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mercredi 8 octobre 2025

Épouvantail

Les mamans ne reviennent pas toujours, mais ne partent jamais vraiment.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Philippe Pelaez pour le scénario, et par Stéphane Sénégas pour les dessins. Il comporte cent-soixante-sept pages de bande dessinée en noir & blanc.


Au beau milieu d’un champ, au sommet d’une butte, se tient un épouvantail à l’ancienne, un mannequin grossier de bois avec un grand manteau flottant au vent, et un chapeau à large rebord. Une personne a fait un cauchemar. Un de ceux qui se nourrissent des vivants. L’épouvantail lui tournait le dos, il se rapprochait. Cette personne glissait lentement au-dessus du sol. Et soudain, dans le silence assourdissant de l’obscurité, il s’est retourné. Les coutures de son sourire ont sauté. Ces yeux faits de deux boutons se sont allumés d’une lumière jaune. Elle ne pouvait pas bouger. Ses bras de bois se sont soudain agités et à leur extrémité ont proliféré des serpents de doigts, entortillés telles les racines d’un arbre mauvais. Son manteau s’est ouvert sur un cep de treille noueux et putrescent qui ondulait comme une vis sans fin. Son sourire écartelé par les lames de ses dents affutées lui mangeait le visage. Elle ne pouvait détacher son regard de ses yeux de lune fauve. Il chantait… Chapitre un : Lily. Dans la cour d’une ferme, Lily, une enfant de cinq ans, chantonne la comptine Promenons-nous dans les bois, en ayant substitué l’épouvantail au loup, tout en nourrissant un groupe de poules. La fillette est rappelée à l’ordre par Belle-Mère, la nouvelle compagne de son père. Cette dernière lui fait une remontrance : Lily ne devrait pas donner à manger aux poules avec ses baskets toutes neuves et toutes blanches, elle lui avait dit de mettre ses bottines. Père intervient pour appuyer les dire de sa compagne, et Lily se fâche, et décide d’aller voir l’épouvantail dans le champ.



Alors que la fillette vient de partir, une voiture de police arrive et s’arrête dans la cour. Capitaine et son adjoint entre dans la ferme et posent quelques questions supplémentaires à Père, pendant que Belle-Mère leur sert un verre d’eau. Ils souhaitent avoir des détails supplémentaires sur le matin où s’est produit l’accident. L’heure, ce qu’a fait Père. Ce dernier raconte : Sept heures, sept heures quinze, oui. Le jour venait de se lever. C’est là qu’il s’est rendu compte que la barrière était mal fermée, et que deux chèvres en avaient profité pour s’échapper. Ça arrive régulièrement. Faut qu’il répare cette fichue barrière ! D’un autre côté, elles ne partent jamais bien loin. Mais parfois, elles vont jusqu’au bois. Et là, c’est plus coton pour les retrouver. Avant, il avait son chien, un beauceron, qui les retrouvait en deux temps, trois mouvements. Mais il est mort il y a quelques mois. Évidemment, cette fois-là, ça n’a pas loupé, elles étaient dans leur bois. Il n'aime pas y aller au bois. Et il n’aime pas quand les chèvres y vont pour boire dans l’étang… parce qu’il y a la route de l’autre côté, juste derrière le versant. Il a toujours peur que les chèvres traversent et se fassent renverser par une voiture ou un camion.


Ce récit présente plusieurs particularités qui lui donne une forte personnalité dès la première page. L’artiste réalise dessins un registre descriptif et réaliste, avec un degré de simplification, une forme d’exagération dans l’anatomie des personnages et dans leur visage, des traits de contour fins et cassants, des aplats de noir aux formes irrégulières et souvent acérées, un usage parcimonieux des nuances de gris en lavis, des exagérations ponctuelles de perspective pour rendre un moment plus dramatique. Deuxième singularité : dès le prologue, l’épouvantail incarne une force surnaturelle, dont la nature n’est pas explicite. Troisième caractéristique : Lily a un fort caractère et elle chante une comptine dans le premier chapitre, ce qui fait tout de suite penser le lecteur à un conte, association d’idées se produisant comme un automatisme, rapprochement également induit par la couverture, avec cette nuée noire émanant de l’épouvantail comme une sorte d’émanation d’une force surnaturelle. Autre caractéristique : le scénariste a fait le choix de ne nommer que deux personnages : Lily et sa mère biologique Ophélie. Charge au lecteur de nommer les autres personnages : Père, Belle-Mère, Capitaine pour l’inspecteur de police menant l’enquête, et encore quelques seconds rôles. En fait ce n’est pas tout à fait aussi restreint. Par la suite, Lily nomme trois animaux de la ferme : Poulette, Minette, Chevrette. Au cours du récit, une évidence s’impose à elle : elle doit trouver un nom à Épouvantail.



