Les caprices du destin en ont décidé ainsi.
Ce tome contient un récit de nature biographique, indépendant de tout autre, ne nécessitant pas de connaissance préalable. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Juan Díaz Canales pour le scénario et par Jesús Alonso Iglesias pour les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix pages de bande dessinée.
En 1979, dans le quartier de North Hollywood, deux policiers toquent à la porte d’un appartement. À l’intérieur, c’est le désordre : des cailloux dans un bol, un livre avec des marque-pages, une plante verte morte, des bouteilles d’alcool vides, une pile de magazines, des déchets par terre, un iguane qui se balade en liberté. L’un des policiers s’apprête à enfoncer la porte, l’autre tourne simplement le bouton et entre : c’est ouvert. Ils sont enveloppés par une odeur nauséabonde. Ils avancent dans l’appartement et découvrent le cadavre d’une femme, ainsi que l’état lamentable de l’habitation. Le plus ancien prononce la sentence : il peut résumer en un seul mot le rapport, surdose. Le second observe le cadavre et commence à prendre des notes. Femme blanche, type caucasien, quarante ans environ. Cause probable de la mort, overdose. Désordre caractéristique d‘un mode de vie bohême (artiste). Possible lettre de suicide. Demande expertise graphologique. Vérifier éventuelle appartenance à une secte. Aucune trace de document permettant l’identification. L’iguane regagne lentement la fraîcheur des plantes vertes.
1951, dans le cinéma de Studio City, en Californie, les époux Sill ont emmené leur fille voir un film de science-fiction de série B avec des monstres : à l’écran une sorte d’iguane géant est en train de terrasser un crocodile. Milford Sill se penche vers sa fille Judee pour lui faire remarquer qu’il lui avait bien dit qu’il était invincible leur Gregory. Puis il se tourne vers sa femme Oneta pour lui demander si elle aime le film. Elle répond sèchement que ce qu’elle aime, ce sont les gens qui parlent au cinéma. Il maugrée qu’elle n’aime rien : elle n’aime pas les gens, elle n’aime pas le cinéma, elle n’aime pas son travail. Elle lui rétorque que faire du trafic de bestioles, elle n’appelle pas ça un travail. Il la corrige : Importateur d’animaux exotiques, et d’ailleurs Hollywood ne trouve pas si minable que ça. À la sortie de la séance, le père a pris sa fille sur ses épaules et il lui promet d’aller voir un Tom et Jerry le lendemain. 1961 dans la vallée de San Fernando, Judee est allongée dans son lit sans bouger à rêvasser. Sa nouvelle mère entre pour lui dire sèchement qu’elle ressemble à son père. L’adolescente lui rétorque que ce n’est pas étonnant, ils sont morts tous les deux. Sa belle-mère lui répond qu’elle ne sait pas si Judee est morte, mais que ce qui est sûr c’est qu’elle n’a pas de cœur, elle estime que l’adolescente est cruelle et qu’elle leur gâche la vie à son père et elle. Toujours allongée et dans un grand calme, la jeune fille répond qu’ils n’ont besoin de personne pour leur gâcher la vie, qu’ils y arrivent très tout seul… Enfin avec l’aide de l’alcool…
Il s’agit de la biographie d’une chanteuse et compositrice américaine, ayant réellement vécu, née en 1944 à Studio City, un quartier de Los Angeles et décédée en 1979, dans le quartier North Hollywood, dans la vallée de San Fernando à Los Angeles. Du temps son vivant, elle a enregistré deux albums en studio qui ont été publiés par la maison de disques Asylum : Judee Sill (1971), puis Heart Food (1973). Elle avait commencé à en enregistrer un troisième Dreams come true qui sera publié en 2005. La séquence d’ouverture ne laisse planer aucun doute sur le destin de cette artiste : mort solitaire, suite à une addiction aux drogues, dans un appartement aux allures de dépotoir, avec deux particularités : un exemplaire de ses albums, et un iguane domestique en liberté. Les auteurs ont choisi d’évoquer cette vie dans une chronologie recomposée passant de 1979 à North Hollywood, puis 1951, 1961, 1972, 1961, 1979, 1962, 1964, 1972, 1980, 1966, 1968, 1967, 1968, 1982, 1972, 1973, 1975, 1994, 1979, pour finir en 1995 à Santa Monica en Californie. Dans de très brèves notes en fin de tome, ils expliquent qu’il existe très peu de références bibliographiques sur cette musicienne, qu’ils ont dû remplir ce vide grâce à leur imagination, en utilisant parfois des personnages de fiction. Pour les faits, ils se sont basés sur des interviews, notamment celle réalisées par Grover Lewis pour le magazine Rolling Stone d’avril 1972, l’interview de Rosalind Russel publiée en 1972, et deux articles de 2004 et 2006.
Le lecteur peut être attiré par la composition psychédélique avec un choix de couleurs très judicieux, par l’idée de découvrir une musicienne oubliée par l’histoire de la musique populaire, ou encore curieux de lire une autre bande dessinateur du scénariste de la série Blacksad, avec le dessinateur Juanjo Guarnido. En lisant la première scène, il se trouve rassuré (ou peut-être désappointé) par des couleurs plus classiques, une palette dans un registre plus naturaliste. Les dessins s’inscrivent également dans ce registre, avec une approche descriptive. L’artiste a choisi un rendu assez vivant, par le biais de traits de contour de type coups de pinceau appliqués sans retouche, allant de très épais à très fins. Par endroit, les couleurs viennent compléter les informations visuelles proches de la couleur directe. En fonction des éléments de décor, le dessinateur adapte le degré de finition, de très grossier pour la forme de feuilles de plantes d’appartement, à très précis pour la carrosserie d’un modèle de voiture ou la tubulure métallique des chaises du bureau de la docteur Carrara dans l’établissement E retro, Reform School for Girls.
Le lecteur apprécie rapidement la cohérence des dessins, à commencer par l’ambiance lumineuse bien rendue par les couleurs. Il ressent comment le dosage entre descriptif et simplification rend les personnages plus vivants, plus proches de lui, tout en restant dans un registre réaliste : le visage fermé et peiné de la mère traitée d’alcoolique par sa fille, le visage repu de satisfaction du directeur du centre de réhabilitation alors que Judee chante littéralement ses louanges, l’air discrètement gêné de David Griffin quand on lui parle de Judee, la gentillesse inattendue d’un groupe de trois femmes âgées (Nathy, Nun et Nona) dans la cour de la prison pour femmes de Frontera, l’air compassé des dévots de Krishna, etc. Le dessinateur sait montrer les gens dans toute leur diversité, leurs milieux culturels, leur niveau économique dans la société. Il impressionne également par le naturel avec lequel il rend compte des différents environnements : un appartement désordonné, les façades d’une rue de Los Angeles, le cabinet d’un psychologue, le dortoir d’une maison de redressement, le salon luxueux d’un producteur de disques riche à millions, l’atmosphère très particulière de la communauté hippie de Laurel Canyon (nexus de la contreculture dans les années 1960/70)… et bien sûr le désert.
La couverture promet une expérience psychédélique, ou en tout cas d’évoquer cette dimension de la vie de la musicienne. Cette caractéristique apparaît discrètement dans un phylactère en page neuf, puis dans un autre de la page dix, un autre de la page suivante… et le lecteur comprend qu’il s’agit des paroles de Judee Sill, seul personnage à s’exprimer en rose. En page dix-sept et dix-huit apparaissent des salamandres multicolores en arrière-plan du buste des personnages, alors que la chanteuse est interviewée par le journaliste de Rolling Stone. Puis un motif psychédélique surgit à l’écoute d’un des disques de Sill avec le titre du morceau camouflé dans les volutes, toute comme The Kiss dans l’illustration de couverture. Le lecteur accompagnera la musicienne en plein trip à deux reprises, une fois pendant deux pages et demie dans le désert, une seconde fois pendant quatre pages dans les rues de Los Angeles. L’artiste s’amuse bien avec les couleurs et l’altération des perceptions, entre délires et déformations d’expériences passées. Par comparaison, les dévots de Krishna semblent normaux, raisonnables, et doués de leur pleine et entière raison.
En fonction de son humeur, le lecteur est plus ou moins sensible à la recomposition du déroulement chronologique, aux rapprochements que cela crée, ou au fouillis évoquant le bazar dans la tête de Judee Sill. Dans les deux cas, ce dispositif narratif évoque le processus créatif de la compositrice qui rapproche des sensations et des souvenirs dont l’évidence de la connexion s’effectue dans son esprit. Les auteurs ne cachent rien des vicissitudes de l’artiste, sans se montrer voyeuriste, par exemple ses moments de prostitution sont évoqués sans être montrés. Ils mettent en scène les personnes qu’elle a côtoyées comme Grover Lewis (1934-1995, journaliste pour Rolling Stone), Jim Pons (1943-, bassiste de The Turtles), ou encore Gordon Lightfoot (1938-2023). Le lecteur comprend que Dave Griffin est un nom fictif pour David Geffen (1943-, responsable de la maison de disques Asylum et millionnaire en devenir), bénéficiant certainement d’un autre nom dans cette bande dessinée, pour éviter des plaintes contre les auteurs. Vers la fin de l’ouvrage, un patron de bar qui supporte la clientèle de la chanteuse, explique à un jeune homme qu’il n’appellerait pas ça manquer de chance, mais plutôt avoir un talent pour la gâcher. Il continue : Elle avait une carrière les plus prometteuses de toute la côte ouest, et elle a foiré avec son producteur, son agent, ses collègues. Pour autant, le lecteur éprouve de la sympathie pour elle, ayant été en empathie quand elle s’est sentie manipulée par le monde professionnel de la musique, par sa dépendance à la drogue. Il n’est pas loin d’acquiescer à la dernière phrase du récit : Les caprices du destin en ont décidé ainsi. Dans le même temps, il se rappelle que les témoignages sur la carrière de cette artiste sont très peu nombreux, et que les auteurs ont inventé une bonne partie de ce qu’il vient de lire. Qui plus est, personne ne peut se vanter de savoir ce que pensait ou ce qu’éprouvait tel ou tel individu à telle époque et dans telle situation.
À partir des rares éléments biographiques existants, les auteurs rendent hommage à cette chanteuse et compositrice américaine peu connue. Ils le font avec un art consommé de la bande dessinée, une capacité à retranscrire une époque et sa culture, et à partir dans des paradis artificiels psychédéliques. D’un côté, le lecteur découvre un exemple d’artiste talentueuse dont la vie se dégrade progressivement jusqu’à un naufrage pitoyable ; d’un autre côté, il s’interroge sur ce qui relève du réel dans cette biographie plausible et pour partie inventée. Troublant.





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