Le Jeu du Hasard est truqué.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par l’artiste se faisant appeler emg, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comporte quatre-vingt-huit pages de bande dessinée. Il se compose d’une histoire courte intitulée Trinitrate glycérol z7 de sept pages, puis de l’histoire principale Adoremus christum in aeternum z79.
Trinitrate glycérol z7, sept pages. Une molécule flotte sur un fond uni, elle est composée de trois atomes de carbone, trois d’oxygène et huit d’hydrogène. Plus loin flotte une molécule composé d’un atome d’hydrogène, un d’azote et trois d’oxygène.
Un court récit dans lequel l’auteur montre des molécules en train de dériver dans un milieu qui n’est pas précisé, jusqu’à se combiner entre elles. Le titre donne une signification très particulière à ces pages, indiquant qu’il s’agit du processus de combination de la nitroglycérine, c’est-à-dire la réaction de nitration du glycérol avec l'acide nitrique. Ainsi il représente un ballet chimique doux et coloré d’entités se combinant entre elles, ce qui l’oppose à la nature même du produit ainsi formé, à son utilisation destructrice par l’homme qui a imaginé ce processus.
Adoremus Christum In Æternum z79, soixante-dix-neuf pages. Dans un champ, un homme dans une tenue habillée tient un panier avec des fruits à la main. À côté, une jeune fille d’une dizaine d’années pousse une brouette légèrement chargée. L’oncle indique à sa nièce Marta que c’est peut-être écrit dans la Bible, et il lui demande si après y avoir réfléchi, elle y croit. Elle s’écrie qu’une goutte de pluie lui est rentrée dans l’œil. De nuit, au même endroit, se détache la silhouette d’une femme tenant une grande crosse avec une roue à son extrémité, s’exclamant : Lilith ! Dans les salons du palais de l’empereur, des nobles en habits discutent. L’une de ces dames en robe s’adresse à son interlocuteur en lui disant qu’elle le pensait plus patient, elle devrait leur présenter Maximilien. Il répond qu’il ne lui sera d’aucune utilité dans son entreprise, et regrette que von Tiesenhausen ne revienne pas. Une autre s’adresse à un officiel, en le mettant au défi d’évoquer le sujet au Conseil, et devant sa propre épouse de surcroît ! Un homme en uniforme explique à un autre qu’ils craignent que le mal ne s’étende aux Deux-Provinces. Les discussions continuent alors que les serviteurs présentent des plateaux avec des boissons. Dans une chapelle, un noble prie et s’adresse au Seigneur. Il lui dit qu’il L’a fait veuf, cujus regnis non erit finis, et maintenant la misère s’enracine dans le domaine qu’Il lui a confié. Puissent ses prières arriver jusqu’à Lui, et sauver les récoltes. Dans le palais, les invités sortent à l’extérieur, et ils se dirigent vers la terrasse avec une vue sur le magnifique jardin à la française. Ils continuent à parler de choses et d’autres.