Régulièrement, les dessins et la mise en page dégagent un décalage, une étrangeté, entre menace potentielle, non-dit flagrant, réaction bizarre, et manifestation surnaturelle qui ne se trouve peut-être que dans l’esprit du personnage. Pour commencer, il en va ainsi de l’apparence de l’épouvantail : ses dents trop blanches et trop longues en page trois, les sortes de fins troncs entremêlés en page quatre. Toutefois, il faut attendre la page dix-neuf pour le revoir, une minuscule ombre chinoise au sommet de la colline. Par la suite, Épouvantail (avec une majuscule pour désigner le personnage) conserve une apparence quasi identique, immuable, si ce n’est pour son pardessus parfois agité par le vent, ou trempé par la pluie. Il retrouve un peu d’animation lors d’un cauchemar de Capitaine. Et pourtant, la narration visuelle en fait plus qu’une présence immobile, un personnage à part entière, aidée en cela par le fait que certains personnages l’entendent parler. La combinaison des dessins et des dialogues place le lecteur dans le doute, entre un conte dans lequel un objet inanimé est doté de conscience et d’une forme de parole, et la possibilité que tout cela ne soit que dans la tête des personnages qui l’entendent parler, ou peut-être même seulement l’interprétation qu’en fait un unique personnage, en l’occurrence Lily, en tant que narrateur possiblement non fiable.


D’ailleurs le traitement graphique de Lily donne l’impression qu’elle est constituée des mêmes éléments que Épouvantail. Un visage simplifié, presque chérubin, une coupe de cheveux avec une frange masquant tout le front, des yeux souvent réduits à deux points, un nez représenté par un petit trait horizontal, et une bouche soit également sous forme de court trait horizontal, soit parfois grande ouverte pour un sourire éclatant. Elle est le plus souvent vêtue d’une large robe d’enfant avec une poche centrale sur le devant, et elle porte ses bottes, après la première séquence. À deux ou trois reprises, une sorte d’ectoplasme d’une grande noirceur plane au-dessus de sa tête, alors qu’elle est sous l’influence de la colère. Les autres personnages présentent également chacun une caractéristique dans le visage qui fait hésiter le lecteur entre une touche caricaturale, ou une exagération inquiétante, comme si le récit pouvait basculer à tout moment dans l’horreur, ou en tout cas dans une sensation de bascule à tout moment. Le lecteur regarde ainsi Père costaud et au visage calme qui semble ne pas percevoir les accusations sous-jacentes, le petit visage de Belle-Mère avec ses yeux cachés derrière ses énormes lunettes comme si elle souhaitait rester en retrait, le visage un peu trop allongé de Capitaine comme s’il était capable de s’enfoncer comme un clou dans la vie des gens pour découvrir tout ce qu’ils préfèreraient laisser caché.



Les paysages eux-mêmes prennent souvent une allure expressionniste. Les troncs d’arbres du bois qui évoquent des tentacules en ombre chinoise. Les ondulations de la butte qui peuvent laisser penser que Épouvantail va dévaler sur la pente herbue. Un carré d’herbe isolé dans lequel Lily menace de s’enfoncer comme dans des sables mouvants. Une pluie dense dans un ciel gris, comme la pluie du jugement dernier prête à engloutir le monde. Un long couloir interminable avec une porte tout au fond de cette perspective ressemblant à un abyme. Dans le même temps, les personnages interagissent avec ces décors parfois presque animés, qui influent sur leur état d’esprit. À d’autres moments, c’est l’entrain de Lily qui va dominer, telle cette course en cariole, évoquant Calvin & Hobbes dans une activité similaire. Bien souvent, le lecteur ressent un vrai plaisir à découvrir et à savourer ces moments visuels, la prise de vue et la construction de page très vivantes.


Séduit par la narration visuelle et par le caractère entier de Lily, le lecteur se prête bien volontiers au jeu de relever une pièce de puzzle à la fois pour l’intrigue et de chercher comment elles s’assemblent, d’essayer de devancer les révélations pour comprendre ce que cachent les non-dits, ce que cherche Capitaine dans son enquête, qui est coupable de quoi. Peut-être un meurtre ? Peut-être deux ? En quoi Ophélie, la mère de Lily, et son absence sont liées au mystère ? Intriqué avec cette intrigue policière, le lecteur perçoit que les éléments de conte peuvent s’interpréter comme des métaphores. À l’évidence, la relation que Lily entretient avec Épouvantail constitue une image de des émotions et de leurs fluctuations de la petite fille vis-à-vis de l’absence de sa mère, du souvenir qu’elle en garde. Les propos tenus par Épouvantail peuvent être considérés comme l’inconscient de Lily qui exprime ce qu’il a capté, mais que la petite fille ne peut exprimer faute de mots. Puis d’autres personnages réagissent à Épouvantail comme s’il incarnait quelque chose pour eux, à chaque fois différent. Comme si le fait qu’il ait été fabriqué par Ophélie l’avait également doté d’une charge émotionnelle rémanente, l’avait chargé d’une énergie occulte. Inconsciemment, Lily ressent que Père ne lui a pas dit la vérité sur le sort de sa mère. Inconsciemment Capitaine ressent que la présence de Épouvantail a dû influer sur le déroulement de l’accident. Progressivement Épouvantail change de statut grâce à l’honnêteté de l’enfance, le fait de le nommer changeant sa nature.


Un album singulier. La narration visuelle en noir & blanc exprime à merveille les sensations de ce récit entre polar et conte, entre éléments factuels, ressentis, et non-dits, mensonges et culpabilité d’ordre divers. La narration met le lecteur en mode participatif, cherchant à deviner qui a fait quoi, à déterminer le lien entre des événements funestes, reconfigurant ses hypothèses à chaque nouvelle information. C’est encore Lily qui le dit le mieux : Ce qu’il y a de bien, quand on joue à refaire l’histoire, c’est qu’on peut changer la fin…



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