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lundi 20 octobre 2025

Syrie: Des pierres et de la vie

Beaucoup disent : que la Syrie redevienne comme avant.


Cet ouvrage correspond à une forme de reportage libre qui ne nécessite pas de connaissance préalable. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Vincent Gelot et Edmond Baudoin pour le scénario, et par ce dernier pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-vingt-trois pages de bande dessinée.


Edmond Baudoin raconte qu’il a voyagé au Mexique, en Colombie, dans le Nunavut, en France pour faire le portrait des gens rencontrés. Au cours de ces échanges, il a constaté qu’à travers le monde les êtres humains ont des désirs communs. Avoir une vieillesse correcte. Pouvoir travailler. Faire que leurs enfants puissent poursuivre leurs rêves. Printemps 2023, il fait ses bagages pour la Syrie. Vincent Gelot l’y a invité. Celui-ci lui propose de venir avec lui sur les routes syriennes, qu’il a dessinées en rouge sur une carte du pays. Vincent. En 2012, il quitte la France en 4L, à la rencontre des communautés chrétiennes d’Orient. Son voyage devait se terminer en quelques mois. Il durera deux ans. Ce périple un peu fou le mène aux confins de l’Asie Centrale, puis dans le golfe persique et la corne de l’Afrique. En 2014, Daech s’empare de Mossoul et chasse les populations de la plaine de Ninive où les gens lui avaient donné l’hospitalité. Cela l’a beaucoup marqué car il ne savait pas si ceux qui l’avaient accueilli étaient encore en vie. Quelques mois après être revenu en France, Vincent repart à Erbil, au Kurdistan irakien. Il cofonde radio Al-Salam, une radio destinée aux déplacés dans les camps de réfugiés. C’est là qu’il a compris que son engagement était de vivre aux côtés de ces communautés et de les accompagner dans leur destin de vie.



En 2016, Vincent s’installe au Liban et travaille pour l’Œuvre d’Orient. Son travail est de rester au contact de la population, d’évaluer les besoins sur place et de suivre la réalisation des projets. Il aime ces gens. Nous marchons sur les chemins, ils nous font. Et plus tard, c’est nous qui les faisons. Vincent s’est engagé aux côtés des communautés chrétiennes. Oui, la vie, c’est s’engager. Depuis le moment, lors de sa naissance, où on a commencé à respirer. Et puis qu’on a continué. Vincent explique à Edmond que les Chrétiens d’Orient forment une mosaïque de communautés minoritaires, souvent discriminés, parfois persécutés. En Syrie, ils étaient environ deux millions en 2011, ils seraient 500.000 aujourd’hui. Baudoin fait observer que : Leur combat a souvent été récupéré par l’extrême droite, non ? Vincent répond que : Oui, c’est vrai, certaines associations utilisent la détresse réelle des Chrétiens du Moyen-Orient pour répondre à des ambitions personnelles et des objectifs quelques fois obscurs. Ce n’est pas le cas de l’Œuvre d’Orient. C’est une des plus vieilles associations françaises. Elle a été créée en 1856 par des professeurs de la Sorbonne et du Collège de France. Un prêtre, le père Lavigerie, fut nommé à la tête de cette association. Il deviendra plus tard le cardinal Lavigerie… Edmond l’écoute, puis son esprit s’en va ailleurs. En 2020, il a illustré des poèmes de Vincent.


Nul besoin pour le lecteur de maîtriser l’histoire contemporaine de la Syrie pour apprécier cet ouvrage : le régime de Hafez el-Assad (1930-2000), celui de Bachar el-Assad (1965-), la guerre civile syrienne de 2011 à 2024 en faveur de la démocratie contre le régime du parti Baas. Le bédéaste annonce explicitement qu’il s’agit d’une commande de l’Œuvre d’Orient, une association à but non lucratif fondée en 1856, aidant les Chrétiens d’Orient. Il accompagne donc Vincent Gelot, poète et coauteur de l’ouvrage Chrétiens d'Orient: Périple au cœur d'un monde menacé (2017) avec Pascal Gollnisch. Comme il l’explique dans les premières pages, Edmond Baudoin ne parle pas la langue, et il se fait expliquer certaines situations par des interlocuteurs francophones. Il demande à Vincent la raison de son voyage : son interlocuteur expose sa perception des faits sur la période commençant en 2011. Jihanne lui explique la position des Chrétiens en Syrie. L’évêque Jacques raconte sa vie de moine, sa séquestration. Vincent parle du martyre de la ville de Hama. Nabil, un membre des Maristes bleus, raconte comment il a vécu la guerre. Le père Jihad raconte l’histoire de Mar Moussa El Abashi (Saint Moussa, le visage brulé), c’est-à-dire Le monastère de Saint-Moïse-l'Abyssin à quatre-vingt-dix kilomètres au nord de Damas. Les auteurs savent mêler l’histoire du pays avec une forme de tourisme singulier.



