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lundi 27 octobre 2025

L'Amourante

La beauté ?! C’est la plus grande arnaque de la création !


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Pierre Alexandrine pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-vingt-huit pages de bande dessinée.


Au temps présent, un soir à Paris, dans le vingtième arrondissement, non loin du parc des Buttes-Chaumont, Zayn, un jeune homme, se rend dans un bel appartement spacieux et haut de plafond, habité par Louise. Elle accepte qu’il monte chez elle. Elle l’accueille poliment en lui disant qu’elle était en train de s’endormir devant une série. Il est très impressionné par l’appartement. Il finit par indiquer qu’il est venu parce qu’il n’arrête pas de penser à elle depuis la dernière fois, et il voulait savoir s’il y avait la moindre chance que… Elle répond immédiatement : Non. Elle pensait avoir été claire : c’était bien, tous les deux, mais elle préfère qu’ils en restent là. Il lui dit qu’il ne comprend pas : c’est elle qui l’a abordé dans ce bar, qui l’a séduit, qui l’a embrassé, et cette nuit chez lui, il avait cru… Et ses textos à elle, ses déclarations enflammées. Elle ne s’en souvient pas. Il a juste besoin de comprendre pourquoi. Il la supplie. Elle finit par accepter, tout en le prévenant qu’il risque d’avoir du mal à la croire. Elle lâche le morceau : elle a fait en sorte qu’il tombe amoureux d’elle parce que, faute d’amour, elle se met à vieillir. Mais quand on l’aime elle devient éternelle. C’est la stricte vérité : tant que quelqu’un a des sentiments pour elle, elle ne peut pas vieillir. Elle lui montre un tableau dont elle a été le modèle, datant de 1527.



Zayn acceptant de l’écouter, Louise continue. Elle a dans les six ans, elle est née au quinzième siècle. Au risque de le décevoir, elle raconte qu’elle n’a pas rencontré beaucoup de gens célèbres. Jean-Sébastien Bach lui a parlé une fois. Elle a dû croiser Oscar Wilde à deux trois soirées. Elle a bu du porto avec Marlene Dietrich en 1934… C’est tout. Ah, et elle a couché avec Spinoza, excellent amant d’ailleurs. Répondant à une question du jeune homme, elle indique qu’il lui est arrivé quelques bricoles, mais la plupart des trucs qui font mourir les humains sont inefficaces sur elle. Son corps se régénère de façon quasi instantanée. Il n’y a guère que le feu qui puisse la détruire. Elle est née avec ce pouvoir miraculeux, et elle ignore d’où il lui vient. Devant ses yeux, elle se tire une belle dans la poitrine et en ressort indemne. Il comprend qu’elle est une sorte de vampire de l’amour et que la vie a dû être facile pour elle. Cette remarque la fait sortir de ses gonds. IL n’a aucune idée de ce à quoi ressemblait le monde avant son petit vingt-et-unième siècle. A-t-il déjà connu le vrai froid ? Et la faim ? La guerre ? La misère ? La peur ? A-t-il déjà été traqué par un village entier juste parce qu’on le trouvait bizarre ? Est-ce qu’on l’a déjà pendu parce qu’il avait flirté avec la mauvaise personne ? Combien de fois dans sa vie s’est-il fait traiter de succube ? De renarde, de stryge ? De chienne impudique ? De puterelle malfaisante et vérolée ?


Un point de départ fantastique très simple : tant que quelqu’un aime Louise, elle ne peut pas vieillir, et elle a maintenant six cents ans. Un jeune homme épris d’elle vient pour obtenir une réponse claire sur les raisons qui ont poussé Louise à le laisser tomber du jour au lendemain : parce qu’il est sympathique elle accepte de lui raconter son histoire. Le lecteur trouve ce qu’il est en droit d’attendre : des moments historiques, ou plutôt des époques identifiées avec parfois une référence historique, des leçons d’amour, ou plutôt de séduction, ou plutôt comment rendre un homme fou de désir, des périodes sans rien de particulier, le temps qui passe, le questionnement sur le pourquoi de cette immortalité, la solitude, la tentation de succomber à l’amour, etc. Il s’agit d’une histoire avec une forte pagination qui se lit très facilement. L’artiste se place dans un registre proche de la Ligne Claire : des traits de contours nets et une légère simplification dans les visages et dans la représentation des objets et des décors, par comparaison avec une approche qui aurait été plus photoréaliste. La mise en couleurs déroge quelque peu aux dogmes de la Ligne Claire : elle intègre des variations de nuances pour une même couleur, de discrets ombrages en fonction des sources de lumière, quelques rares effets discrètement expressionnistes. Le lecteur remarque également quelques personnages en ombre chinoise, se faisant écho entre ces séquences, une demi-douzaine de dessins en pleine page.



