Équité dans la justice
Ce tome est le second d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Charlotte impératrice - Tome 1 - La Princesse et l'Archiduc (2018) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario, par Matthieu Bonhomme pour les dessins, et Delphine Chedru pour les couleurs. Il comporte soixante-dix pages de bande dessinée. Ce tome s’ouvre avec la proclamation du vingt-neuf avril 1864, à Mexico, instaurant une monarchie tempérée et héréditaire sous un prince catholique au Mexique, le titre d’Empereur du Mexique pour le souverain, et Maximilien d’Autriche comme premier empereur, avec Charlotte de Belgique comme régente en cas du décès de Maximilien ou pour tout autre motif l’empêchant de régner.
Allongés nus sur la pelouse, sous une nuée de pétale, Charlotte éprouve un plaisir intense dans une étreinte passionnée avec un homme. L’appel de ses trois demoiselles de compagnie la tire de ce rêve. Elle se lève de son lit dans sa cabine, et se laisse habiller et coiffer par elles. Une d’elles lui fait observer qu’elle a beaucoup maigri. Elles vont devoir ajuster toute sa garde-robe, il est urgent qu’elle se remplume un peu. La fille du roi des Belges répond qu’elle ne voit pas ce qu’il y a de mal à perdre un peu de poids. Elle a passé cinq années de sa vie à s’engraisser à Miramar, elle préfère sa forme actuelle. Elle sort enfin de sa cabine, apprêtée comme son rang l’exige, et indique à Félix Éloin qu’on ne presse pas une impératrice lorsqu’elle s’habille même si elle a du retard. Il lui répond respectueusement qu’elle ne lui aurait jamais pardonné s’il l’avait laissé dormir : certains jours de l’existence valent bien un réveil matinal. Tout le monde sort sur le pont pour rejoindre l’empereur : les côtes du Mexique sont en vue. Maximilien indique à son épouse qu’il ne sait pas quoi dire. Il faudrait qu’il trouve une formule marquante, historique, mais rien ne lui vient, des clichés, il a la tête vide. Charlotte lui demande simplement ce qu’il ressent. Il répond : de l’excitation, de l’espoir et de la peur.
Le navire a accosté. Les dockers font descendre le carrosse impérial. Cinq heures pour débarquer, avant de pouvoir entamer le voyage vers Mexico. Un commandant indique qu’ils auront une centaine de lanciers pour escorte, triés sur le volet. Enfin l’empereur met pied à terre : il s’agenouille et prend de la terre dans les mains. Le voyage en train commence : Maximilien indique à Charlotte qu’ils avaient organisé un banquet pour eux, il a décliné, il y a une épidémie de fièvre jaune en ville. Plus vite ils auront quitté Veracruz, mieux il se portera. Le commandant informe Félix Éloin qu’il a des bonnes nouvelles ils n’ont qu’une heure et demie de retard et la délégation mexicaine les attend à Doblada, une collation a été prévue pour leurs altesses impériales. Éloin souhaite savoir pourquoi la délégation ne pouvait pas venir jusqu’à Veracruz, cela leur fait faire une halte supplémentaire. Le commandant répond que c’est la fin de la voie ferrée, et qu’ils sont obligés de s’y arrêter. Dans leur wagon, l’empereur prépare son discours, avec l’aide de son épouse.
Les personnages sont maintenant à pied d’œuvre, et la série entame la phase annoncée par son titre : l’empire mexicain, gouverné par Maximilien et par Charlotte. Comme dans le tome précédent, les références historiques sont intégrées dans le récit. Il est bien sûr question de Benito Juarez (1806-1872), président de la République du Mexique, à plusieurs reprises, entre 1858 et 1871, responsable de la guérilla au début de ce tome, Juan Nepomuceno Almonte (1803-1869), régent du second empire mexicain, François Achille Bazaine (1811-1888) général commandant le corps expéditionnaire français au Mexique, le cardinal Pier Francesco Meglia (1810-1883) également en poste au Mexique, Alfred van der Smissen (1823-1895) un général belge en mission au Mexique. Une connaissance préalable superficielle des événements permet au lecteur de resituer chaque personnage historique. En cours de route, Bazaine explique au nouvel empereur la force des guérillas dans ce pays : En Europe, on ignore tout des guérillas et de ce qu’on peut obtenir par leur moyen. Dans un pays comme le Mexique, montagneux, désert, le climat permet de camper en plein air toute l’année, les chevaux abondent. Les rebelles rencontrent partout ce qui leur est nécessaire pour subvenir à leurs besoins très limités. Pour toutes ces raisons, la guérilla est presque indestructible. Elle est d’autant plus terrible que son pouvoir est latent et trompeur. Le retrait, l’humiliation, la défaite ne font que la renforcer. Elle arrive au triomphe à force de déroutes, laissant longtemps croire à son ennemi qu’il tient la victoire tandis qu’il court à sa ruine.
