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jeudi 11 décembre 2025

Le Pouvoir des innocents T03 Providence

Ne me confondez pas avec ceux que je combats.


Ce tome est le troisième d’une pentalogie formant le premier cycle sur trois de cette série. Il fait suite à Le pouvoir des innocents volume 2 : Amy (1994) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 1996. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Laurent Hirn pour les dessins et la mise en couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Guido Caborini sort d’une boîte de nuit miteuse, accompagné par Rita ravie de sa soirée, et de Beppe, un grand costaud servant de garde du corps. En remontant la rue de ce quartier défavorisé, ils passent devant une impasse où deux sans abris sont serrés l’un contre l’autre, assis à même le sol, enveloppés d’une couverture bonne à jeter, il s’agit de Joshua Logan et Amy. L’homme sent bien que la fillette tousse encore et encore, si fort qu’on dirait que son corps va se déchirer. C’est la faute à ce froid, il transperce tout ! Impossible de s’en protéger. Il voudrait tellement la ramener chez lui, au chaud, mais il n’arrive pas à se souvenir où se trouve leur chez eux. Pendant ce temps-là, le trio est arrivé à leur limousine, mais un individu est en train de nettoyer la carrosserie. Le parrain lui intime de dégager sans aucun ménagement. L’homme s’arrête dans son nettoyage et se tient en retrait. Les deux hommes et la femme montent dans la voiture, Beppe conduit et le véhicule commence à s’éloigner sous le regard noir et intense du miséreux et… quelques dizaines de mètres plus loin la voiture explose brutalement.


Soudain, le boxeur Steven Providence se réveille brusquement d’un atroce cauchemar. Il reprend ses esprits et constate qu’il s’est juste endormi sur son canapé. Il a refait ce mauvais rêve, le même qu’il fait depuis une semaine. Il démarre toujours comme ça : il doit avoir quelque chose comme treize ans, il est en short de boxe, torse nu et dos au mur d’un terrain vague du Bronx, encombré de déchets. Il est prêt pour un jeu que son grand-père a inventé pour lui. Il demande à ses trois amis qui lui font face si les balles sont prêtes. Saül sourit comme une hyène, Steven sait qu’il rêve de lui planter une balle entre les deux yeux. Pareil pour Teddy, même si lui se contenterait d’un bras ou d’une jambe. Diego !!! Diego ne sourit pas, ça fait des années que personne ne l’a vu sourire. Steven leur donne le signal pour qu’ils lui tirent dessus : Feu !!! Saül commence, et Steven esquive avec facilité, puis Teddy, et enfin Diego dont la balle est la plus vicieuse, travaillée et pourtant sèche comme un coup de fouet. La scène change : Providence a maintenant vingt ans, il se trouve sur un ring, et il vient d’éviter un direct du droit, de justesse. Il réplique d’un crochet en pleine face. Il met le paquet, il sait qu’il n’y aura pas d’autre occasion. C’est son premier championnat du monde et il est face au plus grand de tous : Melvin Lewis !!! Ce dernier a l’air complètement dans les choux, l’ange de Saratoga, son idole… Steven ne voit plus rien, la sueur lui dégouline dans les yeux, il entend juste le corps de Lewis qui tombe et qui s’écrase sur le ring. Quelqu’un compte jusqu’à dix, lève le bras du vainqueur et proclame qu’il est le nouveau champion du monde des lourds !



Encore une fois Joshua Logan se trouve en bien mauvaise posture : devenu une personne à la rue, ayant perdu la mémoire de son adresse, devant prendre soin d’Amy, une fillette de sept que son esprit embrumé assimile à son fils Timy. Comme dans le tome précédent, les auteurs en profitent pour s’attacher aux pas d’un autre personnage : le boxeur Steven Providence qui donne son titre à ce tome. Comme dans les deux tomes précédents, le lecteur constate que le hasard fait bien les choses, avec des personnages se croisant fort opportunément à point nommé… et se ratant parfois. Comme dans les tomes précédents, ces occurrences apparaissent comme naturelles, plutôt que comme des coïncidences bien pratiques et téléguidées par les besoins de l’intrigue. Il s’agit plutôt d’un thème présent dès le début de la série : l’interdépendance universelle. Amy et Joshua sont à la rue, justement alors que passe un mafieux qui va être éliminé par un membre du pouvoir des Innocents. Xuan Maï, l’épouse de Joshua, se retrouve justement prisonnière de Steven Providence qui lui raconte son histoire. Amy et Joshua sont amenés dans le dispensaire où se trouve justement Jessica Ruppert. Etc. Là où le lecteur ne verrait habituellement que de grosses ficelles improbables, il perçoit plutôt des situations survenant de manière organique.


