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mercredi 10 décembre 2025

Griffes d'ange

Maintenant l’incommensurable fleur du présent allait devoir s’ouvrir.


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Son édition originale date de 1994. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Mœbius pour les dessins. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc qui comprend soixante-neuf pages. Elle se termine avec une postface, un texte d’une page, rédigé par Diana Widmaier-Picasso. Dans celui-ci, elle évoque les circonstances dans lesquelles ce magnifique ouvrage lui a été offert, la dédicace que lui avait faite le scénariste (Pour Diana, avec une érection angélicale), les griffes de l’ange qui offrent autant de plaisir que de douleur, la communication artistique de ses deux créateurs, le parcours d’une belle jeune femme cherchant à se libérer par l’accomplissement de ses fantasmes les plus enfouis.


Une femme nue, recroquevillée sur elle-même gît à même le sol parmi des feuilles, au pied d’une foule indifférente, une corde passant sous elle. Une jeune femme se tient debout, les mains jointes, dans une belle robe de cérémonie. Une jeune femme se dévêtit totalement en ne gardant que son chapeau de deuil avec sa voilette, au pied de la croix de la tombe de son père qui vient d’être enterré. Les obsèques durèrent des heures : le cadavre de son père s’obstinait à sortir du cercueil pour aller danser avec ses veuves. Il fallut six gardiens pour venir à bout de sa résistance épileptique et sceller le couvercle. En guise de terre, ils remplirent la fosse avec les corps des veuves. Elle retournait seule en ville. Elle savait bien que la maison était abandonnée depuis un demi-siècle, il fallait pourtant qu’elle y dirige ses pas : de ses fenêtres ouvertes se dégageait l’appel d’une épaisse odeur de sperme.



La jeune femme s’est détournée de profil, ses longs cheveux flottant au vent derrière elle, alors qu’elle contemple une sorte de larve en suspension devant ses yeux. La fille éplorée par la mort de son père marche dans la rue et se dirige vers une maison. Elle n’utilisait pas de tampons ; cependant, au lieu de couler, le sang menstruel se cristallisait dans son vagin, formant peu à peu un diamant rouge… Devant la porte d’entrée l’attendait son père, murmurant avide, de lui donner ce joyau. Elle monte les marches du perron et se dirige vers lui alors qu’il tient son sexe en érection dans ses mains. La jeune femme s’incline devant la larve qui est devenu un long tentacule. La jeune femme en robe de deuil s’agenouille devant l’homme qi est peut-être son père. Elle retrousse ses jupes et elle dépose le caillot entre ses mains, tout en tenant son sexe de la main droite. Il s’éleva dans l’air pour se mutiler l’asperger d’une pluie sanglante. Il l’interpelle en l’appelant Griffes d’ange, et en lui disant qu’elle est désormais invulnérable. Elle peut maintenant explorer le passé, lui dit-il d’une voix qui ne jaillissait pas de sa gorge mais de la plaie ouverte comme une bouche entre ses cuisses. Passée la porte, un abîme s’ouvrit derrière elle qui avala le monde extérieur.


Quel album singulier ! Et ce n’est rien de le dire, même si un homme averti en vaut deux. Pour commencer sa forme : il s’ouvre avec un dessin en pleine page, la forme d’une jeune femme nue recroquevillée sur elle-même, à terre, sous le regard de badauds dont on ne voit que les pieds. Puis viennent soixante-huit pages conçues comme des doubles pages. Sur celle de gauche se trouve une seule case en haut à gauche consacrée à une jeune femme à la longue chevelure vêtue d’une tunique plus ou moins longue selon les pages, parfois d’un pantalon ou d’une robe, semblant contempler une créature ayant une forme de grosse larve en lévitation, parfois une forme de tentacules, parfois plusieurs larves animées d’un mouvement de vol autonome. À côté de cette case un texte de quelques lignes, à la longueur variable, évoquant la situation d’une femme, semblant toutefois sans rapport avec ce qui est dessiné dans la case. La page en vis-à-vis comporte une unique illustration en pleine page, en lien direct avec le texte sur la page de gauche. À une exception près (la femme se dirigeant vers la maison), il s’agit d’un dessin de nature érotique ou pornographique où la nudité est présente, pour partie ou en totalité, parfois des gros plans sur une zone érogène ou une partie génitale, allant jusqu’à la pénétration, avec quelques pratiques sortant de l’ordinaire, pouvant être qualifiées de sadomasochistes ou même de déviantes. Ces représentations peuvent être de nature réaliste, ou teintée d’exagération en particulier pour les pratiques qui font mal, ou encore de fantastique et même de science-fiction, la narration visuelle se faisant alors métaphorique.



Pour autant, le lecteur peut percevoir que le texte raconte une histoire avec une progression dramatique, une intrigue même. Tout commence par cette mention des obsèques qui durent des heures, celles du père de la jeune femme. Puis elle le retrouve dans cette maison isolée au milieu de la ville. Il s’en suit un mélange d’expériences sexuelles, et de cheminement spirituel. L’histoire évoque aussi bien des détails anatomiques (le sperme, les tétons, la chair, le corps, le sexe, la poitrine, le clitoris, le pénis), que des notions comme le rapport au père, à la mère, des expériences de transgression liées aux excréments, aux fluides corporels, à la douleur, une clef en forme d’infini, un arc-en-ciel d’albâtre, la perte d’identité, le recours à l’usage de masques, la mutilation symbolique, un acte rituel, la discipline et la méditation, un accouplement avec un ange, le piège de la pesanteur, etc. La femme traverse différents rites ou subit différentes initiations, reprenant parfois l’initiative, ayant évolué d’une manière ou d’une autre. Elle se trouve confrontée à des interdits, parfois des tabous, liés à sa féminité, au plaisir de la chair, au refoulé de nature psychanalytique. Elle entend une voix lui dire : Quand on perd l’espoir, on perd la peur. Elle déclare que : Au programme de son école n’était inscrite qu’une seule matière : apprendre à vivre… Il n’y avait qu’un professeur : elle-même. Jour après jour, on n’y méditait qu’une phrase : Aujourd’hui la discipline.


Dans le même temps, le lecteur peut également approcher sa lecture comme une suite d’illustrations, celles des pages de droite, au nombre de trente-cinq. Passé la première illustration, celle de l’ange déchu à terre et celle de la troisième, il compulse alors un recueil de dessins allant de l’érotisme à la pornographie, le plus souvent très explicites. Fellation, exhibitionnisme, domination, saphisme, mutilation, piercings extrêmes jusqu’à l’impossible, latex, soumission, humiliation, fétichisme, tentacules… et même une simple étreinte vraiment amoureuse. Le trait de plume de l’artiste est fin et précis avec une décontraction élégante, apportant une touche de vie dans ces poses. Les dessins sont précis et cliniques, sans aucune hypocrisie montrant explicitement chaque chose, d’un parcmètre à des jambes écartées dévoilant un sexe épilé, en passant par des giclées de sang, un fouet ou une paire de chaussures choisie avec soin. L’artiste se situe dans le concret, représentant tout avec le même degré de réalisme, y compris les éléments fantastiques.



Le lecteur approche alors chaque illustration comme un tableau se suffisant à lui-même. La fille éplorée se débarrassant de ses vêtements devant une tombe, la femme recevant des giclées de sang sur son opulente poitrine dénudée, la femme se cousant les lèvres du sexe, celle avec d’immenses aiguilles en guise de piercing des tétons, celle agenouillée, bâillonnée et ligotée en sous-vêtements, on encore celle dénudée lévitant à quelques centimètres au-dessus du sol. Le lecteur prête attention aux accessoires et aux détails, aussi bien ceux normaux, que ceux incongrus ou relevant du fantastique ou de la science-fiction. Des toiles accrochées au mur d’un couloir, les maillons d’une chaîne, une clef en forme d’infini, des masques à fermeture éclair, une tapisserie aux motifs incas, une statue d’art primitif du continent africain aux attributs généreux, un bureau de maîtresse devant un tableau, une serrure, des chaussures talons aiguilles… des sortes de larves flottant dans l’air. Comme un écho de celles se trouvant dans certaines petites cases de la page de gauche. D’ailleurs ces cases, à raison d’une par page de gauche, semblent former à elles seules leur propre trame narrative, qui rejoint l’histoire portée par les textes accompagnant les illustrations sur la page de droite.


Peut-être que le scénariste a écrit son texte à partir d’une collection d’images réalisées par l’artiste, et peut-être celles-ci ont-elles été réalisées à partir de thèmes du scénariste imposés comme autant de défi au dessinateur ? Quoi qu’il en soit, le texte forme lui aussi une narration, celle d’une suite de rituels et d’épreuve pour la femme, et aussi des pistes d’interprétation et de réflexion sur les situations. Jodorowsky s’en donne à cœur joie avec la récurrence de l’image du père, la figure paternelle à enterrer, à embrasser, comme prisme déformant du regard porté sur chaque homme, avec la figure maternelle de laquelle la fille doit s’émanciper pour devenir femme et autonome. Il met en scène d’autres symboles et métaphores telles celle du masque, des fluides corporels (sang, sperme, urine), la force de la pulsion sexuelle, la quête de l’identité, le poids du passé, le sceptre du pouvoir obscur comme image phallique, la voracité des hommes dépravés par le désir sexuel, jusqu’à la transfiguration du personnage féminin, se libérant du dernier piège, le plus antique la pesanteur. En cours de narration, le lecteur relève la maxime relative à l’espoir (Quand on perd l’espoir, on perd la peur), le passage à l’âge adulte (L’enfant qui m’avait possédée depuis l’âge de neuf ans cessa d’orienter mes pas. Désormais le guide, c’était moi.), la notion d’éducation pour apprendre à vivre (aujourd’hui, la discipline). Le texte oscille entre flux de pensées, association libres, images métaphoriques (celles de la serrure par exemple), autour d’une trame de la transformation de soi pour se libérer.


Une bien singulière expérience de lecture. Dans sa forme, une image à gauche accolée à un texte, un dessin en pleine page à droite, en rapport avec le texte. Des solutions de continuité d’une double page à la suivante, et aussi des éléments récurrents trouvant leur écho d’une scène dans une autre. Un voyage d’épreuves pour se libérer dans comportements et valeurs de la société, des souffrances libératrices, et des plaisirs, voire jouissances, transcendants, tout en restant dans le registre de l’hétérosexualité. Des dessins délicats et impitoyables, explicites et insoutenables, oniriques et méticuleux. Un voyage plus qu’une destination, une expérience plus qu’une lecture, une libération éprouvante. Entre surréalisme et pornographie.



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