Le plus atroce et le plus regrettable des accidents, mais un accident tout de même !
Ce tome est le second d’une pentalogie formant le premier cycle sur trois de cette série. Il fait suite à Le Pouvoir des innocents T01 Joshua (1992) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 1994. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Laurent Hirn pour les dessins et la mise en couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.
Dans les locaux du Times, Bronson Babbit travaille tard dans son bureau, répondant au téléphone à un certain Krieg. La jeune journaliste Kelly Harrison entre, avec une tenue aux couleurs du candidat Gédéon Sikk, complétée par le chapeau, les ballons, les pin’s et la bannière, tout cela à l’effigie du politicien. Elle explique qu’elle revient du meeting de Sikk, car Max lui a demandé d’écrire quelques lignes sur les gadgets électoraux de leur maire vénéré. Saisie d’un excès de zèle, elle a fait main basse sur tout ce qu’il y avait rafler. Elle lui demande sur quoi il travaille. Il explique qu’il s’agit d’un papier sur quinze ans d’amitié entre Jessica Ruppert et le boxeur Steven Providence, dont tous les gosses de New York sont le fan numéro un. Elle est curieuse de savoir s’il a découvert des choses intéressantes : il répond que oui, à commencer par la photographie qu’elle est en train de regarder. Il la commente : il s’agit d’un cliché de 1978, sur lequel figure Jessica Ruppert et les vingt délinquants placés dans son centre cette année-là. Il pointe du doigt : Providence est la petite brute debout à côté d’elle. En fond sonore, une journaliste à la télévision informe que l’identité du policier abattu cette nuit dans le Queens vient d’être confirmée, il s’agit bien du lieutenant Samuel Ritchie de la brigade criminelle de New-York City. Elle complète : Tout de suite un complément d’information avec Greta Icks sur les lieux du crime. Cette dernière prend le relai : De bien tristes informations puisqu’ils viennent d’apprendre le décès d’une seconde personne, un enfant de sept ans répondant au nom de Timothy Logan. Et ce n’est malheureusement pas tout : profondément choqué par la mort de son fils, le père, Joshua Logan, vient d’être conduit d’urgence à l’hôpital Bellevue.
Dans l’ambulance, Logan tient le bandeau rouge de son fils dans la main, tout repensant à son fils dans son lit, effrayé par le monstre dans l’armoire. L’ambulance arrive à l’hôpital Bellevue et le dépose à l’entrée, où un infirmier le place dans un fauteuil roulant et le pousse dans les couloirs. Discrètement, une petite fille, Amy serrant sa poupée Charlie dans ses bras, le voit passer. Dans l’esprit de Logan, les souvenirs se mélangent entre son fils et le Vietnam, il lâche le bandeau rouge dans un geste réflexe, et Amy le ramasse discrètement. L’infirmière Miss Twist arrive dans le couloir sur ces entrefaites et Amy se jette dans ses bras en lui demandant de ne pas la gronder : elle ne pouvait pas dormir car ils font trop de bruit ce soir. Dans sa riche demeure, le maire de New York, Gédéon Sikk est en train de travailler à son bureau tard le soir. Son épouse Maggie pénètre dans la pièce en lui demandant de venir se coucher. Son mari lui répond qu’il vient d’apprendre que d’importants documents ont été dérobés cette nuit dans son QG de campagne, des documents de nature compromettante…
Le scénariste se montre intentionnellement taquin en ne résolvant pas immédiatement le suspense sur lequel le premier tome s’était terminé, préférant mettre en scène le journaliste Bronson Babbit et sa jeune collègue Kelly Harrison. Toutefois une journaliste indique dès la seconde planche le sort de du jeune Timy Logan, sept ans, mais… Le lecteur a bien intégré que la mécanique du récit fonctionne sur la base de complots enchâssés dans des manipulations, vraisemblablement dans une conspiration de grande envergure, mêlant peut-être plusieurs factions. Aussi il a le réflexe de ne pas croire les apparences, de ne pas tout prendre au pied de la lettre, à commencer par ce que disent les journalistes. Il se trouve vite conforté dans son attitude : le maire de New York doit faire face au vol de documents compromettants. Mme Logan (son prénom n’est pas dévoilé) et Babbit sont traqués et pris pour cible par un tueur à gages. Il y a beaucoup de personnages qui partagent un passé commun conservé secret. Le comportement du propre directeur de campagne du maire, Ronald Dougherty, relève d’un double jeu. L’influence du crime organisé se fait sentir. Un individu qui en sait trop se fait fort opportunément renverser par un chauffard qui prend la fuite. Un autre est trahi par une personne de confiance qui l’abat à bout portant. Le journaliste découvre des cas d’usurpation d’identité. Etc. Le lecteur fait l’expérience du talent des auteurs qui dévoilent ces imbrications sans jamais le perdre.