L’illustration de couverture apparaît vraiment impériale mettant en scène Charlotte comme commandante des forces armées. De fait la dimension politique de l’intrigue prend le dessus. Il y a la question du moment historique alors que l’empereur Maximilien s’apprête à mettre le pied sur la terre de son empire, avec un geste symbolique, la question de sa sécurité alors qu’il pénètre dans un territoire où il a été parachuté par des manœuvres diplomatiques, le premier contact avec une culture différente, la possibilité très concrète que la population massacre ces étrangers, le principe de la guérilla, la teneur du discours de prise officielle de pouvoir, la place de l’Église et de l’armée dans cette nouvelle gouvernance, la réalité de la vie des citoyens mexicains et celle des Indiens, et le poids de l’exercice du pouvoir sur l’empereur lui-même. Les auteurs montrent un empereur qui souhaite installer une véritable monarchie tempérée : un gouvernement qui instaure des lois, les fait évoluer, les fait respecter, pour l’intérêt du peuple. Il s’agit de principes de gouvernance, reprenant ceux des pays d’Europe de l’époque. De son côté, Charlotte a accordé sa confiance au père Rafael qui l’emmène dans des quartiers populaires, la mettant au contact du quotidien ordinaire, de la pauvreté, de la misère, du concret des abus de pouvoir. Il se produit alors par moment un effet de résonnance avec certaines situations contemporaines, en particulier sur l’intérêt du peuple comme priorité d’un gouvernement, et son importance par rapport à la légitimité d’un gouvernement.
La narration visuelle rend très concrète la réalité de l’époque dans cette région du monde et les situations observées et vécues. De manière très naturelle et intégrée, l’artiste sait saisir et montrer les moments clés dans leur intensité dramatique : Maximilien contemplant Veracruz qui se rapproche, Maximilien laissant le sable mexicain s’écouler de ses mains, la présence de vautours sur le toit d’une maison, l’impossibilité de deviner le type d’accueil des habitants d’Orizaba alors que seule se distingue la lueur de leurs torches dans la nuit, le carrosse avançant en grande pompe pour la parade de la prise de pouvoir, des cadavres laissés à pourrir dans la campagne, etc. Inconsciemment, le lecteur absorbe la haute qualité de coordination entre scénariste et dessinateur, grâce à de nombreux détails très parlants, symboliques ou métaphoriques. Le sable qui s’écoule des mains de l’empereur comme si cela annonçait que le Mexique finira par échapper à son emprise, les vautours comme autant de factions ou d’individus n’attendant que l’échec des hommes pour s’en nourrir, ces points jaunes dans le noir comme autant de feux incontrôlables et imprévisibles prêts à consumer les étrangers, le cardinal Meglia en train de se gaver de pâtisseries symbole de l’Église vivant sur le dos des pauvres, un gros plans sur les bottes des soldats symbolisant l’usage de la force, etc. Autant d’images se lisant aussi bien au premier degré comme la narration d’un événement ou d’une action, et auxquelles leur cadrage apporte un deuxième niveau de lecture, symbolique ou métaphorique.
Le dessinateur met en scène les personnages avec la même dextérité et la même sensibilité. Ne serait-ce que du fait du titre de la série, l’attention du lecteur se focalise sur Charlotte, sa beauté corporelle mise en avant dans la scène d’ébats dans l’herbe, son maintien apparent dans tout moment officiel de représentation, avec cette scène où elle revêt corset et crinoline pour sa robe, comme une armure avant d’assumer ses fonctions de représentation. Il remarque comment elle contient de plus en plus ses émotions au fur et à mesure, à nouveau comme une armure pour s’endurcir face aux horreurs auxquelles elle se confronte volontairement. En tant qu’impératrice, elle veut connaître la réalité de la vie des citoyens, y compris les plus pauvres, y compris le carnage de la guerre, avec toutes les souffrances humaines que cela génère. Progressivement, bien épaulée par Félix Eloin, elle assume les responsabilités de la charge du gouvernement, que ce soient les décisions difficiles, les positions de confrontation avec l’Église et l’Armée, la mise en œuvre de réforme dans l’intérêt du peuple, qui par conséquent vont à l’encontre des intérêts économiques de certains qui ne voient qu’un pays à exploiter qu’il s’agisse de sa population ou de ses ressources. Le lecteur se trouve vite fasciné par la situation de cette femme courageuse et allant de l’avant, et totalement à la merci d’enjeux géopolitiques dépendant des cours royales européennes. En parallèle, le lecteur regarde Maximilien lui aussi venu avec des intentions nobles et constructives, perdre pied petit à petit. Il s’interroge sur ce qui fait la différence entre lui et son épouse, ce qu’il lui manque en termes de motivation. Il apparaît que l’un a recours à des distractions pour supporter les horreurs et les souffrances du peuple, alors que l’autre s’y confronte et y trouve le sens à son exercice du pouvoir.
Un premier tome sympathique à la narration visuelle remarquable, qui ne préparait pas à la force de ce second tome. Le scénario prend une ampleur insoupçonnable aussi bien historique et politique que sociale, dans l’exercice concret du pouvoir. La symbiose entre scénariste et dessinateur s’avère d’une qualité exceptionnelle dans la narration premier degré, et dans la création de dessins induisant un second degré symbolique ou métaphorique. Le personnage de Charlotte acquiert une profondeur et une complexité psychologique extraordinaire. L’Histoire est en marche, et le lecteur se débat avec les personnages pour lutter contre l’injustice abjecte.
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