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mercredi 15 octobre 2025

Le cœur couronné, T02 Le piège de l'irrationnel

Tu es en train de réaliser ton rêve, non ? Te départir de ton identité !


Ce tome est le second d’une trilogie portant le titre de : Le cœur couronné. Il fait suite à La folle du Sacré-Cœur (1992) qu’il faut avoir lu avant pour comprendre l’histoire. Son édition originale date de 1993. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Mœbius pour les dessins, avec des couleurs réalisées par Scarlet Smulkowski. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. La trilogie se termine avec Le fou de la Sorbonne (1998).


Alain Mangel a loué une villa à Deauville, où il subvient aux besoins de sa jeune compagne Elizabeth qui est enceinte de lui, de Mouhammad qui se fait appeler Saint Joseph, et de Rosanna Galvez, fille d’un baron de la drogue colombien. Il vient d’aller acheter des sandwichs et des boissons et il leur apporte sur la plage. Tout en marchant i s’interroge sur l’amour : ils l’aiment bien sûr, mais qu’entend-on juste par aimer ? Oh… Tous l’aiment, bien sûr ! Certes… Mais qu’entend-on au juste par aimer ? […] Dans ce même vocable convergent tant charité que convoitise, désir égoïste qu’abnégation sans réserve, dans une apothéose du souci de soi-même et du souci d’autrui poussé à son paroxysme. Mais en dépit de ces oppositions dramatiques, l’amour reste don de soi ! Offrande… Aux côtés de ce professeur de philosophie, se tient le spectre incarnant toute la partie refoulée de sa personnalité. Ce spectre répond qu’il n’est offrande qui ne trahisse un besoin tyrannique de manipuler l’autre pour le posséder. Il continue : tout don est prédateur dans son essence, et tous les agissements de l’individu sont avant tout lucratifs. Ce cynisme laisse Alain pantois : oui, l’existence à jamais renouvelée s’impose à lui avec toute la pesanteur d’un contrat irésiliable. Il se force à aimer puisqu’immergé, submergé dans l’horreur d’être, il en vient à penser comme Sartre que Exister, c’est se boire sans soif. Le spectre répond que pour Alain, la souffrance amoureuse n’est qu’une manière sournoise d’être heureux.



Alain et le spectre arrivent auprès des trois jeunes gens. Alain Mangel fait un état des lieux de la situation : il a toujours voulu répudier ce monde, sans jamais y parvenir, et aujourd’hui c’est le monde qui le répudie, jamais plus il ne le laissera lui revenir. Alain continue : il est désormais le complice d’un drogué assassin de deux aides-soignants, de la fille d’un gangster colombien qui se prend pour la concubine du Seigneur, et il a engrossé cette pauvre folle qui s’imagine qu’elle va donner le jour à un prophète. Lequel pourrait se révéler être un mongolien, étant donné ses problèmes génétiques passés. Ce à quoi le spectre répond que le philosophe est en train de réaliser son rêve : se départir de son identité. Le philosophe se concentre sur les jeunes gens et il leur tend les victuailles. Mouhammad prend deux sandwichs. Elizabeth lui fait une longue liste de courses : des ortolans, du fromage, du foie gras et du caviar, un bon kilo, plus deux bouteilles de champagne. Eux vont aller se baigner, puis ils l’attendront à la maison. Elle ajoute enfin : du chocolat, et un grand gâteau plein de crème chantilly.


Ce tome commence immédiatement après la fin du premier, et le personnage principal présente sa version des faits en résumé dans les planches deux et trois. Le lecteur se souvient que tout avait commencé dans un amphithéâtre de la Sorbonne, avec un professeur d’université et une jeune femme qui est amoureuse de lui et qui veut qu’il lui fasse un enfant. Viennent se greffer une fille de narco-trafiquant colombien, et un une jeune arabe avec un pistolet, ainsi que des graves problèmes de digestion. L’histoire se poursuit dans la même veine avec des éléments religieux, des réflexions philosophiques et des événements sortant de l’ordinaire. Elizabeth est censée accoucher d’un nouveau prophète, Rosanna est considérée comme la réincarnation de la vierge Marie et elle se proclame comme le Christ androgyne, et Mouhammad se fait appeler Saint Joseph. Ils évoquent régulièrement la foi et Dieu. Alain Mangel, Zacharie Mangelowsky de son vrai nom, subit un baptême très particulier et très charnel, réalisé par eux trois. Il doit également retourner à la basilique du Sacré-Cœur pour dérober la fiole des saintes huiles, et il tombe en pleine réunion d’une convention œcuménique. Sans oublier la vieille clocharde et son chien, déjà apparus dans le premier tome qui pose une question redoutable : Où est Dieu ? à laquelle le représentant de chaque religion propose une réponse différente et exclusive des autres.