Dire que la narration est singulière est un euphémisme. S’il n’a jamais lu d’œuvre de cet auteur, le lecteur se demande dans quoi il est tombé. Première évidence : le parti pris graphique hors du commun. L’artiste utilise un outil infographique, et représente aussi bien les personnages que les décors et les accessoires par un assemblage de formes géométriques simples : cercle, cylindre, sphère, parallélépipèdes, cônes, trapèzes et autres, en leur appliquant les lois de la perspective. Les personnages présentent des singularités telles que l’absence de traits de visages, l’absence de coudes, de genoux, de chevilles, les différentes parties du corps humains n’étant pas reliées entre elles. Pour autant il est possible d’identifier certains personnages d’une séquence à l’autre par leur taille et leur tenue vestimentaire. Deuxième particularité narrative : un dessin par page, il n’y a donc pas d’action décomposée en suite de cases, ni de cases disposées en bandes, ou reliées entre elles sur une même page. Troisième particularité : la forme des phylactères qui sont des parallélépipèdes rectangles, c’est-à-dire avec un volume, plutôt que des bulles en deux dimensions. L’auteur joue avec cette forme en trois dimensions, les propos d’un personnage pouvant se trouver sur deux faces contigües d’un tel phylactère. Autre particularité déstabilisante : la numérotation des pages. Déconcerté par l’apparente absence de continuité d’une page à la suivante, le lecteur regarde la numérotation des premières : 01, suivie par 66, puis par 02 à 09, puis 11, puis 10, puis 12 à 16, puis 18…
Il faut donc un temps d’adaptation au lecteur pour choisir comment lire cette bande dessinée. Le réflexe naturel est de de se focaliser dans l’intrigue, en relevant les ressemblances entre les assemblages de formes géométriques 3D pour identifier des personnages, pour s’accrocher à la récurrence de leurs apparitions, afin de déterminer les rôles principaux. Il repère également les événements évoqués par les personnages, et l’incidence qu’ils peuvent avoir. Il laisse de côté les informations qui lui semblent sans signification sur le moment, telle cette silhouette en ombre chinoise qui en appelle à Lilith dans la deuxième planche, qui est numérotée soixante-six, au lieu de deux. Il faut relativement peu de temps et peu d’effort pour situer les deux personnages principaux : le veuf Flavius et sa fille Marta. Le premier s’en va chercher du travail ce qui l’éloigne durablement de sa famille, la seconde éprouve une passion pour la lecture, ce qui l’incite à se tenir autant à l’écart qu’elle le peut de la vie mondaine et de la cour de l’empereur. Elle est élevée par son oncle et l’épouse de celui-ci. À part une ou deux bizarreries chronologiques en cours de route, l’intrigue s’avère facile à suivre jusqu’à son dénouement qui clôt effectivement le récit.
Comme en atteste la couverture, la narration visuelle apparaît très personnelle, au-delà même des caractéristiques déjà évoquées. L’auteur opte donc pour une composition immuable d’une unique image par page, sans jamais que deux cases à suivre, ou deux pages à suivre, ne se déroulent au même endroit ou ne concernent le même personnage. Une fois acclimaté aux caractéristiques graphiques à base de formes géométriques en trois dimensions, le lecteur ressent que chaque case est composée comme un dessin traditionnel avec une bonne densité d’informations visuelles. Dans la première, il peut voir l’oncle et la nièce, un arbre au premier plan deux paniers, une brouette, et en arrière-plan l’ondulation du terrain et le cône de plusieurs arbres qui dépassent. Dans la suivante, il y a l’ombre chinoise de la jeune fille, la crosse, deux arbres, les ondulations de terrain, la silhouette d’autres arbres, la pluie, un croissant de Lune, avec un bel usage des couleurs sombres. Le mode de dessin ne constitue pas une excuse pour des compositions simplistes. Dans la page suivante, une quinzaine de personnages interagissent dans une réception mondaine, avec en plus les tableaux accrochés au mur, un grand tapis, et les phylactères massifs. Nonobstant des couleurs parfois acidulées, le lecteur se rend compte que l’immersion fait son effet : il peut se projeter aussi bien dans cette cour inspirée de l’Europe centrale du début du XIXe siècle, que dans une chapelle, une zone naturelle boisée, la modeste demeure de l’oncle, le labyrinthe des jardins à la française, une forêt épineuse, un champ de bataille à côté des servants d’un canon, une cité fortifiée en bord de mer, à bord d’un navire traversant l’océan par une mer houleuse, au beau milieu d’une cérémonie religieuse dans une église, sur une route enneigée, etc.