De manière tout à fait légitime, le lecteur peut s’interroger sur le positionnement du récit, ou le point de vue à partir duquel la Syrie va être considérée. S’il connaît déjà l’œuvre de Baudoin, il connaît la réponse avant même de commencer sa lecture. S’il n’en est pas familier, il comprend rapidement qu’il s’agit d’un point de vue humaniste sincère, une volonté d’établir un contact vrai. Cela peut paraître surprenant sachant que l’artiste ne parle pas la langue du pays. Il reprend une démarche qu’il a mise en œuvre dans plusieurs pays (dont il ne parlait pas la langue non plus) : réaliser le portrait de son interlocuteur, en l’échange de sa réponse à une question. Le dessinateur l’a écrit à de nombreuses reprises : deux êtres humains qui se regardent fixement pendant une dizaine ou une vingtaine de minutes constitue une expérience rare dans la vie d’un être humain. De fait les portraits reproduits dans l’ouvrage présentent des particularités qui les font ressortir. Les deux premiers sont tenus devant eux la personne représentée, dessinée d’une manière différente, produisant un effet de mise en abîme totalement naturel. Les suivants sont reproduits sans cet effet : le lecteur fait à nouveau l’expérience déroutante du talent d’Edmond Baudoin. Ces dessins semblent dans un premier temps s’apparenter à un assemblage de traits de pinceaux épais et irréguliers, et de traits fins, quelques fois mis en couleurs. Un résultat qui peut sembler disgracieux, opposé à un rendu photographique. Dans le même temps, ils se dégagent d’eux une impression quasi surnaturelle : celle de regarder la personne comme si elle se trouvait réellement devant le lecteur, de percevoir pour partie leur personnalité, de voir les traces laissées par les ans, de regarder un être humain dans toute sa singularité.


La couverture peut donner une fausse impression quant à la narration visuelle. Dès la première page, le malentendu est dissipé : Edmond Baudoin la prend en charge, exprimant sa personnalité en toute liberté. Au fil des pages, le lecteur peut aussi bien découvrir des illustrations réalisées en couleur et au pinceau (telles ces silhouettes jaunes et vertes en train de danser), une carte de la Syrie réalisée à la main avec les tracés en rouge des déplacements à venir, des têtes en train de parler avec de copieux phylactères, une composition flirtant avec l’abstraction pour un concept sur les chemins, une composition de type collage avec un visage au centre, de magnifiques paysages naturels en couleur directe, des paysages urbains comme griffonnés (à Damas), une étrange vision d’une route sans bordure avec des rangées de hauts panneaux de part et d’autre affichant le visage de Bachar El-Assad, de puissantes illustrations épurées au pinceau, quelques compositions abstraites, etc. La mise en page est tout aussi libre : conçue sur mesure pour chaque séquence, allant d’une unique illustration sans bordure sur la page, à des images juxtaposées, en passant même par des cases avec bordure, certaines s’étalant sur les deux pages en vis-à-vis. Comme à son habitude, ce créateur sait mettre en image ses observations, ses réflexions, ses sensations, ses émotions, comme s’il s’agissait d’un flux de pensées organique.



Dans le même temps, il s’agit d’un récit de voyage suivant strictement son déroulé chronologique, évoquant un lieu après l’autre, dans l’ordre des déplacements, avec quelques développements incidents par association d’idées. Il apparaît que la structure narrative peut être imputée à Vincent Gelot, puisque c’est lui qui a organisé le voyage. En fonction des arrêts ou des séjours, le lieu peut être abordé par le biais de son histoire, par la personne qui les reçoit, ou par les rencontres qui s’y déroulent. Aucun moment ne ressemble à un autre, chacun étant rendu unique par la personnalité et l’histoire des êtres humains rencontrés. Le lecteur découvre la Syrie grâce au guide qu’est Vincent Gelot, grâce à sa connaissance du pays, et par le biais de la sensibilité d’Edmond Baudoin. Chaque rencontre apporte une réponse personnelle aux deux questions posées : Quel est votre rêve personnel ? Celui pour la Syrie ? Comme il peut s’y attendre, le lecteur découvre des réponses exprimant un désir de paix, soit à aller chercher ailleurs, soit à rétablir en Syrie, un rêve ou un espoir d’avenir pour soi-même, pour les enfants. Le désir que tous les enfants puissent retourner à l’école, que l’électricité revienne. Que l’on puisse acheter du pain sans faire une queue de plusieurs heures… Juste la possibilité de vivre. Il sent sa gorge se serrer en observant les destructions de la guerre. Il sent les larmes monter quand les auteurs évoluent dans des zones en ruines : Si on est attentif, on peut distinguer quelles sont les ruines dues aux bombardements de celles dues au tremblement de terre. Dans les ruines causées par les bombes, il y a de l’herbe et même des arbres qui ont eu le temps de pousser. Il est admiratif de la force vitale des personnes participant à reconstruire et à construire. Il se demande comment Baudoin peut résister émotionnellement à ce qu’il découvre, et il sourit en constatant qu’il pense encore aux arbres : Ça fait mal, tous ces palmiers déchiquetés par les bombes. Il ressent toute la vérité contenue dans le constat du père Jihad qui rêve d’une guérison politique. Il déclare tranquillement que : On leur a menti depuis quarante ans en leur disant qu’ils formaient un seul peuple, alors que certains pillent les richesses en écrasant les autres. Il rêve de danses, de musiques qui ne s’arrêtent pas.


Une lecture triste et plombante ? Bien plus que ça : l’expérience de vie dans ce pays du poète et la sensibilité humaniste de l’artiste donnent à voir la diversité des habitants d’un pays en ruine, leurs espoirs simples et clairs, constructifs, les conséquences concrètes de la guerre pour ces civils, des paysages mêlant beauté naturelle et dévastation destructrice. Le lecteur en ressort meurtri et plein de compassion, ses valeurs essentielles s’en trouvant régénérées, par ces désirs communs, par cette démarche d’opposer la vie à la mort. Vital.



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