Certaines terres sont stériles. Une graine ou mille, peu importe !
Ce tome est le troisième d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Charlotte impératrice - Tome 2 - L'Empire (2020) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario, par Matthieu Bonhomme pour les dessins, et Delphine Chedru pour les couleurs. Il comporte soixante-quatorze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec poème de 1866, écrit par Vicente Riva Palacio (1832-1896), où se répète le vers Adieu, Mama Carlotta.
Il y a bien des siècles vivait une vieille femme solitaire, qui habitait une minuscule hutte. Elle n’avait pas d’enfants. Et personne ne se souciait d’elle. La vieille femme pleurait nuit et jour pour avoir un enfant. Mais bien sûr, sans résultat. Un jour elle prit un œuf, l’enveloppa dans un tissu de coton et le mit dans un coin de sa hutte. La vieille femme veillait sans relâche sur l’œuf dans l’espoir qu’il lui donnerait peut-être un enfant. Mais rien ne se passai et chaque jour la femme devenait plus malheureuse. Un matin, alors qu’elle venait examiner l’œuf, elle trouva sa coquille brisée et à l’intérieur était assis le plus petit et le plus joli nouveau-né qu’on puisse imaginer. C’était un garçon. La vieille femme était bouleversée. C’était enfin l’enfant qu’elle avait tant désiré. La vieille femme aima l’enfant comme une mère. Mais pour une étrange raison, il cessa de grandir et on commença à l’appeler Le Nain. La vieille femme n’en avait cure. Tu seras un grand roi, un jour ! Disait-elle persuadée que l’enfant était destiné à de grandes choses. Un jour, la vieille femme dit au nain : Va au palais du roi et défie-le de mesurer sa force à la tienne. Le nain protesta : Mais le roi est bien plus fort et plus grand que moi. La vieille femme insista et le nain fut forcé d’obéir. Il partit voir le roi et le défia.
L’impératrice Charlotte a mobilisé toute la garde pour un rendez-vous avec son mari, et le colonel Alfred van der Smissen l’interroge sur ce choix, tout en chevauchant. Elle lui répond que c’est pour la protéger, comme son père lui a dit de le faire. Elle continue : Il sera dorénavant sous ses ordres directs, et il devra passer du temps à Mexico, s’il est capable de réfréner ses instincts barbares. Il répond qu’il est à ses ordres et il explique que l’empereur fait route vers Puebla, et qu’ils y seront avant lui. Elle répond qu’elle sait : c’est un trait de caractère de son mari, il n’est jamais pressé. Cela fait un mois qu’elle l’attend à Mexico, et elle a décidé de venir à sa rencontre, pour qu’il cesse de lambiner en route. Alors qu’elle a mis pied à terre avec le colonel, Charlotte voit arriver vers elle, un individu vêtu d’un large poncho aux couleurs passées, un sombrero à large bord, qui la prend dans ses bras et l’embrasse à pleine bouche, sous le regard insondable du colonel, et le regard amusé de Charles de Bombelles. L’empereur l’emmène pour lui montrer un autel consacré à la Madone de Guadalupe, avec un tapis de roses : les jeunes Mexicaines lui déposent des offrandes pour qu’elle favorise leur fertilité. L’empereur se recueille devant la statuette, et il félicite son épouse pour l’excellent travail qu’elle a accompli.
Fin de la récréation ? Il y a de cela, et en même temps le ressenti du lecteur se trouve plus proche de la tristesse et de la frustration, en phase avec Charlotte. Il s’était déjà retrouvé prostré avec elle, avachie sur le trône à l’annonce du retour de l’empereur à Mexico à la fin du tome précédent. D’une certaine manière, la parenthèse enchantée arrive à son terme : Charlotte a pu assumer les charges d’impératrice, elle a gouverné et implémenté des réformes dans une vision politique constructive et progressiste… enfin pour un empire colonisateur. Plutôt que de se morfondre dans une posture de victime attendant que tombe le couperet, elle fait le choix courageux d’aller à la rencontre de son mari, pour passer à la phase suivante. Le lecteur sent son cœur fondre de commisération quand les premiers mots de l’empereur sont pour évoquer la question de la fertilité. Par cette seule phrase, il remet son épouse à sa place : celle qui a la responsabilité de lui donner une descendance, d’être une matrice reproductrice. Il l’humiliera sans pitié devant tous ses ministres, en sa présence, quand il évoque son infertilité de manière publique : Certaines terres sont stériles, une graine ou mille, peu importe ! Il souhaite également lui imposer des rapports sexuels, à la fois au titre de ses devoirs conjugaux, à la foi comme obligation de donner le jour à un héritier. Le pincement au cœur gagne encore en intensité quand il reprend sa place de chef du gouvernement, pour mettre en œuvre sa politique sans prendre en compte celle mise en œuvre par son épouse. Mais…
En entamant ce tome, le lecteur craint justement cette humiliation pour Charlotte : le retour de l’empereur Maximilien qui va la remettre à sa place d’épouse et de génitrice de la lignée, sous l’influence néfaste de Charles de Bombelles, et en cohérence avec la place de la femme à cette époque. D’ailleurs les dessins montrent bien les humiliations sciemment infligées par l’empereur : le recueillement devant la Madone de Guadalupe pour le culte de la fertilité, l’accès d’autoritarisme dans la chambre à coucher pour imposer une relation sexuelle, le plaisir évident à humilier Charlotte en abordant de manière explicite son infertilité devant tous les membres du gouvernement, en sa présence, avec un petit geste pour se friser les moustaches, la tranquille assurance avec laquelle il annonce le voyage en Europe à l’occasion de l’exposition universelle… sans oublier deux petits sourires en coin abjects au dernier degré de Bombelles. Mais Charlotte fait preuve de plus de ressources que ça : elle ne se voit pas comme une victime, encore moins une potiche. Elle sait, elle aussi, prendre conseil auprès de personnes bien avisées, dont la surprenante comtesse de Zichy. Ainsi l’impératrice reprend l’initiative quant à la conception d’un héritier, quant à la connaissance du territoire, avec une vision politique très claire.
