Jean imagine déjà le journal, les moqueries, les pastiches, la zwanze.
Ce tome contient une histoire complète, de nature historique. Son édition originale date de 2021. Il a été réalisé par Daniel Couvreur et Denis Lapière pour le scénario, et par Christian Durieux pour les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingts pages de bande dessinée. Il comporte une postface de deux pages, écrite par Couvreur, et une autre d’une page écrite par Durieux évoquant quelques petits choix à réaliser par rapport à la réalité historique.
À l’époque contemporaine, les trois auteurs se trouvent dans les bureaux du Soir à Bruxelles. Daniel évoque la situation du journal à l’époque : Ils l’appelaient Le Soir emboché. Il a pu retrouver dans les archives une sorte de journal tenu par Marc Aubrion, c’est là qu’il a lu pour la première fois ce terme Emboché. Denis demande si c’est Aubrion qui est l’origine du Soir Volé. Le journaliste clarifie : Pas Le Soir Volé, mais le Faux Soir. Le Soir Volé, c’est le journal aux mains des Allemands, c’est Le Soir emboché justement. En réponse à une question de Christian, il précise qu’il a lu de larges extraits du journal d’Aubrion, et il en a préparé une copie pour son coscénariste. Denis parcourt en vitesse le récit : c’est formidable, un récit complètement exalté. Daniel confirme : Oui, quelque part, René Noël écrit qu’Aubrion était un grand échalas nerveux et enthousiaste. En réponse à un question, il détaille : Un canular, oui, et plusieurs en sont morts par la suite… Ils n’ont tué personne, ils n’ont détruit aucun bâtiment, aucune violence, et pourtant ce fait de résistance est remonté à la fois jusqu’à Hitler et jusqu’à Churchill ! Enfin, il indique qu’il a trouvé une offre de vente d’un exemplaire du Faux Soir et qu’il a fait une offre que le vendeur ne peut pas refuser.
Le 10 septembre 1943 à Bruxelles, il fait encore chaud, l’été tarde à se retirer. René Noël, dit Jean, marche dans la rue, croisant une patrouille de soldats allemands. Il est le responsable du Front de l’Indépendance (F.I.) pour le Brabant et le Hainaut. Jean se rend ainsi, en cette fin d’après-midi un peu étouffante, chez son ami le peintre Léon Navez. Mais il ne s’agit pas d’amitié cette fois. Ils ont rendez-vous. Léon le fait rentrer chez lui et il lui présente Marc Aubrion qui déclare qu’il se sent si inutile avec ses petites actions sporadiques, il est prêt à se mettre au service du F.I., il n’a pas d’attaches et il est déterminé. Jean sait que si Léon lui recommande quelqu’un, il peut lui faire confiance. Il boit donc une petite gorgée de mauvaise chicorée, sans rien laisser paraître de sa grimace, avant de se tourner vers Marc Aubrion et de lui annoncer qu’ils cherchent un responsable de presse, est-ce que cela lui conviendrait ? Quelques jours plus tard, Jean a convoqué Aubrion pour 19h30 place du Grand Sablon. Il lui annonce que son interlocuteur va devoir disparaître officiellement, quitter son emploi actuel et sa famille, sans donner d’explications à personne. Il se cachera dans une famille d’accueil qui ne connaîtra rien de Marc, M. et Mme Hellas, ils résident rue Cyriel-Verschaeren, à l’Evere. Et désormais, il portera le sobriquet d’Yvon.
Le lecteur prend l’ouvrage en main, et il découvre qu’il contient un encart inséré à l’intérieur : une reproduction intégrale du Faux Soir, une feuille indépendante qui se déplie et qui permet de lire l’édition de Le Soir du neuf novembre 1943.il y découvre les différents articles, les deux photographies, et les différentes rubriques : Nouvelles du pays, Un fait entre 1000, Les sports, Cinémas, Théâtres, Faits divers, Petites annonces, Nécrologie. Les auteurs ont fait le choix de construire leur récit sur la base de deux fils chronologiques différents : celui au temps présent dans lequel les auteurs se mettent en scène dans leur démarche de réaliser cette bande dessinée, et celui qui suit la conception, la fabrication et la distribution du Faux Soir par les différents acteurs. Ainsi les auteurs rendent hommage à la démarche de Marc Aubrion (nom de code Yvon), René Noël (Jean), Louis Müller (Jacques), Fernand Demany, Andrée Grandjean (1910-1999, avocate et journaliste), Ferdinand Wellens, Théo Mullier, Léon Navez (1900-1967, peintre). Au cours du récit, les auteurs font en sorte d’apporter les éléments d’information historique nécessaires à la compréhension des faits. À l’époque contemporaine, la conservatrice d’un musée explique à Lapière le fonctionnement du Front de l’Indépendance, et ses liens avec l’Armée des Partisans. Puis ils montrent comment René Noël entre en clandestinité, la manière dont il est hébergé, il est également question de la rétribution correspondante pour pouvoir vivre.