Rien que dans cette dimension religieuse, le lecteur retrouve toute l’outrance du scénariste, qui s’éloigne de manière significative d’un réalisme plausible, pour lui préférer une veine de comédie mêlée d’absurde. Il n’y a qu’à voir le jeu d’acteur dramatique de la clocharde qui se proclame être Dieu devant tous les représentants religieux. Les auteurs font montre d’un solide sens humoristique s’exprimant sous différentes formes comiques. Alors que la carte de crédit du professeur est refusée parce que son compte en banque est vide, Elizabeth le tance vertement, en lui expliquant qu’il suffit de s’en remettre à la providence divine. Cela donne lieu à une scène de choix de chevaux pour parier dans un PMU, à base d’analyse ésotérique des noms des canassons : un moment d’anthologie entre absurde et pseudo-mysticisme. Le dessinateur participe lui aussi à la narration humoristique et iconoclaste. Il s’amuse bien avec les onomatopées de bruitage quand Mangel se retrouve en urgence aux toilettes pour déféquer, sans oublier les feuilles de papier toilette qu’il sème derrière lui parce qu’Elizabeth le sort de force des WC et ne lui laisse pas le temps de remonter son pantalon. Il s’amuse tout autant avec les émotions qui passent sur le visage de Mangel et les mimiques correspondantes. Le jeu d’acteur du spectre devient de plus en plus expressif. Et rien de cela ne prépare le lecteur à la scène finale de quatorze pages qui mêle les protagonistes, avec un gang de narcotrafiquants, les services secrets colombiens, un commando de la DEA (Drug Enforcement Administration), avec un enlèvement en zodiac, un hélicoptère, un sous-marin, un groupe de trois autres hélicoptères et un avion !


Comme dans le premier tome, Mœbius gère la narration visuelle de main de maître. Il rationnalise la représentation des décors, les dessinant très régulièrement, dans plus du trois quarts des cases, et s’en affranchissant quand la scène se focalise sur le dialogue des personnages, tout en mettant en œuvre une direction d’acteurs organique et expressive. Majoritairement, ce deuxième tome reste dans un monde assez réel, et l’artiste emmène ainsi le lecteur dans des lieux ordinaires : à la plage avec les baigneurs et ceux qui bronzent, au supermarché pour faire les courses, dans un troquet pour parier sur les chevaux, sur l’emmarchement de la basilique du Sacré-Cœur, à l’intérieur de cet édifice religieux, dans les rues chaudes de Pigalle. Il s’éloigne un peu de l’ordinaire avec la décoration intérieure de la chambre de Rosanna Galvez, transformée en une sorte de chapelle à sa gloire. Il se déchaîne avec la prise de vue de l’affrontement entre les différentes factions pour déterminer qui parviendra à enlever la fille du narcotrafiquant. Un très grand moment de scène d’action, qui fait repenser aux autres séquences rendues plausibles par la narration visuelle, malgré leur caractère énorme.



Le voyage d’éveil d’Alain Mangel continue. Comme dans le tome précédent, il cite quelques philosophes : Edmund Husserl (1859-1938), Martin Heidegger (1889-1976), Épictète (50-125 ou 130), Carl Gustav Jung (1875-1961). Il se retrouve confronté aux convictions religieuses du trio qu’il a pris en charge, et au doute. Il se trouve pris dans un mouvement de balancier entre les croire sur parole, ou les considérer comme de doux dingues animés par une ferveur religieuse. Il est mis face à des événements improbables, survenant comme s’il y avait un dessein divin, et qu’Elizabeth sait comment accéder à la compréhension de certaines bribes. Il reste également déchiré entre les choix qu’il a fait pour mener sa carrière de professeur de philosophie en université avec la discipline à laquelle il s’est astreint, et la responsabilité qu’il ressent vis-à-vis d’Elizabeth qu’il a mise enceinte. Ses émotions refoulées s’incarnent dans un jeune homme aux oreilles pointues qui lui enjoint de céder à ses pulsions, qu’elles soient de nature sexuelle, ou qu’elles relèvent d’une forme d’instinct de survie égocentré.


Dans le même temps, le spectre incarnant ses pulsions refoulées fait observer à Alain Mangel que ce dernier est en train de réaliser son rêve : se départir de son identité. Dans sa démarche philosophique, le professeur fait enfin l’expérience d’une autre vie, avec d’autres valeurs, d’autres objectifs. Il vit l’expérience de remettre en cause ses principes et ses convictions intimes patiemment construites sur le long terme. Il glisse du rationnel vers l’émotion. Au fil de ce second tome, le personnage principal se retrouve à s’attacher à l’autre, pour annihiler la souffrance d’être lui-même, à essayer de pardonner en secret, de donner de l’amour, pour finir par le recevoir en retour, à remettre en cause la croyance invétérée en la toute-puissance de la causalité, à accepter que tous les fantasmes qu’il a refoulés lui appartiennent encore, que tout jugement de valeur n’est qu’illusion, ainsi que toute opinion sur autrui, etc. Le lecteur ressent que l’auteur lui-même a progressé sur ce même chemin, sûrement de manière plus prosaïque (sans les hélicoptères), se posant ces questions, s’interrogeant sur ces alternatives.


Une quête spirituelle, une profonde remise en question de ses valeurs et de son mode de vie, des interrogations sur le sens de la vie et sa recherche. Et aussi, une aventure hors du commun, un professeur de philosophie se trouvant impliqué, voire responsables de trois jeunes adultes illuminés, entre synchronicité et absurde. Une narration visuelle de haute volée, rendant tout plausible et évident, quel que soit le degré de folie. Un voyage essentiel qui ne se prend pas au sérieux. Comme le résume le personnage principal dans la dernière page : Où ces rebondissements vont-ils le mener ? En quoi va-t-il devoir encore se transformer ? Qu’est que la folie ? Serait-il possible que Dieu existe ?



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