La narration visuelle apporte elle aussi sa part de paranoïa sous-jacente, mettant à profit les mises en scène attendues dans ce genre, et avec un élégant dosage. Côté conventions de genre : le journaliste travaillant seul dans son bureau bien après le départ des employés, la photographie épinglée au mur, des séquences oniriques avec des spectres inquiétants, le risque de l’usage des armes à feu, l’inquiétude montante de personnes qui ont conscience de leur vulnérabilité, les patients de l’hôpital au comportement étrange et inquiétant relevant de pathologies psychologiques ou psychiatriques, la détresse de personnages qui se retrouvent démunis et à la rue, des expressions de visage attestant que le personnage mesure à quel point la situation le dépasse et est hors de contrôle. Le dessinateur se montre tout aussi habile dans les moments de danger physique : tueur visant sa cible en prenant en compte les obstacles, milice de citoyens armés repérant un individu qu’ils jugent suspect, journaliste sur le point de se faire poignarder en plein jour, et une éprouvante séquence de passage à tabac dans les sous-sols de l’hôpital. Le lecteur ressent la qualité de la mise en scène, de la prise de vue, du découpage de la planche, générant une vraie tension sans recourir à l’artifice d’angles de vue dramatiques ou à des exagérations horrifiques.
De la même manière, le dessinateur sait mettre à profit la mythologie visuelle des États-Unis modernes au travers d’éléments aisément reconnaissables comme la panoplie du parfait militant d’un candidat, le magnifique bureau de travail dans la luxueuse demeure, les petits clôtures blanches des pavillons de banlieue, les petits (tout est relatif) immeubles avec des façades en pierre typiques de New York, le grand cimetière ouvert avec ses pelouses, la salle de rédaction en espace partagé ouvert, le quartier sale avec les papiers qui volètent au gré des bourrasques de vent, etc. Dans le même temps, ces décors rendus familiers par les séries, et devenus emblématiques sont asservis à l’action qui s’y déroule, plutôt qu’être mis en avant de façon touristique. Le lecteur apprécie également la capacité de l’artiste à créer des moments ordinaires et variés, en particulier lors des dialogues. Il peut voir des êtres humains normaux, quelle que soit leur classe sociale ou leur métier, leur situation du moment. Leur comportement, leurs gestes et leurs réactions correspondent à ceux normaux pour leur tranche d’âge respective ou leur occupation, sans dramatisation exagérée ou direction d’acteur appuyée.
L’intrigue progresse au fil des déductions, des révélations, des confrontations et des mises en danger. Les auteurs ont créé une distribution de personnages de premier plan assez large : Joshua Logan vétéran du Vietnam, son épouse et leur fils Timothy, le journaliste vétéran Bronson Babbit et sa jeune collègue Kelly Harrison, le riche maire de New York Gédéon Sikk et son épouse Maggie, avec le directeur de campagne Ronald Dougherty, le commissaire Samuel Ritchie, la jeune orpheline Amy âgée de sept ans, l’inquiétant tueur Angelo Frazzy, En cours de tome, le lecteur se rend compte que d’autres personnages introduits dans le tome un sont évoqués sans avoir un rôle actif : le boxeur Steven Providence, Karen Eden (la présidente de l’association Le pouvoir des innocents), et quelques autres encore. Dans ce récit choral, certains personnages se comportent comme le lecteur pouvait l’anticiper et d’autres non. Finalement Joshua Logan continue d’encaisser les traumatismes, loin de l’alpha-mâle ou du vigilant, que son passé de SEAL laissait supposer. Certains réservent de grosses surprises, ménagées par la mécanique mêlant complot et paranoïa.
Au travers des personnages, les auteurs évoquent des réalités sociales diverses depuis le vétéran souffrant de graves troubles de stress post traumatique au politicien en pleine ascension qu’il doit à ses compromissions avec le crime organisé, en passant par le journaliste tenace, et l’épouse désemparée. Ils jouent également avec l’historique de certains personnages qui se sont connus dans d’autres circonstances par le passé. Ils continuent également de tisser une toile d’intrigue dans laquelle certains se rencontrent, d’autres non, où souvent les actions de l’un engendrent des répercussions sur la vie d’un autre de manière directe ou incidente. Les actions de chaque individu ont des conséquences qu’il peut constater ou non, évoquant en filigrane une vision du monde dans laquelle la vie de tout le monde a une incidence sur celle d’autres, une forme d’interdépendance universelle indirecte, au sein d’un tissu de relations complexes aux ramifications indiscernables et bien réelles.
Ce deuxième tome confirme l’ambition narrative des auteurs dans un récit au long cours dans ce premier cycle, sous la forme d’un récit choral, entre policier et complot. Le scénariste sait structurer son récit de manière à instiller une tension et du suspense tout du long. L’artiste sait mettre à profit les éléments mythologiques visuels propres aux séries américaines, et les asservir au récit. Le lecteur se retrouve vite pris par cet engrenage sophistiqué, maîtrisé et accessible, s’attachant à certains personnages plus qu’à d’autres, souvent pris par surprise par une révélation, par la cohérence qui apparaît progressivement. Dans le même temps, il voit comment ce récit de genre parle de la société américaine, et aussi de l’interdépendance des êtres humains. Addictif.





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