Dans un premier temps, le lecteur s’intéresse au récit de l’idée du Faux Soir et au reportage sur sa création. Il attend une reconstitution historique. Les dessins passent de personnages en train de se parler, représentés en plan taille ou en plan poitrine, à des cases présentant une plus forte densité d’informations visuelles. Lors de ces dialogues, il apprécie de pouvoir voir les tenues vestimentaires des uns et des autres, assez formelles. Majoritairement pantalon, chemise et veste pour les hommes, avec régulièrement une cravate, sans oublier les uniformes militaires pour les soldats de l’armée d’occupation. Le récit comporte quelques femmes, en nombre moins importants, avec en particulier l’avocate Andrée Grandjean, habillée d’un tailleur strict, visiblement sous le charme de Léon Navez et de son beau pull jacquart, avec qui elle partage une cigarette. Le dessinateur effectue également un gros travail de représentation de la ville : les rues pavées, les tramways, les façades des bâtiments et leur architecture, les bâtiments célèbres tel le palais de Justice, la place de la Bourse, la résidence Belvédère au 453 de l'avenue Louise, etc. Il montre également des éléments techniques essentiels pour le récit comme les machines d’imprimerie (en particulier une de marque Mariononi), les machines à écrire, les dentelures de journaux, un énorme massicot, les véhicules de distribution des journaux, et bien sûr les kiosques de la ville.
L’artiste reconstitue également les faits et gestes des résistants. Il sait bien capturer le besoin de vigilance pour eux : petits coups d’œil en arrière dans la rue, tension lorsqu’ils se déplacent après l’heure du couvre-feu, mines déterminées pour accomplir leurs missions, enthousiasme pour rédiger les articles à base de moqueries, pastiches et zwanze, action d’éclat pour endommager les véhicules de distribution des journaux, sourire en coin en voyant la réaction des lecteurs du Faux Soir. Le lecteur se retrouve pris par l’ambiance qu’il s’agisse d’une discussion en pleine rue entre Jean et Yvon pour évoquer l’entrée en clandestinité de ce dernier, des discussions discrètes dans les cafés entre conspirateurs, de la connivence née de la satisfaction de voir le projet progressivement devenir réalité, des échanges très professionnels devant la machine d’imprimerie pour arriver au résultat souhaité, c’est-à-dire des exemplaires qui pourront faire illusion quand ils seront remis aux kiosquiers, afin que ceux-ci les vendent sans soupçonner la supercherie. La quinzaine de pages consacrées au temps présent semblent faire écho à cette complicité : les trois auteurs travaillant de concert lors de réunions (qui n’ont rien de clandestines) pour rendre hommage à ces résistants utilisant une méthode totalement pacifiste.
Il s’agit pour les auteurs de raconter un haut fait de la Résistance belge pendant la seconde guerre mondiale. Dans la postface, Daniel Couvreur l’exprime ainsi : […] un exploit accompli dans un temps où les idéaux de fraternité, de démocratie étaient sous la botte de penseurs et de dirigeants prêts à toutes les extrémités pour fracturer les solidarités humaines et le vivre-ensemble. […] Le récit d’un petit groupe de citoyens courageux, animés par le formidable espoir de bâtir un monde meilleur. À la seule force de l’esprit et de l’humour, ils ont tenté pacifiquement de triompher de l’obscurantisme aveugle. Dans un moment où la population était ébranlée, désorientée, et offrait une proie facile à la propagande, ils ont tourné les faux prophètes et leurs collaborateurs en ridicule. En creux le lecteur retrouve ou découvre toutes ces qualités dans le mode opératoire qui est décrit, et dans le passage vers la fin qui informe sur ce qu’il est advenu des différentes personnes ayant participé à cette opération, une fois qu’ils ont été identifiés par les Nazis.
Le récit présente un autre intérêt, très factuel et pédagogique : comment s’y sont-ils pris ? Après tout, cela n’a pas l’air bien compliqué d’écrire de faux articles et de faire distribuer le journal correspondant dans les kiosques. Les auteurs savent bien mettre en place et montrer que l’occupation allemande implique une répression bien réelle, une atmosphère de suspicion (À qui se fier ?) et une résignation pour pouvoir survivre. Les artisans du Faux Soir ont bien l’intention de réussir leur projet, et d’y survivre. Le récit raconte et explique la réalité matérielle d’une telle entreprise : trouver une imprimerie et un propriétaire prêt à courir le risque quand bien même il est rétribué, trouver assez de rédacteurs pour remplir un journal, substituer le Faux Soir au vrai lors de la distribution, trouver le financement d’une telle opération. À la lecture apparaissent aussi bien la fragilité d’une telle entreprise qui peut être découverte à tout moment, que l’ingéniosité et l’entraide des participants.
Réaliser un faux numéro d’un quotidien, à base d’articles fonctionnant sur les moqueries, les pastiches, la zwanze, au nez et à la barbe de l’occupant allemand. Une entreprise de résistance totalement pacifique et belge, une ode au pouvoir de la presse et de l’humour. Les auteurs racontent cette aventure avec respect et réalisme, permettant au lecteur de comprendre et d’admirer le courage de ces résistants. Formidable.
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