Les auteurs continuent également de mettre à profit la mythologie spécifique aux États-Unis urbains de la fin du vingtième siècle. Le dessinateur sait utiliser des situations récurrentes et les intégrer à la narration visuelle pour les mettre au service de l’histoire. Le lecteur retrouve ainsi les personnes à la rue à l’abri du regard des passants dans une ruelle, la luxueuse limousine dans un quartier défavorisé, le boxeur triomphant les bras levé sur le ring dans une salle immense, le politicien véreux livré à la vindicte populaire sous l’œil des caméras des journaux télévisés, le bar fermé aux clients accueillant des tractations illicites, l’appartement avec un balcon offrant une vue imprenable sur Central Park, les deals en pleine rue, Times Square, la maison de redressement pour adolescents lieu de brimades et de violences, etc. L’artiste sait tout aussi bien créer des personnages mémorables, à la personnalité visuelle marquante : le boxeur à la musculature parfaite et au visage torturé par un tourment intérieur ardent, le même lorsqu’il était adolescent et plein de vitalité et d’optimisme, le petit dealer plein de suffisance et de mépris pour ses jeunes clients, l’étonnante femme à la forte corpulence sans domicile fixe, Woody Soft au regard de plus en plus absent, le petit caïd de la maison correctionnelle et ses poses savamment étudiées, l’horrible violeur (Damian) de ce même établissement, etc.


D’un côté, la narration visuelle semble très classique et convenue : le recyclage d’images passées dans la culture populaire, et des acteurs jouant souvent leur rôle face caméra. De l’autre côté, elle remplit son rôle avec une efficacité et une évidence discrètes : montrer chaque situation, à la fois dans son lieu à la fois dans les actions des personnages. Ce n’est que lorsque le lecteur marque une pause consciente ou qu’il prend le temps d’y penser qu’il se rend compte de la solidité de la narration visuelle. Le jeune Steven apprend à esquiver les coups, en évitant les balles que lui lancent ses copains, un jeu qui peut paraître un peu simpliste, que les dessins montrent au premier degré avec une mise en scène convaincante. Cela induit que lorsque Steven met à profit les gestes réflexes et la rapidité développés avec ces entraînements très prosaïques, le lecteur peut y croire, que ce soit d’éviter les coups lors d’un championnat de boxe, ou même de plonger pour éviter la balle d’un pistolet. Même plausibilité évidente quand Joshua déboule nu, dans la salle où se trouvent les lits des nécessiteux et des malades, quand un citoyen du Pouvoir des Innocents tire sciemment sur un enfant, ou encore quand le jeune Steven doit repousser les avances ignobles d’un prédateur sexuel.



Outre les fils narratifs suivant chaque personnage, savamment intriqués dans une tapisserie organique, le récit met en évidence que le scénariste a construit son intrigue avec soin. Comme dans les tomes précédents, il fait montre d’une gestion élégante de sa distribution de personnages assez nombreux, braquant ici le projecteur sur le boxeur Steven Providence, sans oublier les autres au premier rang desquels se trouve Joshua Logan, ce qui entretient une forme d’attente pour en apprendre plus sur d’autres encore, dont Karen Eden, la présidente de l’association Le pouvoir des Innocents, et aussi Xuan Maï, l’épouse de Logan. Le lecteur prend conscience qu’il lui tarde de retrouver les uns et les autres, d’en apprendre plus sur chacun, de savoir ce qui va leur arriver. Le suspense fonctionne également parfaitement pour les situations du moment : reconstituer le parcours de vie de Providence, savoir ce qu’il va advenir de Xuan Maï, assister au parcours défiant décidemment toutes les attentes de celui d’un héros pour Joshua, participer aux rebondissements de cette période de campagne électorale pour la mairie de New York, etc.


Le lecteur se trouve tout autant pris dans le suspense découlant de la toile de fond, celle qui donne son nom à la série : le complot de longue haleine mis en place par les véritables responsables de l’association Le Pouvoir des Innocents. Les événements se précipitent alors que le scrutin se rapprochent : éviction d’un deux candidats par une mise en cause personnelle, élimination définitive de ses financeurs mafieux par une vague d’exécutions bien planifiées. Les auteurs indiquent à la fois que des solutions radicales peuvent permettre d’atteindre l’objectif, à la fois que le prix à payer a de quoi rendre littéralement fou les individus manipulés. En filigrane, ils évoquent également le sort des laissés pour compte, en particulier les êtres humains vivant à la rue, la bonté désintéressée des soignants, la combativité concrète du boxeur professionnel, l’instrumentalisation des bonnes volontés par les politiciens, la démarche punitive envers les délinquants ne laissant aucun espoir aux adolescents, l’appât du gain chez les criminels tout aussi âpres que chez les capitalistes bon teint.


La mécanique de l’intrigue avance implacablement, telle une mécanique de grande précision. Les personnages se trouvent tous confrontés au rôle dans lequel la société les a cantonnés. Les auteurs jouent avec un savoir-faire consommé des symboles des polars urbains américains, les dessins donnant une consistance palpable à chaque lieu. Le lecteur savoure un polar intelligent, évoquant incidemment des caractéristiques de la société dans laquelle il se déroule. Impatient de découvrir le prochain tome, consacré à Jessica.



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