Le lecteur ressent immédiatement qu’il s’agit de l’œuvre d’un artiste complet : à la fois pour la complémentarité entre les textes et les dessins sans redondances, à la fois pour la personnalité de la narration. En effet l’appartenance à la famille de la Ligne Claire donne une apparence assez jeune aux personnages, de jeunes adultes en tout cas, à l’exception de Martin de la Fôle étant devenu un vieil homme, ou encore d’Eleanore, elle aussi atteinte par l’âge. Dans le même temps, le soin apporté aux tenues vestimentaires et aux décors place la narration visuelle dans un registre adulte, plutôt que tout public, sans voyeurisme graphique pour autant. Au fil des années qui passent, des décennies qui défilent, des siècles qui siècles qui s’accumulent, le personnage principal voit du paysage, à la fois par ses voyages, à la fois par l’évolution de la société aussi bien technologique que sociétale. Une fois bien calé dans son fauteuil dans ce bel appartement parisien aux côtés de Zayn pour écouter Louise, le lecteur voyage lui aussi : au galop dans un champ, dans une maison close parisienne au quinzième siècle y compris lors d’une réception aussi somptueuse que décadente ou dans la plus belle chambre, en Hollande au pied des moulins, dans une cathédrale, dans un grand bal à Venise, sur une scène de théâtre, aux portes de l’université de Samarcande, à la cour de Catherine II. Puis le temps d’une case : à Lhassa, à bord d’un grand voilier militaire, dans la jungle des Indes, au Japon devant le mont Fuji. Etc. L’artiste sait faire voyager le lecteur, sans ostentation, de manière organique et intégrée au récit, servant le déroulement de la vie de l’amourante.


Tout au long du récit, le lecteur relève également un usage à bon escient d’éléments visuels variés. Quelques exemples : trente pages muettes dépourvues de tout texte où les dessins portent toute la narration, cinq dessins en pleine page, un dessin en double page, quelques visuels se répondant (par exemple le passage au pied des moulins qui revient plus tard avec le même cadrage, mais à une autre saison, page cinquante rappelé en page cent-trente-trois), des silhouettes en ombre chinoise, le jeu des couleurs, etc. Il remarque que l’artiste utilise des découpages de page à base de cases rectangulaires bien alignées en bande, avec un nombre variable en fonction de la nature de la scène. Il met en œuvre une direction d’acteurs de type naturaliste, sans exagérer les émotions ou les gestes, sauf lorsqu’ils sont en représentation, littéralement sur une scène de théâtre, ou en phase de séduction en appliquant des techniques. Le lecteur se trouve vite séduit par cette narration visuelle facile à lire, agréable à l’œil, riche en informations sans être indigeste. Une narration douce et substantielle donnant à voir cette vie longue de plusieurs siècles, riche de voyages et de découvertes, avec quelques péripéties, sans se transformer en une suite d’aventures échevelées. Louise elle-même dit qu’elle n’a pas rencontré beaucoup de personnes célèbres.



L’histoire raconte donc la vie de cette femme qui se découvre un pouvoir extraordinaire : vivre éternellement jeune, sous réserve que quelqu’un soit amoureux d’elle. Elle rencontre Eleanor qui lui explique comment faire pour séduire et éveiller la passion, et les décennies se succèdent les unes aux autres. Le lecteur voit apparaître un thème : l’évolution de la vie amoureuse de Louise. Cela commence par un bon mariage de raison avec un paysan, puis par un veuvage soudain. Dans ce quinzième siècle, elle se retrouve jeune veuve sans le sou et décide de monter à Paris. Dépourvue de ressources, elle se retrouve contrainte à la prostitution dans une maison close, où ses qualités (la maladie n’a pas de prise sur elle, elle ne risque pas de tomber enceinte) en font une professionnelle inégalable. Puis le schéma s’inverse : ayant bénéficié de la tutelle d’une autre amourante, c’est elle qui suscite l’amour chez les hommes, selon sa volonté. Le lecteur assiste alors à une leçon, une technique en cinq étapes : le désir, le mystère, l’obstacle, une pincée d’espoir, la souffrance. L’amour devient ainsi un simple moyen pour parvenir à ses fins. Eleanor le décrit ainsi : Le véritable amour, celui qui fait brûler de désir et mourir de jalousie… L’amour qui brise les amitiés et provoque des guerres, le grand et terrible amour qui se presse dans les cœurs depuis que le monde est monde, ce n’est pas un noble sentiment. Il est chaotique, violent, incontrôlable. C’est une maladie…


L’histoire raconte également une forme d’émancipation : cette femme qui maîtrise son corps, qui séduit les hommes pour les utiliser, qui maîtrise parfaitement la psychologie de la séduction. Une chose importante à retenir, c’est qu’à chaque variété d’homme correspond une approche bien précise. Avec les jeunes, il suffit d’être entreprenante. Les types mûrs, il faut les flatter. Les riches, ne pas avoir l’air impressionné par leur argent. Avec les débauchés, il faut surjouer l’innocence. Avec les chastes, la dépravation. Être directe avec les timides et évasive avec les téméraires. Face à un orgueilleux, le coup de froideur indifférente est la meilleure option. Sauf si on a affaire à un demeuré. Auquel cas mieux vaut passer tout de suite à la technique de la demoiselle en détresse. […] Un être humain également détaché des contingences matérielles pouvant satisfaire sa soif de découvertes, de voyages, de savoir grâce à un temps sans limite. Une personne dans un corps jeune, avec une expérience de plusieurs siècles, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Comme tout être humain, Louise est la recherche du sens à donner à sa vie, à cette existence éternelle, cette vie dont elle a la totale jouissance et la totale responsabilité, dont la seule limite est de devoir s’accommoder des évolutions de la société.


Une simple histoire d’amour, ou d’amoureuse, avec une touche de fantastique ? Tellement plus que ça : une narration visuelle accessible et impeccable, riche et agréable, sympathique et solide. Un récit s’étalant sur plusieurs siècles, mêlant amour, séduction, quelques aventures, et une touche de perversité dans la manière d’instrumentaliser le désir des hommes. Un exercice de pensée sur ce que l’on peut attendre de l’existence, ou ce que l’on peut rechercher dans la vie de telles conditions de vie. Formidable.



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