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mardi 28 octobre 2025

Black Dog

Mais ce que chacun sait, c’est que les humains ne volent pas.


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Jean-Claude Götting pour le scénario et par Jacques de Loustal pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec une courte biographie de chacun des deux créateurs, puis une bibliographie respective. Ce récit constitue une variation sur la bande dessinée originale Noir (2012), réalisé par Götting en noir & blanc.


Si les arbres poussent penchés à Wind Creek, c’est à cause du vent. Plus on s’approche du sommet de la falaise, plus le vent est fort. Tout le monde ignore pourquoi il souffle si violemment à cet endroit. Une belle berline rouge gravit la route à voie unique qui mène au sommet de la falaise. À l’intérieur, trois hommes : le conducteur en costume cravate qui ne dit mot, et sur la banquette arrière un beau blond balèze en tee-shirt noir et veste blanche avec à côté un homme à l’allure hispanique qui semble un peu groggy. Le blond lui tend une bouteille et en porte le goulot à la bouche de son voisin qui ne réagit pas beaucoup. Le conducteur arrête le véhicule devant le bord de la falaise, le blond fait sortir l’homme toujours un peu dans les vapes, et qui va vomir quelques mètres plus loin. Puis les deux hommes prennent chacun bras du troisième et l’emmènent jusqu’au bord de la falaise en lui disant qu’ils l‘ont trop vu dans le paysage, et ils le poussent dans le vide. Mais ce que chacun sait, c’est que les humains ne volent pas. Quelques temps après, la police intervient sur place : deux hommes en uniforme inspectent le cadavre et font observer à l‘inspecteur Clarke qu’il lui manque un doigt.



Quelques jours auparavant, dans l’établissement Gordon Cooling, le téléphone retentit, et Pancho Gomez décroche. Il répond à madame Deville que c’est entendu et qu’il fait un saut dès que possible. Il se tourne vers ses deux collègues pour annoncer : Encore un climatiseur en panne. Celui à la casquette rouge lui répond en ironisant : trois fois ce mois-ci, elle ne peut plus se passer de Gomez, cette madame Deville. Il se propose d’y aller à la place de son collègue pour voir quelle tête elle a ; le troisième ironise en demandant s’il parle bien de la tête. Gomez conclut l’échange en indiquant qu’il s’agit d’une chasse gardée. Tout en se rendant à la villa de Solteras High, il se dit que : Plus que le vent, c’est de la chaleur dont le reste du pays devait se prémunir à cette période de l’année. Une chaleur compacte et lourde qui vide l’eau des piscines et fait fondre le bitume. Une chaleur qui faisait le beurre de Gordon Cooling. Il sonne au portail et s’annonce. Il trouve madame Deville debout au bord de la piscine en bikini, l’air affligée. Elle se jette dans ses bras en déclarant que c’est horrible. Gomez constate que son maillot est sec, son corps brûlant, mais des larmes coulent sur son visage. Elle s’exclame : Rosco ! et elle désigne la piscine. Une forme noire ondoie sous la surface. Gomez met un temps à identifier ce dont il s’agit.


Une illustration de couverture à la composition marquante : le bleu ondoyant très chaud de la surface de l’eau de la piscine, les dalles basiques et bien nettes, la jeune femme dont seule la tête dépasse avec ses lunettes de soleil, le jeune homme typé avec son blouson en arrière-plan, et ce chien entre le beauceron et le chien thaïlandais à crête dorsale, avec son pénis pleinement apparent, tout un symbole, sans oublier le beau ciel bleu, et les dents taillées en pointe dans la gueule du chien. La composition semble dégager une menace sous-jacente et l’annonce d’un drame violent inéluctable. La séquence d’ouverture confirme immédiatement la violence et le genre du récit : un polar sous le soleil. Des malfrats règlent son compte à un jeune homme qui n’est pas en état de se défendre : un assassinat maquillé en accident, plus pour le principe que par réelle conviction. La narration visuelle est sèche et factuelle, sans fioriture, si ce n’est pour une sorte d’apparence avec un je-ne-sais-quoi d’artistique, dans la forme des visages, dans une discrète raideur des postures, dans une stylisation des décors. La deuxième séquence, également en quatre pages, confirme la sécheresse de la narration textuelle, la mise en œuvre d’une tonalité de type polar noir, avec une écriture affectée… et une grosse surprise. Le lecteur n’est pas prêt quant à la découverte de ce qui se trouve dans la piscine et le sort qui lui a été réservé. À l’évidence, l’intrigue va droit au but, avec une vraie maîtrise des codes du polar.



