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jeudi 4 décembre 2025

Santiag T01

La police n’a pas besoin d’invitation, mister, pour se rendre là où elle doit se trouver.


Ce tome est le premier d’une pentalogie, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1991. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Renaud (Renaud Denauw) pour les dessins, et Béatrice Monnoyer pour la mise en couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Ces deux auteurs ont également créé le personnage de Jessica Blandy, et ont réaliser sa série qui compte vingt-quatre tomes de 1987 à 2006, et une trilogie intitulée La route Jessica, de 2009 à 2011.


Tard le soir, la petite Rossie est déjà endormie dans son lit, mais un bruit la réveille. Elle se relève et regarde par-dessus la rambarde de l’étage. À l’extérieur, Santiag est en train d’embrasser sa femme Santilla pour lui dire au revoir. Elle lui rend son baiser et lui demande d’être prudent : elle a comme un mauvais pressentiment, Femme-Qui-Change est encore venue lui parler l’autre nuit. Il complète la phrase de sa femme : la créature surnaturelle a dû lui dire que la femme était blonde et désirable. Il continue : Mais elle aurait pu ajouter qu’elle était aussi froide que le serpent et dure que la pierre. Dans une pièce nue, la femme en question, assise sur une chaise, vêtue d’un tailleur élégant, discute avec un homme en costume, dénommé Mr Blodgast, qui lui allume une cigarette. Elle lui dit que celui qu’ils attendent doit venir, le contraire est proprement impensable car cela signifierait l’échec de leur mission, et cela, ils ne peuvent pas se le permettre. Santiag est monté dans sa voiture, et il conseille à son épouse de ne pas l’attendre, il ignore combien de temps cela va durer. Elle lui rappelle qu’elle a besoin de la voiture pour conduire leur fille Tossie à l’école. Depuis le balcon, la fillette assiste silencieusement au départ de son père puis retourne se coucher en se promettant que plus tard elle ne laissera jamais son mari partir la nuit et qu’elle détestera toutes les blondes.



Un peu plus tard, Santiag arrive à son rendez-vous, et il se gare devant le bâtiment désaffecté. Il monte à l’étage et salue Mister Blodgast et la femme blonde en tailleur. Il leur remet la mallette contenant tout le dossier, ce dernier est accablant, ils n’auront aucune difficulté à confondre l’individu incriminé. Il demande s’il doit maintenir la surveillance, ses interlocuteurs lui répondent par la négative. Il les salue, redescend l’escalier, sort à l’extérieur et prend place dans sa voiture. Il tourne la clé de contact dans le Neumann et il se produit une explosion. Deux ans plus tard, sur la route qui mène à la vieille mine, dans une zone désertique, l’inspecteur Chamaro se rend sur les lieux de la découverte de cadavres. À son arrivée, les policiers déjà présents l’avertissent : c’est gratiné comme spectacle. Ils pénètrent dans la cabane et le policier prévient qu’il faut faire attention, ça risque encore de s’écrouler. Puis il braque sa lampe torche sur les quatre cadavres : deux hommes, deux femmes, assez jeunes encore, c’est le vieux Pete qui les a retrouvés.


Un prologue de six pages se terminant sur la mort du personnage principal, une enquête deux ans plus tard sur le meurtre de quatre jeunes blancs en territoire navajo. Le lecteur de la série Jessica Blandy se sent en terrain familier : les deux auteurs continuent d’explorer et de mettre en scène un coin des États-Unis, une région parmi d’autres que les films ont contribué à façonner jusqu’à lui donner une aura mythologique. Le lecteur comprend incidemment que le personnage de premier plan, Chamaro, est un inspecteur du Bureau des Affaires Indiennes, c’est-à-dire la police qui gère les affaires concernant les droits des Amérindiens. Au fil des localisations, il peut voir une petite ville avec quelques bâtiments abandonnés, une mine désaffectée, une grande demeure de riche propriétaire, des petits bâtiments alignés le long de la grande rue principale avec leur bardage en bois, et des zones désertiques. La mention du peuple autochtone Navajo permet de situer l’action dans une zone géographique à la jonction de l’Arizona, de l'Utah et du Nouveau-Mexique. Le titre de la série renvoie à un type de bottes originellement portées par les vaqueros, et le lecteur peut en admirer une demi-douzaine de paires dans le placard du personnage principal. Le récit met également en scène un acte de lynchage avec des participants portant des masques navajos. L’attention du lecteur peut aussi se porter sur les formations montagneuses et sur la flore typique de ces zones désertiques.



Au vu des premières pages, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un polar, une enquête qui va se dérouler dans un milieu bien déterminé avec ses spécificités géographiques et socioculturelles. Les auteurs le prennent au dépourvu d’entrée de jeu en montrant le personnage principal dans une situation où il a vraisemblablement laissé la vie, tout en laissant planer un doute puisqu’il s’agit d’une série en plusieurs tomes, semblant se dérouler chronologiquement, laissant donc supposer que ce personnage jouera un rôle actif dans les intrigues. Ils laissent également le lecteur dans le doute quant au sujet de l’enquête de Santiag, si ce n’est qu’il avait réuni des preuves accablantes, tellement accablantes que ses commanditaires l’ont fait disparaître. Charge à son successeur de mener une nouvelle enquête quand des crimes sont commis à l’identique deux ans plus tard. Les auteurs prennent également soin d’ancrer leur intrigue dans cet endroit du globe, de manière organique, sans développer ses particularités. Il est visible que Chamaro est en butte au racisme ordinaire s’exerçant contre les Amérindiens. Il a l’occasion d’échanger avec un ancien à qui il montre un bijou retrouvé à côté des cadavres. Le vieil homme se souvient bien de la précédente affaire, de l’autre fois, et de la manière dont elle avait été conduite pour faire accuser les Navajos. Il utilise la métaphore de la photographie : Rester dans la photo, ne pas en sortir, ne pas leur laisser tout l’espace. Lorsque l’inspecteur l’interroge sur la fois précédente, il répond que des blancs vont encore mourir et les Amérindiens seront accusés. Or qui cache son visage derrière un masque cache la couleur de sa peau. Il précise sa pensée pour son interlocuteur : Il y a deux moyens de chasser les Navajos, les tuer ou les accuser de tuer. Or il paraît qu’il devient plus difficile de les exterminer directement. Enfin, pour ceux d’entre eux qui restent sur la photo, sur ce petit espace que les blancs leur ont laissé.


Le lecteur de la série Jessica Blandy est en territoire familier avec ce récit, cette jolie blonde étant elle aussi passée par ce genre de région. Il reconnait immédiatement les caractéristiques des dessins de l’artiste : des formes détourées par un trait de contour très fins et précis, un goût certains pour mettre en valeur la beauté des visages féminins, une narration visuelle claire et factuelle. Dès la première page, le lecteur peut constater le degré d’investissement du dessinateur : le motif du papier peint de la chambre de Tossie, la petite jardinière aménagée au pied de la maison avec des plantes indigènes, le modèle de voiture (une belle américaine). De scène en scène, son œil est attiré par des détails concrets et bien vus : le modèle de fauteuil en bois sur lequel est assise l’agent Jones, les poteaux avec les fils électriques, les étais et les madriers à l’entrée de la mine, le collier navajo porté par Chamaro, les magnifiques Stetson, la forme torturée des arbres à pendu, la superbe vue du ciel de la petite ville, les produits sur les étagères de l’épicerie, les meubles de choix dans le salon des Stevens, etc. Comme à son habitude, Renaud fait honneur aux personnages féminins, la beauté froide de l’agent Jones, la beauté rayonnante et exubérante plus sophistiquée d’Éléonora, l’allure plus naturelle et tout aussi frappante de Santilla avec son regard intense. Ces personnages sont mis en scène dans des environnements soigneusement décrits, avec des plans de prise de vue limpides, d’une évidence patente pour le lecteur qui se doute que cela provient d’une longue expérience de l’artiste.



Le lecteur s’attend donc à une enquête policière dans un registre naturaliste permettant de découvrir le criminel, ou de le coincer si son identité est affichée dès le départ. Il se trouve pris au dépourvu en découvrant la planche onze, totalement dépourvue de mots, composée de trois cases de la largeur de la page, puis de trois autres cases deux à gauche l’une au-dessus de l’autre, et une à droite. Il voit des individus portant des masques cérémoniels, deux dobermans, et deux silhouettes pendues par les pieds aux branches d’un arbre et immolées par le feu. Il retrouve la suite de cette scène en planche vingt-quatre, toujours muette. Puis les auteurs introduisent un élément explicitement surnaturel dans leur récit. Et un individu saisi de pulsions meurtrières et sadiques. Le lecteur retrouve la fascination de ce scénariste pour la folie, et la conviction que l’humanité porte en elle une part de vie spirituelle qu’il choisit de matérialiser au travers du surnaturel. Cela peut rebuter un esprit cartésien, comme cela peut le séduire comme manifestation de forces inconscientes, comme matérialisation des répercussions des actions d’un homme après sa mort, des effets de la violence de son trépas. Il retrouve également le dispositif de la chambre 27, également utilisé dans la série Jessica Blandy (La chambre 27, 2004) et dans Les voleurs d’empires.


Un bon polar se déroulant dans le territoire de la nation Navajo, mêlant des meurtres commis par un psychopathe au racisme ordinaire et des paysages désertiques peu accueillant pour des êtres humains. Comme à son habitude, le dessinateur réalise une narration visuelle aussi évidente que riche et consistante. Comme à son habitude, le scénariste mêle plusieurs formes de violence, avec une touche de surnaturel, pour figurer la force spirituelle de l’être humain. Le tout formant un polar sec et dur, une vengeance implacable et inexorable, à la fois un exercice de style impeccable, et une façon personnelle de raconter. Implacable.



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