Comme dans les deux tomes précédents, le lecteur se régale de la narration visuelle. Tout commence avec trois planches construites avec des cases de la largeur de la page pour rendre compte de l’immensité du paysage, de la taille à la fois imposante de la garde de l’impératrice, et de son insignifiance dans un environnement d’une telle échelle. Par la suite, le lecteur ressent l’intelligence visuelle de la construction de différents passages : le recueillement de l’empereur devant la Madone de Guadalupe, le face-à-face entre lui et son épouse dans la tente maritale faisant apparaître qui a l’ascendant sur l’autre, et comment cette position évolue, les hésitations de séduction malhabile de Charlotte vis-à-vis d’Alfred van der Smissen, la domination patriarcale à couper au couteau dans la salle du gouvernement, l’étonnante intimité humaine entre elle et le père Rafael Miranda dans une cellule de prison, etc. L’artiste sait aussi bien établir un décor et montrer comment les personnages y évoluent, l’incidence qu’il a sur eux, que faire ressentir un état d’esprit d’un personnage dans une scène.
La narration visuelle transporte le lecteur également dans des moments inattendus et consistants. La présence de l’iguane en contrepoint de la chevauchée de la garde, l’apparition portée par une gaité artificielle de l’empereur dans son accoutrement improbable avec son poncho bigarré, Maximillien touchant la main de Charlotte en planche sept ce dont se souvient le lecteur en assistant à leur étreinte chaleureuse en planche soixante-quatre, Sebastian Scherzenlechner élégamment humilié par un simple regard de l’impératrice et de la comtesse de Zichy, la magnifique verdure autour d’un étang avec son saule pleureur et ses nénuphars, les indéchiffrables statues mayas du palais Uxmal, la procession funéraire pour Léopold premier, van der Smissen remettant un officier français à sa place en lui faisant mordre la poussière, l’incroyable crédibilité et entrain de Maximillien lorsqu’il prononce un discours de motivation qui lui a été inspiré par son épouse, la condescendance de Charles de Bombelles vis-à-vis de van der Smissen, etc. L’artiste sait aussi bien immerger le lecteur dans chaque lieu, que lui faire ressentir les émotions et les intentions des personnages, avec une mise en couleurs élégante qui vient renforcer l’ambiance de chaque scène, entre naturalisme et expressionnisme.
En fonction de sa familiarité avec l’Histoire, le lecteur découvre l’intrigue du tout au tout, ou bien il en retrouve les grandes lignes, certaines aménagées dans le cadre de cette fiction assumée et voulue par les auteurs. Sa sympathie pour Charlotte reste pleine et entière, son admiration allant même grandissant en constatant sa capacité d’adaptation pour continuer à participer au gouvernement, reprendre l’initiative sur les manœuvres de son époux pour bénéficier à nouveau de ses faveurs sexuelles, malgré son état de santé à lui. Le lecteur sent que derrière la reconstitution historique et les aménagements, les auteurs poursuivent leur étude de caractère, avec une habileté tout en nuance et en élégance. Il voit Maximilien faire de son mieux, malgré ses défauts de caractère. Il observe avec respect la manière dont l’héroïne fait preuve d’une intelligence politique et d’une perspicacité vive, sachant analyser les situations et mobiliser les ressources nécessaires, à commencer par les bons conseils, pour établir des stratégies de préservation de sa personne, et des manœuvres lui conservant sa liberté d’action. Les personnages secondaires (De Bombelles, van der Missen, Rafael Miranda) apparaissent eux aussi complexes, plausibles, humains. En parallèle court donc ce conte sur une vieille femme rêvant d’avoir un enfant. Le lecteur comprend bien la dimension mythologique et il identifie au fur et à mesure sa dimension métaphorique, changeante en fonction des situations : entre le désir d’enfant de la vieille femme et le devoir d’enfant imposé à Charlotte, la volonté de devenir roi pour son fils et le devoir d’être empereur pour Maximilien, les épreuves imposées à l’enfant et celles imposées au peuple du Mexique, etc.
Quel que soit son niveau de connaissance en histoire, le lecteur s’y était préparé : le début de la fin. Cela n’obère en rien le plaisir de lecture. Les auteurs continuent de faire exister leurs personnages de manière remarquable et sensible, leur conférant une complexité très humaine. La narration visuelle atteint une élégance formidable, aussi bien par ses mises en scène, sa direction d’acteurs, son équilibre entre exotisme et son caractère pragmatique. Un drame poignant.





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