Le scénariste prend visiblement plaisir à utiliser les conventions textuelles du polar : des phrases sèches, des sentences bien tournées (comme ces chiens à qui on tend un sucre et qui te bouffent la main. Ou encore : Les humains ne volent pas – commentaire pour accompagner la chute dans le vide de Stefan), les remarques dénuées de sentiment, purement fonctionnelles (emmenez-le – en parlant d’un cadavre), les constats désabusés (Stefan donnait le meilleur de lui-même à l’entreprise de Je Williams, qui en profitait bien), la résignation devant les injustices sociales (par exemple la conviction que les comportements racistes sont immuables), le pouvoir de l’agent, le renoncement à ses principes comme obligation pour pouvoir s’extraire de sa condition économique catastrophique, etc. De son côté, l’artiste manie avec la même facilité les codes du genre, née d’une longue pratique et d’une compréhension en profondeur. Belle bagnole, visages désabusés des policiers, assurance tranquille des hommes de main, banalité d’une rue d’un quartier populaire contrastée avec le luxe et le calme de la piscine de la villa de luxe, conditions de travail harassante dans le garage ou dans la cuisine pour faire la plonge, scène de procès, etc. Le lecteur familier des polars en retrouve toutes les composantes familières mises en scène avec pragmatisme, évidence, dans une forme désabusée et blasée. Enfin… Pas tout à fait…


Les dessins présentent ce je-ne-sais-quoi décalé qui leur donne parfois un aspect maladroit, parfois enfantin, parfois très sophistiqué et artificiel. Le lecteur voit bien que les visages des personnages comprennent des exagérations, sciemment réalisées, ainsi que leur langage corporel : moue figée, expression exagérée comme si les individus se comportaient comme des acteurs sans en avoir le talent, petites touches artificielles (gouttes de sueur trop grosses, bouc crayonné à la va-vite), épaules tombantes sans raison, mensurations pas tout à fait parfaites de Mme Deville, sourire crétin tout en dents, stigmates raciaux artificiels, etc. De la même manière, l’artiste joue avec le dosage entre réalisme et représentation naïve : le portail en fer forgé de la villa des Deville, climatiseur parfaitement à sa place dans la ruelle à l’arrière du restaurant asiatique, ce qui produit un fort contraste avec la voiture représenté façon jouet fonçant sur la devanture du même restaurant asiatique, représentation schématique de la première page du journal du jour, etc. Le lecteur éprouve la sensation d’être bringuebalé entre une réalité concrète et réaliste, et des impressions floues et simplistes de l’environnement, ce qui produit un effet déstabilisant, comme si ses perceptions étaient mal réglées, comme si sa compréhension était fluctuante.



Évidemment, ce polar respecte le principe d’un individu malmené par la société assassiné dans des conditions indignes et sordides : poussé d’en haut d’une falaise après avoir été forcé d’ingurgiter de l’alcool pour maquiller les faits en accident. Évidemment, il y a une beauté fatale : la belle compagne du caïd, délaissé par celui-ci et traitée avec condescendance, voire mépris. Des hommes de main accomplissant les basses besognes sans état d’âme. Des policiers plus ou moins efficaces, plus ou moins motivés. Ce qui frappe, c’est la grande cohérence de l’ensemble, à la fois le comportement de chacun dans une forme de prédestination sociale inéluctable, à la fois comment ces différents individus évoluent et interagissent chacun à leur place dans ce microcosme. De la même manière, le lecteur est épaté par la complémentarité entre scénariste et artiste. L’assassinat initial se déroule avec plausibilité et évidence. La deuxième tentative d’assassinat établit en trois pages l’incompétence du tueur novice, qui à l’évidence n’est pas fait pour ça. Les auteurs ne se moquent pas de lui, ils montrent les choses comme elles sont. Quand s’en est trop pour Stefan Slovik, il se lance dans une nuit de folie : en huit pages, le personnage exerce sa vengeance par des actions simples et directes, s’attirant la sympathie du lecteur par ces gestes cathartiques en réaction au fait que la coupe est pleine.


D’un côté, les auteurs narrent une histoire inscrite dans une époque et une zone géographique bien déterminée, une fiction savamment composée, un exercice de style ou de genre parfaitement maîtrisé dans un ailleurs entre réalité et mythologie. D’un autre côté, le récit parle d’un individu aux origines modestes, destiné à une vie médiocre inéluctable, tentant la seule échappatoire qui s’offre à lui, ce qui accélère encore sa chute. Un destin intemporel, une histoire de mise en garde sur le caractère implacable de forces dépassant cet individu, entre le pouvoir de l’argent et des gens qui jouent avec d’autres règles que lui, et des méthodes qui ne seront jamais à sa portée, dans une société profondément inégalitaire qui lui est défavorable à vie. Le lecteur se rend progressivement compte que les personnages secondaires ne sont pas forcément mieux lotis malgré les apparences, entre le parrain qui ne peut pas, lui non plus, échapper aux conséquences de ses actes, l’inspecteur de police cantonné à un rôle fonctionnel, et le sort en apparence moins cruel pour madame Deville, pourtant elle aussi condamnée d’une certaine façon, en l’occurrence à reproduire les mêmes schémas. Sans en avoir conscience.


Un simple polar ? Oui, une mise à mort, un retour en arrière sur comment la pauvre victime en est arrivée là, et une enquête policière. Une narration visuelle qui embrasse les conventions du genre, des gros costauds dépourvus d’empathie au malheureux qui se venge avec passion. Un polar personnel ? Aussi, avec une personnalité insufflée dans les dessins qui montrent la fausseté de la réalité apparente, et un scénario avec des profondes racines dans la réalité sociale, acceptant les inégalités et la reproduction des classes. Noir.



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