en uniforme sous le regard d’ouvriers. Elle retrouve le policier en civil Enrique Garcia qui se tient devant un cadavre dont le bassin et deux jambes dépassent d’une dalle de béton encore fraîche, le pantalon glissant sur les mollets, révélant des tatouages de type néonazi. Garcia commente : On ignore qui c’est, et impossible de l’identifier tant qu’on ne l’aura pas sorti de là. Il continue : La police scientifique a pris des photos et le procureur est en route. Reste à déterminer la cause exacte de la mort… et comment il s’est retrouvé là. L’inspectrice-adjointe fait observer qu’au vu des éclaboussures, c’est évident, et elle souhaite savoir si c’est son subalterne qui a trouvé le corps.



Garcia se lance dans les explications : il était le premier policier sur les lieux. Il suivait une piste. La victime pourrait être impliquée dans la mort de Violeta Bellecoup la semaine dernière. On pourrait appeler ça de la justice poétique. Alemany souhaite savoir s’il y a des témoins. Son subalterne répond avec circonspection : à ce sujet, il a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle, c’est qu’ils ont un témoin oculaire. Et la mauvaise… Alemany devine de quoi il retourne : le témoin n’est autre que la psychiatre Eva Rojas. Garcia emmène l’inspectrice-adjointe la voir : elle est en train d’attendre sur une chaise. Les deux se reconnaissent et savent que l’entretien va être long. La policière souhaite que la psychiatre lui raconte tout depuis le début, dans les moindres détails. Eva répond qu’elle ne dira rien sans la présence de son psychiatre. Elle parvient à convaincre les policiers que c’est nécessaire. Alors que Alemany appelle le docteur Llull, Eva promet à Enrique qu’elle ne dira rien qui risquerait de le compromettre. Il répond que c’est la meilleure détective du pays, quand Alemany en aura fini avec Eva, elle connaîtra jusqu’à la taille de ses sous-vêtements. Ils se rendent au cabinet du psychiatre. Eva s’y installe dans un fauteuil et se fait servir un mug de café. L’inspectrice-adjointe explique au docteur Llull qu’une enquête a été ouverte après la découverte d’un cadavre, que mademoiselle Rojas pourrait détenir des informations mais qu’elle refuse de parler sans la présence du praticien. Ce dernier rappelle qu’Eva présente des antécédents de déséquilibre mental, que tout contact avec un cadavre peut réactiver ces symptômes. Il peut évaluer son état mental et vérifier que son récit correspond à des faits plausibles.


Le lecteur avait lu le premier tome sans forcément se douter qu’il constituerait le début d’une série, sous le titre de : Un polar à Barcelone. Il retrouve une couverture intrigante avec Eva Rojas, dans une situation improbable : perchée sur le bras d’une grue au-dessus de la ville, avec le regard perdu dans ses pensées. Il se rend compte qu’il a envie de retrouver cette jeune trentenaire, psychiatre de profession et qui entend des voix. L’auteur reprend donc plusieurs caractéristiques du premier tome, autant de d’éléments et de situations qui deviennent des spécificités, qui donne sa personnalité à la série. Il y a donc la ville de Barcelone : il s’agit d’un décor de fond, pas vraiment un personnage à part entière, pas de visite guidée de lieux touristiques, ou de monuments emblématiques, juste des endroits de la vie ordinaire. Il y a bien sûr le personnage central lui-même. Le lecteur retrouve sa phobie des cadavres (dont le docteur Llull se sert pour faire pression sur sa patiente), sa coupe en pétard, sa silhouette longiligne, son goût vestimentaire, sa liberté de ton, et les voix dans sa tête. Comme dans le premier tome, le lecteur peut voir les personnes qui parlent à Eva Rojas. Il éprouve une petite surprise car Maria Dolores Rojas, la grand-tante d’Eva, n’est plus là. Elle a cédé la place à l’arrière-grand-tante. Celle-ci a rejoint Angela Rojas, la grand-mère et Ana Rojas, la grand-tante milicienne, morte pendant la guerre civile. Ces trois femmes commentent régulièrement le comportement d’Eva et lui donnent des conseils.



Parmi les autres caractéristiques remarquables de cette série, se trouve également la personnalité même du personnage principal. Elle exerce donc la profession de psychiatre, tout en ne semblant suivre qu’un seul patient à la fois. Dans ce tome, il s’agit, ou plutôt il s’agissait de João Dos Mundos, dix-neuf ans, jeune footballeur. En tant que psychiatre, elle semble se cantonner à des suivis psychologiques, sans prescription, peut-être avec une légère touche de psychanalyse. Elle semble à l’aise financièrement, très libre de son emploi du temps, ce qui lui permet d’avoir une vie nocturne bien remplie. Son propre psychiatre explique qu’elle présente des antécédents de déséquilibre mental. Elle a tendance à interrompre son traitement assez facilement. Elle entretient un rapport délicat avec sa mère. Il n’est pas question de son père. Elle se montre toujours aussi habile à jouer avec le caractère des uns et des autres, en particulier ceux qui sont déterminés à lui nuire. Le lecteur attend ces passages avec impatience et il se régale à la voir provoquer un tueur à gages redoutable, Vicente Castells un agent opaque, ou à rabaisser un néonazi, Ricardo Mazas surnommé Riqui.


Dans le même ordre d’idées, le lecteur se rend compte qu’il anticipe avec plaisir les retrouvailles avec les dessins, en particulier l’expressivité des visages. Impossible de résister aux mimiques de celui d’Eva Rojas, ses grands yeux bleus, son petit nez, ses facéties accompagnées par des poses qui vont bien, oscillant entre la petite fille et la femme consciente de sa capacité de séduction, son entrain franc et ses moments de calme serein. Étonnant comme les expressions de sa mère ressemblent à celles de sa fille. Le lecteur sourit par automatisme à la gêne d’Enrique Garcia, visiblement un peu plus jeune qu’Eva, et complètement dépassé par sa relation avec elle. Il se sent en phase parfaite avec l’inspectrice-adjointe (qu’Eva continue de surnommer Merkel) : elle fait preuve d’un recul qui lui permet de voir comment la psychiatre met en scène ses émotions, elle ne se laisse pas embarquer par ces mêmes émotions, restant sur le comportement que lui dictent ses valeurs, et en même temps elle éprouve une forme d’admiration irrépressible pour elle. Il sourit en voyant que le docteur Llull est bien incapable de conserver le détachement auquel il s’attendrait de la part d’un praticien. Il frémit devant le calme froid de l’agent opaque. Il sourit derechef devant la comédie des trois femmes de la famille qui viennent commenter et conseiller dans l’esprit d’Eva.



Au fil des séquences le lecteur ressent que cette bande dessinée a été réalisée par un auteur complet, pensant aussi bien en termes d’intrigues que visuels. Cette trentenaire aux cheveux en épi, à la pointe d’un bras de grue au-dessus de la ville constitue une image frappante, rendue encore plus mémorable par ce manteau blanc balayé par le vent, et sans oublier les trois anciennes à ses côtés. Impossible d’oublier la découverte du cadavre : deux jambes à la verticale qui dépasse d’un bloc de béton au sol, laissant à l’imagination du lecteur la possibilité de se représenter la partie supérieure du corps totalement immergée dans le béton. Au fil de l’enquête de la psychiatre, le lecteur découvre des moments surprenants : le docteur Llull en train d’arroser ses Epipremnum Aureaum et ses Monstera Deliciosa, Eva en train de réajuster sa petite robe noire, sa mère en train de se dessiner le sourire du Joker sur son propre visage, un entraînement de foot, les ailes tatouées sur les omoplates d’Eva, une nuit bien arrosée dans une discothèque, un réparateur d’électronique haut en couleurs, un piano sur un champ de bataille, un coupage d’ongles terrifiant, un petit nuage au-dessus de la tête d’Eva, et cette séquence à l’extrémité du bras de grue dominant la ville.


En prenant en compte les conventions propres à une enquête policière, le lecteur accepte la suspension d’incrédulité consentie nécessaire, et il apprécie le caractère unique et piquant de l’enquêtrice amateur. Il est possible qu’il comprenne trop rapidement le pot-aux-roses quant à l’identité de la personne enlevée. Il est difficile de qualifier de polar ce récit : même s’il met en scène un footballeur, le gérant du club et des prostituées, il ne développe pas leurs relations sur un plan économique ou social. D’un autre côté, le docteur Llull ne se livre qu’à des remarques superficielles sur sa cliente. Cependant, il apparaît inopinément un fil directeur : quand Eva Rojas rend visite à sa mère. Au départ, le lecteur n’y voit que la suspecte tenant sa promesse d’être exhaustive dans la narration de sa semaine, même si cette scène occupe quatre pages. Puis à deux reprises, il voit Eva encore enfant s’adonner à un jeu imaginé par sa mère qui consiste à s’attabler à un café, à choisir un inconnu et essayer d’en deviner le plus possible sur lui uniquement en le regardant. Or l’une des dernières scènes de cette historie revient à nouveau sur la mère d’Eva et Miriam qui partage sa chambre à l’hôpital psychiatrique de Saint Boi. Le lecteur se rend alors compte qu’il peut également envisager ce polar à Barcelone comme une étude de caractère centrée sur le personnage principal, et que certaines de ses facéties peuvent finalement être considérées au pied de la lettre comme l’expression de ses troubles psychologiques. Touchant. De ce point de vue, les trois pages au cours desquelles Eva raconte l’un des plus beaux chapitres de sa vie sexuelle en dit beaucoup sur elle, tout en la respectant intégralement en tant que personne : du grand art.


Oui, il est agréable de retrouver Eva Rojas, son comportement piquant, parfois moqueur ou insolent, sa sensibilité et son humanisme. Elle mène une enquête qui la place en danger, dont le mystère central peut être assez rapidement deviné par le lecteur. La narration visuelle est vivante, sympathique, avec des personnages attachants grâce à la légère touche caricaturale. Visuellement les situations sont variées et mémorables. Plus que dans le déroulement de l’enquête, le lecteur se prend conscience qu’Eva Rojas devient de plus en plus tangible et touchante, sympathique et troublante. Une femme complexe et compliquée.



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