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lundi 13 octobre 2025

Les nageuses de minuit

L’espoir est notre résistance.


Ce tome contient une histoire indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025 pour la version française, traduite par Claudia Migliaccio. Il a été réalisé par Valentina Grande pour le scénario, et par Francesco Dibattista pour les dessins et les couleurs. Il comporte cent-soixante pages de bande dessinée.


En apnée. Au petit matin à New York, un équipage d’éboueurs est en train de collecter les poubelles. À cette époque, Viktoria Maria Matos Amato est enseignante et elle va bientôt avoir quarante ans. Les seuls choix qui s’offrent à elle sont de rester seule chez elle à se morfondre, ou bien de rentrer chez sa mère pour s’entendre dire que c’est de sa faute si elle est seule. Elle vit dans un petit cocon, et ça aurait pu continuer ainsi indéfiniment… mais ce ne fut pas le cas. Un jour, quelqu’un lui demanda un service. Ce matin-là, Vik suit sa routine : boire son café, laver sa tasse, laver son assiette, changer son regard devant le miroir de la salle de bain, donner à manger à son chat, sortir, prendre le métro tout en écoutant un podcast intitulé : Be creative. Une équipe de chercheurs de l’université du Colorado a récemment démontré que certaines actions quotidiennes permettent de se sentir heureux. Lesquelles ? La première : caresser un animal domestique. En effet, donner de l’amour fait se sentir bien. La deuxième : se rendre au travail en marchant. Faire bouger son corps au lieu d’utiliser sa voiture ! La troisième relève plutôt de la réflexion : donner un sens à sa vie. Qu’est-ce qui vous fait vous lever chaque matin ? La quatrième : être parmi les autres. Toujours assise dans le métro, Vik rabat la capuche de son hoodie sur sa tête.



Sous une pluie légère, Vik arrive à l’établissement scolaire où elle enseigne. La dame à l’accueil l’informe que la psychologue la cherchait, elle a demandé que Vik la rappelle, et elle lui donne le numéro. La psychologue a vraisemblablement besoin que Vik lui ramène quelque chose qu’elle a oublié ici. Vik l’appelle et la psychologue lui demande de lui ramener une sacoche rouge qu’elle a oubliée dans la salle des profs près de la machine à café, lui donnant rendez-vous à seize heures à la piscine du coin. À l’heure dite, la professeure se dépêche, la pluie ayant cessé. Elle arrive en retard à la piscine : elle l’a ratée. Elle regarde machinalement le panneau d’affichage : il y a une proposition pour des leçons de natation. Elle entend des notes de musique s’échapper et elle va voir le bassin par curiosité. Depuis la coursive en étage, elle découvre le bassin en contrebas, et un groupe d’une dizaine de femmes en plein exercice de nage synchronisée. Elle les regarde, fixant le visage serein de l’une d’elle, émergeant de la surface de l’eau les traits détendus, tenant la main de sa voisine. Puis elle regarde un groupe de quatre d’entre elles en train de sortir de l’eau, de papoter sur le rebord. Elle s’en va et retourne chez elle. Le soir dans son appartement, elle se prépare un œuf tout en téléphonant à sa mère. Elle finit par mettre le téléphone en haut-parleur, et elle la laisse parler toute seule, de son frère Jack et de ses soucis. Le chat interrompt la conversation en bondissant sur la table. Vik y met un terme et va regarder la verrière de l’’immeuble en face où quelqu’un est en train de jardiner la nuit.


Le texte de la quatrième de couverture évoque une histoire entre grand événement qui change la vie, ou peut-être simplement l’image que l’on a de soi-même. Dans les premières pages, le lecteur fait connaissance avec Viktoria Maria Matos Amato, une femme qui vit seule, qui sera bientôt quadragénaire, qui vit un quotidien tranquille, dans lequel la solitude semble lui peser. Atteignant cet âge symbolique, elle constate qu’elle ne vit pas en couple, que les conditions ne sont pas réunies pour qu’elle devienne mère, que la communication avec sa mère est à sens unique, que sa mère accorde plus d’attention à Jack, le frère de Vik. Au cours du récit, les auteurs montrent leur personnage dans des scènes du quotidien, dans sa démarche pour apprendre à nager, sans s’aventurer dans sa salle de classe. Dans la scène introductive, il n’est pas question d’un événement, mais d’un service demandé. De fait, ce roman reste dans le registre du quotidien, sans grande catastrophe, sans bouleversement extraordinaire. Vik prend le métro, se rend au boulot, s’inscrit à un cours de natation, rend visite à sa mère, effectue une promenade dans un parc avec son frère, accepte l’invitation à manger chez l’une des nageuses du groupe, fait plus ample connaissance avec certaines d’entre elles, un récit naturaliste.



Il faut un peu de temps au lecteur pour comprendre que l’illustration de couverture correspond plus à un songe qu’à un élément réel du récit. En revanche, il retrouve dans les pages intérieures une approche personnelle de la mise en couleurs, différente d’un rendu réaliste. Le premier chapitre baigne majoritairement dans une ambiance bleu-gris avec quelques teintes plus foncées, en particulier pour les cheveux de Vik, quelques fonds de case jaune pour un moment au cours duquel un frémissement d’émotion chez Vik semble possible, et quelques touches vertes pour le feuillage des arbres dans le parc. Tout du long, l’artiste utilise ainsi la palette de couleurs à des fins expressionnistes. Lorsque Vik va prendre sa première leçon de natation, les couleurs passent en négatif, avec des traits de contour blancs et des surfaces entre bordeaux et marron foncé. Los d’une séquence onirique les gouttières deviennent noires, en lieu et place du blanc dans le reste des planches. De temps à autre, la mise en couleurs se rapproche plus du naturalisme, essentiellement lors de séquences en extérieur, ou dans l’école. Pour la dernière séance de piscine, nocturne, c’est l’eau elle-même qui prend une teinte jaune très pâle pour un effet quasi féérique… qui se rapproche de la teinte de jaune utilisée pour l’éclairage de la serre au sommet de l’immeuble en face de celui de Vik. Le lecteur prend alors conscience que la mise en couleurs rapproche ainsi différents éléments visuels, participant à des associations d’idées.


Le récit commence avec une structure de page en gaufrier : trois bandes de deux cases avec une bordure tracée avec un trait fin. La page dix-sept est construite sur la base d’une illustration en pleine page, avec deux cases en incrustation dans la partie supérieure. Le lecteur va ainsi découvrir quelques autres illustrations en pleine page, avec ou sans incrustation, et quelques dessins en double page. En pages quatre-vingt-huit et quatre-vingt-neuf, le dessinateur joue sur la disposition des cases pour le soir de Noël, comme de petites cases collées sur la page blanche, sans être alignées en bande. Dans les vestiaires de la piscine, les cases sont dépourvues de bordure. Enfin l’album compte quarante-trois pages muettes, dépourvues de tout mot. Cette diversité dans la forme des pages met en avant certains moments contemplatifs, certains lieux, certaines interactions, pointe du doigt vers quoi se tourne l’attention de Vik. Par exemple un ballon de baudruche coincé dans les branches d’un arbre : le lecteur comprend alors qu’elle y voit une forme de métaphore, comme sa progression dans la vie coincée par des circonstances immuables. Dans le même temps, les dessins s’inscrivent dans une veine descriptive et concrète, emmenant le lecteur aussi bien dans la piscine, dans son bassin, dans les vestiaires, que dans une rue encore trempée par la pluie, dans un grand parc, dans le passage sous le bassin d’un aquarium avec les poissons qui passent au-dessus des visiteurs, etc.



Le lecteur se rend compte qu’il est très sensible à la symbiose entre récit et narration visuelle, comme si les deux étaient la création d’une seule et même personne. Il éprouve tout de suite de l’empathie pour cette femme à la vie régulière et bien tranquille, se sentant habitée par un sentiment de passer à côté de la vie. Arrivée à cet âge, elle doit se résoudre à constater qu’elle n’aura vraisemblablement pas d’enfant, pas de vie de couple. Elle se heurte également au fait que la relation avec sa mère est au mieux superficielle, au pire consacrée à Jack le frère de Vik. Par curiosité, elle découvre également le contenu de son évaluation par la psychologue de l’école, et ce n’est pas terrible. Il la prend en sympathie avec la même facilité, car elle ne se lamente pas, elle accepte le désagrément causé par le constat de la situation de sa vie. Elle aurait peut-être pu mieux faire, elle peut encore mieux faire. En réaction au podcast, il n’y a finalement qu’une action quotidienne qu’elle ne parvient pas à réaliser : Être parmi les autres.


Petit à petit, le lecteur remarque que les principaux personnages sont tous féminins. Ce constat se fait progressivement car la tonalité de la narration n’embrasse pas ouvertement le féminisme, et est dépourvue de revendications. En revanche, plusieurs questionnements relèvent de la sphère féminine : être mère ou pas, la sécheresse du corps (évoqué dans un poème déclamé sur scène par l’une des amies nageuses), concilier la vie professionnelle avec élever ses enfants, etc. D’autres sujets sont universels : le temps qui passe, les possibilités qui diminuent, la relation avec sa mère, l’envie de sortir d’une routine découlant de sa personnalité propre, la difficulté à surmonter ses appréhensions, le poids du passé sur le présent, etc. Dans une scène très réussie, Vik parvient à exprimer ses conseils à l’enfant qu’elle fut, pour la réconforter. Une démarche et des émotions parlant aussi bien aux lectrices qu’aux lecteurs.


Une couverture un peu cryptique, entre promesse d’une amitié entre deux femmes, et un environnement quasi onirique mélangeant serre et piscine. Un récit à la narration visuelle riche et variée, parfaitement en phase avec le récit, exprimant avec justesse les ressentis des personnages. Le constat d’une trajectoire de vie en décalage avec l’image du bonheur et de la normalité sociale. Cette prise de conscience en douceur amène le personnage principal à trouver l’’envie nécessaire pour entamer tranquillement un nouveau projet. Réaliste et chaleureux.



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