La tête des personnages se limitant à une sphère à laquelle peuvent être accolés une poignée de cylindre figurant la coiffure, sans aucune marque pour la bouche, les yeux, les oreilles ou le nez, elle s’avère inexpressive au possible. De la même manière les postures des personnages s’inscrivent dans un registre fonctionnel, sans participer d’un langage corporel. Ainsi l’état d’esprit d’un personnage n’est accessible au lecteur que par ce qu’il dit, dans des phrases courtes et peu nombreuses, c’est-à-dire de façon très concise et limitée. D’un autre côté, ces dessins à base de formes minimaliste aboutissent parfois à des images saisissantes. Il en va ainsi de celle retenue pour la couverture, presque identique à celle se trouvant en page numérotée 63, située entre les pages numérotées 28 et 30. Outre cette composition quasi abstraite, le lecteur s’amuse du jeu avec la forme des phylactères qui peuvent être cylindriques, ou comme pliés sur eux-mêmes, masquant ainsi une partie de leur contenu. Il voit les notes de musiques flotter dans l’air du salon, un trait pointillé qui est désigné comme une colonne de fourmis par Marta, des formes de labyrinthe à bille pour le dessin des jardins à la française, une série de disques disposés en arc de cercle pour figurer la course du soleil dans le ciel, des feuillages d’arbres qui semblent flotter au-dessus du sol car ils sont dépourvus de tronc, un nuage qui pleut sur un phylactère pour indiquer que le personnage pleure, un oiseau qui profite d’une ouverture dans un phylactère comme dans un nichoir, et un grand nombre de chats.
Finalement une histoire sympathique et intelligible malgré les bizarreries. Certes… Pour autant ces dernières sont bien présentes et intentionnelles, une construction à la chronologie sciemment déconstruite par l’auteur. Premier effet : une mise en évidence de l’arbitraire de la construction d’un récit par un auteur, puisque celui-ci décide de l’ordre des pages comme bon lui semble, il est le maître du temps de cet assemblage. Deuxième effet : rapprocher des moments temporellement éloignés dans le récit, ce qui casse la causalité d’une page à l’autre. Troisième effet : faire constater au lecteur que ce dernier établit lui-même des liens de cause à effet, par pur automatisme de pensée, en lui indiquant a postériori que la cause de l’action d’un personnage était bien différente de celle qu’il avait subodorée. Il se produit également une mise en abîme de l’acte de lecture puisque Marta elle-même s’y adonne avec passion et qu’elle explicite la nature de son plaisir. Elle dit que : il y a du soleil dans ces livres, et toutes les saisons de tous les pays, et puis les sentiments y sont plus forts, et elle peut sauter les passages qui ne lui plaisent pas… Un peu comme le désordre des pages fait sauter des passages au lecteur, et l’auteur lui fait y revenir après, plusieurs pages plus loin. Plus loin Marta explique également que : Ce qu’elle aime avec les Évangiles, c’est qu’ils parlent d’un pays lointain où elle n’ira jamais. Et encore : L’année dernière, sa tante l’a invitée à venir voir les Danses de mars, au Palais ; Marta a refusé car elle avait lu un très beau poème à propos de ces danses, et elle a eu peur d’être déçue, que la réalité efface l’idée. Le lecteur préfère retenir cette explication pour le choix d’un fil narratif restructuré, plutôt que celle des fourmis qui se suivent à la queue-leu-leu : il ne souhaite pas être une de ces fourmis suivant un chemin bien balisé, ou pire celles qu’un cousin tue si elles empruntent le chemin qu’il ne veut pas.
Un nouvel ouvrage de l’auteur, une nouvelle expérience de lecture hors du commun. Il recompose son récit dans un savant désordre chronologique se traduisant par un mélange des pages pour une numérotation non linéaire. Une fois passé le moment d’adaptation nécessaire à l’apparence des dessins réalisés à partir d’assemblage de formes géométriques simples, le lecteur se laisse porter par les dessins et les dialogues, estimant qu’il finira bien par s’y retrouver. En effet, il capte sans trop d’effort la dynamique et l’enjeu de l’intrigue, et comprend aisément sa résolution. Il vit également de vivre une expérience de lecture entre déconstruction et mise en lumière de l’arbitraire, rupture de la causalité linéaire, et mise à nu de la causalité à plus ou moins long terme. Expérience unique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire