Régner par la violence et la contrainte n’amène que révoltes et haines.
Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 4 - Tome 1 - Lord Heron (2021). Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Paul Teng pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993.
Ayant appris la mort de leur chef, Sobold, le clan des Greenwald envoya une délégation au château de Lord Heron. La colère grondait au sein du clan, on ne s’expliquait pas cette mort subite, certaines circonstances paraissaient douteuses, qui donnaient à l’événement une couleur sombre, propice aux soupçons. Ils étaient attendus. Dans l’enceinte du château, Lord Heron indique à sa fille que les membres du clan demanderont des explications, car la mort brutale de l’époux d’Aylissa quasiment dans ses bras, leur paraîtra pour le moins suspecte. Il ajoute qu’ils voudront voir le corps. Dans une robe de deuil, la jeune femme répond qu’ils arrivent trop tard, car le corps vient d’être brûlé lors de la cérémonie des adieux. Pendant ladite cérémonie, le père conseille à sa fille de se montrer plus affligée. De leur côté, Seamus et Sobian échangent sur la situation. Elle lui indique que les cendres enfouissent tous les secrets, ils ne connaîtront jamais les véritables causes de la mort de Sobold, même s’ils ont une petite idée à ce sujet. Elle enjoint son interlocuteur qu’en attendant, ils respectent le chagrin de sa cousine.
Un peu plus tard, le clan des Greenwald vient se présenter devant Lord Heron assis sur le trône, avec des soldats postés, et sa fille à ses côtés. Previan, le chef de clan, s’avance pour faire sa déclaration. Par le mariage de Sobold à Aylissa, leur clan était acquis aux Sudenne, maintenant qu’il n’est plus, qui les oblige à respecter sa volonté ? Derrière lui, un guerrier ajoute un avis non sollicité : Jamais une femme ne commandera le Greenwald. Il continue : Les femmelettes aux cuisines, les hommes sur les champs de bataille, ça s’est toujours passé ainsi, ça se passera toujours ainsi ! Sioban intervient : elle lui demande s’il oublie qui se trouve à la tête des Sudenne, c’est-à-dire elle-même. Est-ce qu’il oublie qui a vaincu le mage Bedlam sur le champ de bataille ? Une femme justement ! Previan reprend la parole : il salue Sioban, fille du Loup Blanc, et lui déclare qu’il respecte le rang qui est celui de Sioban, mais ce n’est pas à elle que les tribus du Greenwald doivent allégeance. Il reconnaît que c’est bien joué de la part de la reine d’assister sa cousine Aylissa. Cette dernière intervient à son tour et elle déclare qu’elle peut très bien se débrouiller toute seule. Elle se tourne alors vers le guerrier à la hache qui s’est montré misogyne pour lui dire qu’elle n’a pas sa force, mais qu’elle peut être très rapide. Elle joint le geste à la parole et l’égorge d’un coup de dague bien placé. Sioban conseille à Previan de ne pas intervenir et de dire à ses hommes de reculer.
L’affaire semblait pliée en fin du tome précédent : Sioban avait découvert le repère du dragon Niddhog, et elle s’était rendue maîtresse de la bête, d’une manière la rendant légitime aux yeux des différentes factions. Fin de l’histoire : elle et Seamus peuvent reprendre la route. Le titre de ce tome remet immédiatement les idées en place dans la tête du lecteur. De fait, en un seul tome, Aylissa a volé la vedette, et s’est imposée comme le personnage principal. Une jeune femme très attirante, qui n’a pas froid aux yeux, qui se sert de ses atouts féminins pour séduire les hommes et prendre le dessus sur ceux qui contribuent à sa quête de pouvoir, les faisant succomber d’abord à ses charmes, puis à un assassinat maquillé. À l’évidence, le dessinateur est également sous le charme : une mince silhouette à l’apparence gracile et fragile, un regard clair et des yeux qui ne clignent jamais, un physique parfait qu’elle n’hésite pas à montrer, avec une touche d’exhibitionnisme, une femme fatale dans tous les sens du terme, une tueuse de sang-froid, aussi bien par personne interposée, que se salissant les mains elle-même. Le lecteur se sent gagné par le même effroi que Seamus, la terreur même, quand il se retrouve enchaîné dans une cellule, face à elle, sans aucun témoin. Traumatisant.
Sioban et Seamus subissant un contretemps pour reprendre la route, le lecteur comprend petit à petit le sens du titre de ce cycle : les Sudenne. Il était parti avec l’a priori que le terme renvoie à Sioban et à ses démarches pour rétablir une dynastie. Or la voilà coincée au château de Lord Heron, sans bien mesurer le degré d’ambition de sa cousine, pour laquelle la fin justifie tous les moyens. Le récit commence alors par l’arrivée du clan du défunt Sobold. Le dessinateur se montre toujours aussi naturaliste et juste dans ce registre : les pierres des murailles et des murs, les éléments architecturaux dont les arches avec leur clé de voûte, le volume et les aménagements des pièces intérieures en fonction de leur usage avec des détails bien choisis (un tapis, un motif mural, des tentures), etc. Après une longue scène de bataille, le lecteur revient finalement bien volontiers au château, malgré le départ encore une fois contrarié. Il savoure une vue éloignée différente depuis un marais, une lanterne allongée accrochée dans un couloir, les victuailles très particulières dans la pièce réservée aux expériences d’Aylissa, l’énorme chandelier suspendu au plafond dans l’immense salle des négociations, les escaliers couverts extérieurs en bois, les pièces de ferronnerie sur les portes massives, la herse métallique de la porte principale, les casiers pour ranger les livres, les anneaux dans le mur de la cellule pour faire passer les chaînes des prisonniers, etc. À l’évidence, l’artiste a consacré un temps considérable à se documenter pour donner corps à ce château.
Dès la première case, le lecteur s’immerge également dans les extérieurs, en l’occurrence, en voyant passer des hommes en arme, ceux du clan des Greenwald, se dirigeant vers le château de Lord Heron. Il y a la route en terre avec la poussière soulevée par les sabots, les bosquets d’arbres de la campagne, les zones herbues, quelques pierres regroupées ensemble, la plus grande portant des glyphes. Après cette séquence au château, Sioban, en tenue de combat, se joint au détachement des Greenwald pour aller se confronter au clan des Sacrifiés dont les intentions ne sont pas claires. À nouveau, le dessinateur effectue un travail d’une rare consistance dans la représentation réaliste et les détails, en toute discrétion. À nouveau le lecteur se rend compte que son regard ralentit insensiblement, et inconsciemment, attiré par un élément ou un autre. Un tapis de selle en fourrure, le mode d’attache du bâton Harfingg sur le dos de Sioban, les petites plaques d’armure fixées une à une sur une tunique, la diversité et la cohérence des formations rocheuses perceptibles sur le terrain, le mode de fixation de la tête d’une hache de combat sur son manche, la courbure d’une lame de poignard, etc. Ou encore quelques jours après la bataille, au village qui fut ravagé par les Sacrifiés, pour montrer les hommes au travail pour reconstruire une charpente. La coloriste fait à nouveau des merveilles pour nourrir les dessins, sans supplanter ou écraser les traits encrés, avec un adoucissement de la brillance des couleurs, pour un effet plus naturel. En fonction de ses goûts, le lecteur apprécie la manière de souligner les variations de teinte dans les pierres taillées des bâtiments, le rendu à la fois organique et sophistiqué des variations de vert dans la lande. Éventuellement, il peut s’interroger sur les produis de beauté ou la génétique qui permettent à Aylissa d’avoir une teinte de peau aussi changeante à la lumière.
L’intrigue semble prendre le lecteur à contrepied en s’attardant sur des événements qui semblaient réglés, ou pouvoir attendre : que ce soient les manigances d’Aylissa, ou le sort du Niddhog. En fait le scénariste maintient un bon rythme pour son récit : à peine Aylissa a-t-elle établi le ralliement du clan des Greenwald aux Sudenne, qu’elle passe au clan suivant, et le Niddhog repasse à l’action dès ce tome. À quelques reprises, le lecteur se dit que Dufaux use de son droit de licence artistique sans ménagement : il fait surgir un événement ou une action d’une manière qui peut sembler arbitraire : l’égorgement d’un guerrier Greenwald de sang-froid devant toute l’assistance, l’entrée en scène du clan des Sacrifiés et toute leur histoire, la révélation ou la confirmation de la nature du Niddhog, le sort du Harfingg, ou encore un marchand proposant un objet récurrent de la série, comme s’il sortait de nulle part. D’un autre côté…
Le scénariste continue de développer sa saga, par cycle, comme il l’a annoncé dans l’introduction du cycle deux. Au fur et à mesure des tomes, il prend conscience des possibilités qu’offre ce monde, qu’il découvre comme si elles existaient par elles-mêmes. Le lecteur accro à la série retrouve avec toujours le même plaisir les éléments récurrents et leurs évolutions : la confirmation sur la nature du Niddhog (pouvant être anticipée s’il a lu le cycle Les sorcières), celle sur l’héritage de Sioban, et bien sûr l’acquisition d’un Fitchell (les connaisseurs apprécieront). Bien évidemment le principe du Yin et du Yang reste au cœur de la dynamique du récit : le Mal au cœur du Bien, et réciproquement. Le poids du passé s’impose aux jeunes générations, l’Histoire modèle leurs vies, ce que l’on peut désigner également du terme de Destin, donnant incidemment à s’interroger sur la part de libre arbitre chez les personnages. La série met également en scène une famille, avec ses liens biaisés par les rivalités, les obligations de fidélité, les ambitions personnelles et les ressentiments justifiés ou non. En considérant le comportement d’Aylissa vis-à-vis de son père et de Lord Heron vis-à-vis de sa nièce, apparaît également une mise en scène de l’amour paternel, malgré les exactions de sa fille naturelle, avec un transfert possible sur une autre jeune femme du même âge, malgré un conflit d’intérêt.
Le lecteur n’est pas prêt pour ce que les auteurs lui ont réservé dans ce tome. L’artiste se montre d’une minutie toute naturelle et discrète, donnant une consistance et plausibilité extraordinaire à ce que montrent et racontent les dessins. Le scénariste semble développer et intégrer beaucoup plus de choses que dans une série progressant tranquillement. Le spectacle d’un récit médiéval fantastique fait son œuvre grâce à la consistance de la narration visuelle et la densité de l’intrigue. Les thèmes des différents cycles continuent de bénéficier de nouveaux éclairages, avec des questionnements aussi bien philosophiques que qu’affectifs au sein de la famille. Du grand art.
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